Hell, quand la nuit incendiaire des Chapman se poursuit sur Terre

Autrice: Mirelle Michel

Hell (L’Enfer) fit partie d’un corpus d’œuvres sulfureuses intitulées Apocalypse pour l’exposition Sensation à la Royal Academy en 2000. Aussitôt acheté par Saatchi pour £500 000, l’Enfer porta ses créateurs au pinacle.

Quatre ans plus tard, il flamba pour la dernière fois dans l’incendie de l’entrepôt Momart-art qui foudroya le Lit défait de Tracey Emin et de nombreuses pièces des Young British Artists. Une fin cuisante dont l’ironie n’aurait su mieux servir la logique imperturbable des deux frères, selon laquelle l’œuvre d’art existe pour être consommée et oubliée, fin qu’eux-mêmes revendiquèrent alors en s’esclaffant : « Après tout, ce n’est que de l’art »… Retour sur une nuit qui se poursuit sur terre…

Avec Hell, ou plus exactement Fucking Hell, (feu l’appellation non contrôlée aussi largement connotée que Putain d’Enfer !), les Chapman offrent leur version d’un enfer sur terre qu’il serait cependant hâtif de réduire à une représentation de l’Holocauste. En effet, si la mise en scène gore et abjecte de leurs 30000 petits soldats de plomb nazi s’entre-tuant s’y réfère historiquement, c’est à des fins purement formelles, pour ancrer dans une réalité sinistrement familière leur réflexion plus large sur l’absurdité totale de la guerre. Pour nous interpeller aussi à être actifs : Fucking Hell !, c’est l’exclamation d’horreur à l’égard de l’apathie humaine, qui en tolérant ou en commettant de telles horreurs, accepte de se laisser dévorer par son propre chaos interne. Fucking Hell ! C’est encore l’exhortation à faire la peau - et la guerre, en effet - à une telle apathie.

Mais point de perspective humaniste et rédemptrice dans tout cela ; faut-il rappeler combien les Chapman l’abhorrent mais savent la parodier pour parvenir à leurs fins subversives? Si on en doutait encore, qu’on observe la délectation et le soin méticuleux avec lesquels ils ont infligé et mis en scène les tortures les plus démentielles à leurs minuscules soldats de plomb. « Mais enfin, puisqu’il s’agit de soldats nazis », font-ils peut être dire à l’humanisme le plus élémentaire, et le tour est joué pour que les deux frères se donnent toute licence…et puis, s’il ne s’agit ‘que’ de représentation…

Si les décors des saynètes reprennent dans le détail tous les possibles scenarii des films de guerre (la plage de débarquement, l’usine chimique, la mine ; le pont branlant ; la fosse de cadavres et tout l’attirail de l’armement), les horreurs s’y déroulant n’y ont jamais péché avec autant d’excès de réalisme et d’ingéniosité dans la représentation de l’irreprésentable. Non pas de la mort mais de l’horreur humaine conduisant à la mort. Au centre de ce paysage de maquettiste d’environ 4m2, un volcan entre en éruption mais au lieu de magma, le volcan vomit des soldats nazis. Plus ils s’éloignent du volcan, plus les corps se mutilent, plus les soldats se livrent entre eux aux pires atrocités. Comme par ricochets, le cercle des violences s’élargit et gagne, tel une gangrène, l’amas de membres épars, de corps défigurés, de squelettes animés retournant au magma du chaos. Violence dégénérée, dégénérant, dont l’énergie vitale négative est exploitée à fond pour que la violence engendrant la violence soit la garantie de son autodestruction. La représentation des parties l’emporte ainsi sur celle d’un tout qui a cessé d’être cohérent.

Enfin, (Fucking) Hell refuse de céder à la simple dualité des oppositions, paradis versus enfer, à notre besoin de croire en un jour éternellement blanc opposé à une nuit infiniment noire après la mort. Hell propose plutôt de résoudre ces oppositions en fuyant l’apathie infernale du paradis par les portes de l’enfer. Car pour l’existence d’un purgatoire, la référence à Dante et à Botticelli, ou même à Bosch, s’arrête là,  tandis que les deux frères vouent une passion totale à Goya qui refusait d’envisager la moindre possibilité de rédemption dans ses tableaux d’humains.

Ainsi, comme s’ils n’avaient eu de cesse d’alimenter les forges de l’enfer et de jouer au dieu boiteux, les Chapman ont conçu Hell en même temps qu’ils travaillaient à leur refiguration des Désastres de la Guerre de Goya, ayant eux-mêmes donné lieu à la fabrication d’autres miniatures. Est-ce dans le même souci de logique formelle infiniment déclinée que les Chapman parlent de reconstruire Hell ? Y mettront-ils eux-mêmes le feu ?

Welcome to Hell ! Bienvenue sur terre ! Dans la fournaise du quotidien. De jour comme de nuit. Car tant qu’il y aura des hommes – et les Chapman - l’enfer continuera d’y brûler et les deux frères de vouloir éclairer la nuit de ses hommes. Bien, et maintenant, comment rendre celle-ci plus vivable ?

FΩRMIdea Paris, le 9 octobre 2015.

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