YARSANS, LES ANGES DE LA RÉALITÉ

 

Auteur : Fred Daudon

Fondateur du site FAITH the Project

Mehrdad nous attend devant les bas-reliefs et les grottes sculptées du Taq-e Bostan. Les scènes de chasses succèdent aux couronnements de rois sassanides par Ahura Mazda, équivalent de Dieu pour les Zoroastriens. « La légende raconte que toucher cette montagne et boire son eau vous rend plus fort, nous dit Mehrdad. » A la vue de l’eau croupissante dans le bassin, nous préférons préserver notre vitalité.

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Le stade du miroir

« Kermanshah est la plus grande ville du Kurdistan, nous informe Meysam, l’ami de Mehrdad, mais également une des plus pauvres d’Iran. Pendant la guerre Iran-Irak, nos parents et nos frères étaient en première ligne. Depuis la fin du conflit, le pouvoir n’a reconstruit aucune industrie dans cette région, continue-t-il, tous les postes de fonctionnaires sont trustés par des persans ou autres personnes qui ne viennent pas d’ici. » Résultat : un chômage de masse qui concerne principalement la population d’origine kurde. Meysam enseigne à l’université et est spécialiste de Lacan. « Le niveau est très faible mais depuis mes ennuis avec le régime, beaucoup de portes se sont fermées. J’espère pouvoir venir à Paris étudier et finir une thèse là-bas, nous confie-t-il. » Il ne fait pas bon d’être politisé, laïque et athée en Iran. Meysam en a payé le prix fort, en étant emprisonné puis banni des facultés pendant plusieurs années. « Avec ma famille et mes amis, je suis un peu comme Ted, dans How I met your mother, celui qui a le plus d’idée et de génie, taciturne, sentimental et incompris, avance-t-il. Mes parents sont très fiers de leurs enfants. » Sa sœur est médecin à Téhéran et comme chaque année, elle revient à l’occasion du Norouz, le nouvel An perse, dans son village natal. Son village constitue l’épicentre de la foi des Yarsans. Mehrdad nous propose de rencontrer des membres de sa communauté.

Nous passons dans les rues de Kermanshah remplies à l’occasion du Norouz. Impossible de ne pas se remémorer la scène des bains de la Grande Vadrouille quand on passe entre les quidams. Ici la « big moustache » est portée comme un trophée, signe de l’appartenance au peuple kurde. De filament le cheveu est devenu racine et c’est ici, aux confins des montagnes du Zagros, que les ancêtres des kurdes s’implantèrent il y a plusieurs milliers d’années. Soucieux de préserver leur identité face aux multiples envahisseurs, ils créèrent un système clanique, régi par des traditions et des religions qui les empêchaient de marier toute personne extérieure à ce clan. Frontière naturelle entre les mondes chrétien et musulman, les kurdes se sont adaptés. Certains se sont convertis, d’autres ont embrassé des cultes syncrétiques, comme les Alévis, les Yézidis et les Yarsans. Leur moustache pourrait sembler bien identique à celui qui ne prendrait pas le soin de s’intéresser aux différentes formes de pilosité. Si les Yézidis et les Alévis ont été mis sur le devant de la scène à la suite d’évènements tragiques qui secouent la région depuis plus de trente ans, les Yarsans sont encore aujourd’hui largement méconnus en Occident.

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La perle

Nous arrivons dans une rue déserte, des maisonnettes de plain-pied bordent chaque côté de la chaussée. Une douce musique nous parvient d’une porte entrouverte. « C’est là, nous dit Mehrdad en pointant du doigt la lutherie. » A l’intérieur, Armin et Pouria, respectivement apprenti et maître luthier, nous accueillent. La pièce est assez exiguë. Sur deux murs, les tanbur et les cithares sont parfaitement alignés, un instrument en attente de finition s’étale façon puzzle sur l’établi. Les quatre hommes commencent à plaisanter entre eux. « L’avantage d’avoir notre dialecte, le gourani, c’est que personne ne nous comprend, même la majorité des kurdes, qui eux parlent kurmandji ou sorani, nous explique Meysam. D’un village à l’autre, séparé parfois de quelques kilomètres, on va parler des dialectes différentes, comme le badinani, le lori, ou le hawrami. »

