l’histoire des Bomonti

 

LA COLONISATION SUISSE : L'HISTOIRE DES BOMONTI DANS L'EMPIRE OTTOMAN ET DANS LA RÉPUBLIQUE TURQUE

Auteur : Rinaldo Bomonti

Le XIXe fut assurément le siècle des grandes migrations européennes. Des millions de personnes ont traversé les océans ou de vastes territoires pour aller coloniser des contrées très éloignées de leur lieu d’origine. De manières différentes, toutes les nations ont été concernées, des plus grandes au plus petites. Certains migrants partaient dans des terres que leur pays s’était appropriées ailleurs, d’autres s’en allaient dans des colonies fondées par des nations différentes et où ils avaient espoir d’y faire fortune. Partir de son pays était pour un Européen du XIXe siècle, un des moyens les plus sûrs d’échapper à la misère, mais des centaines de milliers de migrants périrent de maladies, de massacres en tout genre ou dans le naufrage de leur bateau. La colonisation européenne s’est faite aussi dans la douleur, sans parler de celle des colonisés.

Un petit pays du centre de l’Europe avait été également pris dans la tourmente de la colonisation. N’ayant pas d’accès direct à la mer et géographiquement cloisonné dans les montagnes, la Suisse n’avait pas pu rêver de vastes territoires coloniaux à l’autre bout de la terre. Le gouvernement avait bien songé à racheter à la France un morceau de Louisiane, mais finalement la vente s’était faite au profit des Etats-Unis. Ainsi, durant tout le XIXe siècle, les Suisses émigrèrent pour échapper à la pauvreté, vers des terres qui ne leur appartenaient pas. La plupart partait de façon individuelle, mais parfois de vraies petites colonies helvétiques étaient créées dans le cadre d’une colonie plus vaste d’une autre nation. Ainsi, des villes et des villages suisses furent fondés sur tous les continents. La Nouvelle-Fribourg au Brésil, Helvetiapolis en Ukraine ou Guerneville en Californie, sont des exemples bien connus.

De nombreux Suisses suivirent l’exemple des Allemands et des Autrichiens s’en allant coloniser des territoires russes dépeuplés, notamment en Nouvelle-Russie (Ukraine actuelle), dans le Caucase et dans le bassin de la Volga. En Bessarabie, sur la Volga et dans la région de la mer d’Azov, les villages allemands formaient de véritables zones compactes germanophones auxquelles se greffaient des « shtetl », des bourgs juifs ashkénazes, également de langue allemande. Dans bien des cas, les Allemands, les Alsaciens et les Suisses de ces régions étaient issus de communautés religieuses marginales, comme des anabaptistes ou des unitaristes. Dans le sud-est de l’Europe, les colonies de peuplement germanique étaient essentiellement rurales, cependant il existait également des communautés urbaines à Kiev, à Lemberg, à Odessa, à Bucarest, à Brousse et à Constantinople. L’empire ottoman était moins attrayant pour les communautés rurales. Par contre, il offrait de larges perspectives pour le commerce. En un demi-siècle (1845-1895), le mouvement migratoire du nord de l’Europe vers les provinces ottomanes fut d’environ 100.000 personnes. Les nouveaux arrivants se lançaient souvent dans le négoce ou étaient employés par des entreprises du nord de l’Europe qui exploitaient les ressources ottomanes. Les missionnaires catholiques et protestants furent également nombreux. Le principe qui consistait à construire de nouveaux villages pour les migrants du Nord, qui prévalait dans l’Empire russe, n’avait pas cours dans l’Empire ottoman. Il y eut quelques exceptions de bourgs allemands dans les provinces danubiennes et dans la région d’Izmir, mais les migrants restaient pour leur large majorité, des citadins.

La colonie suisse de Constantinople était de petite taille à comparer avec les colonies italienne, française ou anglaise. Elle arrivait à peine à un millier de personnes, essentiellement occupées dans le commerce traditionnel suisse (horlogerie, fromagerie, chocolaterie, brasserie), et dans l’administration.