Avant de jouer quelques airs traditionnels, Pouria nous explique sa religion. L’histoire pourrait commencer comme le roman éponyme de John Steinbeck. La Terre était alors bleue, complètement recouverte d’eau. Dans les profondeurs abyssales, se tenait une perle dans laquelle dormait l’Essence divine, Ya. Elle fit d’abord apparaître sept corps, les haftan, les fidèles compagnons qui la pressèrent de sortir de la perle pour exercer son caractère divin. En brûlant la perle, le monde fut créé, les continents avec la matière, le ciel et les nuages avec la fumée. Puis les haftan demandèrent à Khavandagar, le Seigneur Dieu, de donner la vie à l’Homme. Une motte d’argile jaune servit à le sculpter. A défaut de pouvoir insuffler l’âme dans ce colosse aux pieds d’argile, Khavandagar s’en remit aux haftan qui entrèrent dans le cœur de l’homme en jouant de la musique. En l’écoutant, l’âme fut éprise et pénétra dans le corps d’argile où elle demeura emprisonnée. « C’est pourquoi la musique est sacrée dans notre religion, nous confirme Pouria. La musique est universelle, elle est le symbole du progrès humain, de son âme et de création. » Les chercheurs ont commencé à s’intéresser au culte Yarsan au XXème siècle, soit plus de dix siècles après sa naissance supposée. En effet, le yarsanisme serait un syncrétisme opéré entre anciennes religions indo-iraniennes, culte de Mithra notamment, mazdéisme, auxquelles sont venus se greffer des éléments juifs, chrétiens et musulmans au fur et à mesure des occupations successives de la région. « Depuis le début, nous, Yarsans, comme nos frères Yézidis, Alévis, nous sommes kurdes. Nous sommes en faveur d’un Kurdistan autonome, proclame Pouria, c’est la seule façon de protéger nos langues et nos traditions. » Une des rares photos posée sur une étagère est un portrait. « C’est notre pir, nous dit Pouria, le chef spirituel et politique de la communauté. Il y a quatre rôles dans la société yarsane : le pir, le kaki qui est son second, le khalifat, gestionnaire, logisticien et l’avam, le serviteur. » Ce système de caste est de moins en moins visible et a subi des allègements avec le temps. « Un mariage entre membres de castes différentes est maintenant autorisé, nous confie Pouria. Il y a une ou deux générations, on l’aurait jamais évoqué. » Les mariages inter-religieux sont également acceptés.

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1001 « bonne pâte »

« Notre religion est pacifiste, continue Pouria, l’humain est au centre de tout, Dieu est dans chaque être, et celui-ci doit respecter les quatre éléments qui lui ont été donné : l’air, l’eau, le feu et la terre. Si tu respectes ton environnement et tes semblables, tu auras une belle vie. Nous sommes assez proches des pensées hindouistes, shintoïstes et zoroastriennes. » La pureté, la droiture, la modestie, l’assistance à autrui et la maîtrise de la musique et du chant sont autant de valeurs prônées dans le grand diwan Kalâm-e Saranjâm, écrit par Soltan Sahak au XVème siècle de notre ère. « Soltan Sahak est pour nous la quatrième incarnation de Dieu, explique Pouria. C’est la figure la plus importante de notre religion car c’est lui qui structura dans ce recueil, le dogme et nos traditions pré-islamiques. » Son mausolée est un lieu majeur de festivités et de pèlerinage dans le village de Sheikhan, situé près de la frontière avec l’Irak. « Pour nous, il n’y a pas de frontière, nous avons de la famille de chaque côté et l’Irak est un pays créé artificiellement, complète Meysam. Nous nous y rendons plusieurs fois par an. » Les Yarsans seraient deux millions dans le monde, dont la plupart en Iran et en Irak.

En fait, les Yarsans seraient plus nombreux qu’on ne le pense. « On croit en une réincarnation des âmes. Chaque âme peut se réincarner mille fois, précise Pouria, sur une période de 50 000 ans. La mille-et-unième est celle du jugement dernier. Une réincarnation peut aussi bien arriver pendant sa vie qu’à sa mort. »

Les Yarsans utilisent le grand diwan pour prédire le futur et essaient notamment de savoir quand aura lieu la prochaine théophanie. Jusqu’à présent, il y en a eu quatre : Dieu, Ali, Shakhoosin et Soltan Sahak. Cela rejoint les croyances des alévis, pour lesquels certaines périodes de l’histoire voient concomitamment plusieurs réincarnations d’êtres exceptionnels.

Tanbur et kalam

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« Assez discuté ! lance Pouria en agrippant le manche d’un tanbur. » Le tanbur appartient à la famille des luths et consacré depuis Soltan Sahak, instrument des Yarsans. Il est utilisé pendant les rituels et les cérémonies, les jam qui ont lieu tous les jeudi. Après avoir purifié leur corps, les fidèles initiés se mettent en cercle en fonction de leur rang social autour du pir. « Pour nous unifier, la musique est essentielle car c’est elle qui permit à Dieu d’insuffler son âme dans l’être humain, dit Pouria, en parcourant de ses doigts les trois cordes du tanbur à la façon d’un éventail qu’on ouvre et que l’on ferme. » Il se tait, rapproche son oreille de la caisse de résonance comme pour entendre un cœur battre. Le rythme commence à s’accélérer. Puis il s’arrête. Débute alors un kalam, un chant sacré, la voix devient nostalgique. « La musique et les chants sont également issus du Shâh Nâmeh de Ferdowsî, me glisse à l’oreille Meysam. » Les rituels consistent également à prier Soltan Sahak et ne comportent aucune iconographie. « Contrairement aux Yézidis, pour nous le paon est le diable, un symbole de mauvaise fortune, me dit Mehrdad à la fin du kalam. Certaines personnes pensent que nous sommes des adorateurs du diable mais c’est complètement faux. »