Christian August Bomonti avait tout juste 30 ans quand il partit de Berne pour s’engager comme mécanicien dans une entreprise maritime allemande à Constantinople. Il rencontra au club « La Teutonia » dans le quartier de Galata, Fanny Meier, une allemande de Rastatt établie dans la capitale depuis quelques années. Ils se marièrent l’année suivante, au mois de juillet 1856. La même année, le couple alla s’installer à Laganas, dans les îles Ioniennes, alors colonie britannique. C’est là que vint au monde leur premier enfant, Franz Karl, mais le couple s’en retourna l’année suivante à Constantinople où naquirent leurs quatre autres enfants. Seuls Franz Karl (1857) et August Walter (1860) survécurent.

En 1872, Christan August Bomonti décida de monter une brasserie artisanale dans une région ottomane où la consommation de bière était importante et la concurrence moindre. Philippopoli (Filibe, Plovdiv) était une ville cosmopolite de Roumélie orientale et avait une population composée de 45% de Bulgares, 20% de Grecs, 20% de Turcs, de 10% de Juifs séfarades et 5% de Latins et d’Arméniens. Le potentiel de consommateurs de boissons alcoolisées était donc important.

La bière est une boisson dont les origines remontent à la nuit des temps, bien avant l’apparition du christianisme. Depuis le début du XIXe siècle, elle était consommée dans l’Empire ottoman autant que dans le reste de l’Europe, les interdictions pour les musulmans ayant été levées en 1839. Cependant ce sont des chrétiens qui la fabriquaient de manière artisanale, et qui la débitaient. Dans les années 1840, les brasseries se multiplièrent de telle façon qu’il fallut légiférer en 1847.

Parallèlement et contrairement au nord de l’Europe, la manière la plus ancienne de confectionner la bière était restée vivante dans tout l’Empire ottoman et bien au-delà (Caucase russe, Perse, Asie centrale, Afrique du Nord-est). Son nom varie localement, mais encore de nos jours de Sarajevo à Tachkent en passant par Athènes ou Jérusalem, on trouve en hiver exclusivement, le « boza ».

Ce « boza » est une boisson traditionnelle de la famille des bières épaisses acidulées, à base généralement de millet ou de blé ou de nos jours, de riz ou de maïs. La fermentation atteint entre 0,8 et 1%.

Plus qu’une bière, le boza est assimilé à un aliment fermenté liquide à la limite de la galette solide et de la boisson alcoolisée, qui s’est maintenu surtout dans les villages d’une aire géographique qui est de culture musulmane pour les deux tiers.

Ces bières acidulées sont si faiblement alcoolisées qu'elles ont au fil des siècles échappé au contrôle des religieux, tandis que les bières plus alcoolisées étaient brassées par des populations non musulmanes.

Si la bière (liquide et alcoolisée) était une boisson très consommée dans l’Empire ottoman au milieu du XIXe siècle, il s’agissait exclusivement de productions locales brassées artisanalement. La société multiculturelle de l’Empire ottoman favorisait la consommation de boissons alcoolisées, même dans les régions à forte majorité musulmane, comme dans la péninsule arabique, en Egypte ou au Soudan. Toutefois les brasseries des années 1850-1860, ne se trouvaient que dans les villes, particulièrement dans la capitale, mais aussi à Izmir, Salonique, Alexandrie, Bucarest, Erzurum, Trébizonde ou Sofia. Les tavernes où le vin était débité, étaient beaucoup plus nombreuses et fréquentes également dans les bourgs, voire les campagnes.

Au XIXe siècle, l’évolution du comportement des masses a vu une explosion de la consommation des boissons alcoolisées. De nouvelles technologies ont permis le développement d’une production industrielle permettant à la population d’absorber d’énormes volumes de bière. Les premières brasseries de ce nouveau type ont vu le jour dans le nord de l’Europe, principalement dans les villes anglaises, puis à Amsterdam, Copenhague, Prague, Vienne, Budapest, Liège, Strasbourg, etc.

Pour satisfaire la demande et grâce à de nouvelles techniques et au thermomètre, le brassage n’était plus saisonnier, mais annuel.

L’entreprise de Christian August Bomonti connue un succès rapide et vers 1880, il décida de monter une autre brasserie artisanale à Istanbul (Constantinople) en y associant ses fils. Walter s’occuperait de la brasserie de Constantinople tandis que Carl (forme francisée de Karl utilisée à cette époque), restait à Philippopoli.
Malgré la réussite de son entreprise, Christian August Bomonti, encouragé par ses fils, eut l’idée de créer une brasserie industrielle avec des techniques modernes de brassage, tel qu’il en existait déjà plusieurs dans le nord de l’Europe. C’était le seul moyen d’augmenter la production et de répondre à la demande des consommateurs ottomans. La situation politique en Roumélie faisait également pression sur les décisions des Bomonti. En 1878, la principauté de Bulgarie avait eu son autonomie tout en restant dépendante de l’Empire ottoman. Forte du soutien des puissances étrangères, notamment de la Russie, la principauté avait des calculs expansionnistes sur les provinces voisines. En 1885, elle annexa la Roumélie orientale et sa capitale Philippopoli.