Attirés par la musique et les chants comme Ulysse et ses compagnons par les sirènes, les luthiers voisins et des amis s’entassent dans le magasin de Pouria. L’ambiance devient bon enfant, Meysam découvre un klaxon. Il n’hésite pas à l’utiliser pendant les quelques accords joués par Mehrdad, jambes croisés façon James Bond dans un costume sur mesure. Meysam profite de ma caméra pour enregistrer une chanson pour sa dulcinée. Puis un des nouveaux arrivés s’arment de deux tombaks, tambours en gobelet originaires d’Iran, et commence un duo endiablé avec Armin au tanbur. Meysam et Mehrdad enchainent quelques pas de danse traditionnelle. « Les voix et les instruments nous remplissent le cœur et égaient nos âmes, songe Pouria. » Après quelques kalams, Pouria nous invite chez lui pour déjeuner. Esprit rebelle, professionnalisme, pilosité marquée, il est logique que les luthiers yarsans aient acquis une réputation nationale voire internationale pour leur artisanat.

Les anges dans la réalité du Kurdistan

Le repas nous permet de découvrir un peu plus l’intimité des Yarsans. La mère de Pouria, ses deux enfants et sa femme nous reçoivent comme des invités de marque. De la cuisine se dégagent de délicats fumets. Pouria nous glisse une bouteille de « Pinvert, Rouge, Vin de Pays d’Oc, Récolte 2012 ». « Je sais que c’est interdit en Iran mais on en produit nous-même, comme peut-être 80% des Iraniens, nous confie-t-il. Le Shiraz est un cépage iranien, rappelle-t-il, il faut lui faire honneur. Le vin est inscrit dans nos traditions, nous en buvons depuis des centaines d’années, on ne va pas le renier, c’est un cadeau divin. » Après dégustation, nous sommes assez surpris de son goût soyeux quand bien même produit de façon artisanale. Contrairement à la majorité des familles iraniennes où les femmes doivent cuisiner et servir les hommes, Pouria file aider sa femme et ses enfants aux fourneaux. Les plats colorés s’étalent sur l’énorme tapis. Après une prière, nous commençons nos affaires. Les discussions s’orientent assez rapidement sur ce qui se passe de l’autre côté de la frontière. « Nous ne sommes pas trop inquiets pour nos familles, heureusement nos femmes nous protègent, adresse Meysam dans un clin d’œil. » Il fait ensuite tourner son téléphone portable sur lequel les photos de femmes Peshmerga passent en boucle. « Nous sommes très fiers de leur courage et de ce qu’elles infligent à Daech, poursuit-il. » C’est peut-être le seul point de positivisme car la situation des Yarsans, une fois sortie du milieu kurde, est difficile. « Nous n’avons aucun problème avec les kurdes de quelque confession qu’ils soient, ils nous respectent énormément, confirme Armin. »

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Le problème ne date pas d’hier. En 2006, un rapport de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe pointait déjà du doigt la persécution subie par les Yarsans en Iran en la qualifiant de « menace pour leur survie ». « En janvier dernier, des groupes affiliés au gouvernement ont attaqué notre jamkhana, notre lieu de culte à Islamabad, dans le Khouzistan, nous indique Mehrdad qui ne décolère pas. » Les agences de médias locales parlent de groupes d’extrémistes chiites qui chantaient des slogans hostiles aux Yarsans, utilisant des pierres et des morceaux de bois pour détruire le bâtiment. Des citoyens voulant défendre le lieu ont été pris à partie, sous l’œil indifférent de la police. Ont été reportés aussi des cas d’immolation par le feu de Yarsans protestant contre la discrimination qu’ils subissent. Les Yarsans sont sous un feu nourri, ennemi intérieur des chiites et sunnites iraniens extrémistes qui les considèrent comme des mécréants, ennemi extérieur de l’Etat Islamique qui a promis de les poursuivre et les tuer. Ambiance. « Le pire, malgré l’absence d’une reconnaissance officielle de notre religion et les dénis et discriminations quotidiennes, nous sommes dans l’obligation de servir ce potentat, siffle Meysam. » Le service militaire ne connaît pas d’exemptions pour ceux qui sont mis de côté par ailleurs.

Combien de temps les Yarsans pourront encore résister à ces pressions ? Leur isolement géographique a maintenant disparu et les jeunes partent chercher du travail là où il y en a, c’est-à-dire ailleurs. Les fidèles diminuent à une vitesse folle.Malgré tout, comme pour nous rappeler que les traditions sont toujours vivaces, Pouria nous offre une dernière danse. Il flotte une douce harmonie dans cette famille, dans ce peuple ; leurs anges les protègent encore.

FΩRMIdea Paris, le 29 octobre 2016Crédit Photos : Fed Daudon

Fred Daudon est un photographe français qui travaille comme photo-journaliste indépendant depuis Novembre 2015. Il a initié le projet FAITH il y a un an.Il est titulaire d’une licence de droit privé et d’un master en finance.

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