Au regard du manque de stabilité politique en Roumélie, additionné d’un besoin de moderniser leur entreprise, les Bomonti décidèrent d’acheter en 1888, un vaste terrain aux abords de la capitale ottomane. C’était également l’occasion de centraliser leurs activités tout en augmentant la production. La première brasserie industrielle de l’Empire ottoman vit donc le jour en 1890. Bien que surpassant en superficie tout ce qui avait été vu comme brasseries dans le pays, la « fabrique » de bière Bomonti n’atteignait pas les dimensions de celles qui existaient alors dans le nord de l’Europe. Elle se trouvait en périphérie de la ville, pratiquement à la campagne, dans une zone où il n’existait que quelques établissements catholiques et le cimetière protestant de Feriköy.

Véritable usine à bière, les installations permettaient une fermentation tout au long de l’année, en quantité limitée d’abord, mais dès 1894 la production passa à cinq millions de litres, puis à sept millions et en 1910, à onze millions.

Carl Bomonti [1] s’occupait toujours de la brasserie traditionnelle de Philippopoli. En avril 1894, il épousa Margaretha Louise Braun de Bâle, tandis que sa mère Fanny mourut quelques mois plus tard, le 1er janvier 1895. En mai, c’est Margaretha qui décédait en couche à l’âge de 24 ans. Le bébé ne survécut pas.

Les Bomonti avaient réussi à supplanter les marques étrangères dans la vente de bière dès 1890 et, à partir de 1894 ils devinrent les plus grands distributeurs de l’Empire ottoman. Cependant, les débits de bière existants à cette époque, (également appelés brasseries), n’étaient pas suffisants pour écouler leur production industrielle. En deux ans, ils créèrent un vaste réseau de points de vente, par simple comptoirs ou en aménageant des « jardins de bière Bomonti » dans tout le pays. Ils se firent un peu dépasser par leur succès et la brasserie construite dix ans auparavant, ne suffisait plus à répondre à la demande. Pour ne pas laisser le marché à la concurrence, il fallut décider en 1900, de construire une nouvelle « usine à bière » sur leurs terres disponibles autour l’entreprise.

La Société Anonyme Brasserie Bomonti ouvrit ses portes en 1902. Les nouveaux locaux étaient les plus vastes et les mieux équipés de tout le pays ce qui allait permettre une augmentation considérable de la production.

«Jardin de bière Bomonti »

Si sur le plan des affaires, la famille avait véritablement réussi, il n’en était pas de même dans la vie privée des Bomonti. Carl, qui avait perdu son épouse six ans plus tôt, s’était remarié en 1901 avec Marie Anna Ernesta Widmann. En 1902, l’année de l’ouverture de la nouvelle brasserie, le père Christian August Bomonti, décéda à l’âge de 76 ans. Puis, la nouvelle épouse de Carl décéda en couche, mais le bébé, Werner August Josef, survécut. Carl ne supporta ces nouvelles épreuves et décida de quitter ce monde quelques mois plus tard, à l’âge de 46 ans. Il fut enterré au cimetière protestant de Feriköy, à deux pas de la brasserie.

Le bébé fut confié à son frère Walter. Celui-ci avait épousé en 1894 Mathilde Jost, une Bernoise originaire de Berthoud. Le mariage avait eu lieu en grandes pompes à Interlaken, en Suisse. Leur premier fils Kurt, naquit une année plus tard à Istanbul, puis vint Nelly Magdalena en 1903.

Brasserie a Andrinople (Edirne)

Walter Bomonti se retrouvait désormais seul à la tête de cet empire de la bière. Avisé dans les affaires, il su faire face aux nouvelles difficultés qui s’annonçaient. Avec la nouvelle brasserie, il fallait assurer l’écoulement de la production, alors que la concurrence se faisait de plus en plus sentir.
Le brasseur allemand Karl Haufner installé à Antalya, la compagnie « Bière & Champagne Olympus » à Salonique, la  « Brasserie Prokopp de Smyrne » et surtout, la brasserie « Plantes nectarifères » créée en 1909 dans le Haut-Bosphore à Büyükdere (siège social à Londres), étaient les concurrents les plus sérieux.

Plutôt que de baisser le prix de la bière, Walter Bomonti s’entendit avec la brasserie des « Plantes nectarifères » pour fusionner, et les deux entreprises devinrent en 1912 la « Société des Boissons Bomonti-Nectar ». Bomonti restait toujours actionnaire majoritaire, tandis que la fusion avait augmenté considérablement le capital, ce qui permettait d’étendre les activités à d’autres secteurs. Une première distillerie fut ouverte à Izmir pour la fabrication du rakı (anisette turque). Bomonti procéda à peu près de la même façon avec la brasserie « Pyramide » à Alexandrie, pour créer la société « Bomonti-Pyramide ».

Les guerres des Balkans (1912-1913), puis la Première Guerre mondiale suivie de l’occupation d’Istanbul par les vainqueurs, avaient largement perturbé les affaires. Walter Bomonti songea à se retirer partiellement des différents conseils d’administration et de s’établir à Berne. En 1910, il avait acquit un vaste terrain sur la rive sud de l’Aar où il avait fait édifier un manoir qui fut achevé en 1918. Il s’y installa avec sa femme Mathilde et ses deux garçons.  

Après la Première Guerre mondiale, les habitudes changèrent dans ce qui restait de l’Empire ottoman, comme dans le reste de l’Europe. La consommation de bière se stabilisa et il eut un retour vers les caves à vin et les tavernes. La brasserie Bomonti continua ses activités, mais la nouvelle République turque instaura un monopole sur le tabac et l’alcool. Ainsi, le Monopole (Tekel), donna la permission d’exploitation jusqu’en 1938, date prévue pour le rachat de l’entreprise. Malgré les promesses, la brasserie fut nationalisée en 1934 et exploitée par le Monopole jusqu'à sa vente en 1966 à la compagnie privée Efes-Pilsen. Celle-ci continua la production qui atteignit un record de 37 millions de litres en 1976. En 1991, la vieille brasserie Bomonti a été fermée définitivement. Efes-Pilsen cessa également la production de bière Bomonti, mais la relança en 2008, répondant ainsi à une forte demande. Efes-Pilsen possède plus de 80% des parts du marché et est le cinquième plus grand brasseur en Europe.

Pour la réhabilitation des vieux bâtiments, un projet d’hôtel de luxe a été élaboré en 2010, mais n’a finalement jamais vu le jour. Aujourd’hui, l’ancienne brasserie Bomonti est partiellement utilisée pour des activités culturelles. Les immeubles sont classés aux monuments historiques mineurs.

A Istanbul, on se souvient de cette famille levantine d’origine suisse, surtout à cause de la bière, mais Bomonti est aussi le nom du quartier où se trouve l’ancienne brasserie et un nom encore couramment utilisé pour des cafés ou des brasseries un peu partout en ville, voire dans le pays.

A Berne par contre, le nom des Bomonti est beaucoup moins connu. D’abord la bière en question n’y existe pas et ensuite, sur les cinq enfants de Christian August et Fanny Bomonti, seul Walter y a vécu de 1918 jusqu'à sa mort en 1924. Toutefois, la villa Bomonti qui se trouve dans le quartier de Brunnadern n’est pas ignorée des Bernois. La famille l’a occupée jusqu’en 1952, puis elle a été louée comme représentation diplomatique successivement à plusieurs Etats. Elle se situe au milieu du quartier des ambassades et est voisine de la représentation turque.

La villa dispose d’une vingtaine de pièces et d’une surface habitable de 520 mètres carrés avec un parc de plus de 3.100 mètres carrés, classé au patrimoine national, le tout, au centre de la ville de Berne. Son estimation était de cinq millions de francs suisses avant la vente au mois de juin 2016 à l’Office du tourisme du canton de Thurgovie.

FΩRMIdea Istanbul, le 22 décembre 2016.

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[1] Carl Bononti : Né Franz Karl Bomonti le 8 juin 1857 à Laganas, Iles Ioniennes britanniques, décédé le 24 juin 1903 à Constantinople, Empire ottoman.

Rinaldo Tomaselli

FΩRMIdea Istanbul 

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