L'art et la question

Série : “Diogène en banlieue” : Heurs et malheurs d’un prof de philo aux confins du système scolaire.

Auteur: Gilles Pétel

Au lycée de Z, ce jour-là, j’espérais pouvoir conclure mon cours sur le mystère de l’art. Dans la classe, l’ambiance se tendait peu à peu. La question  passionnait maintenant les élèves. Louis défendait une position qui allait susciter une polémique. Selon lui, il n’existait aucun mystère.

– On peut tout expliquer, Monsieur. Les mystères, quelle blague !

– Comme toujours, vous n’y allez pas par quatre chemins, Louis ! Bon. Je vais profiter de votre remarque pour préciser un point important. Quand vous expliquez quelque chose, vous rationalisez. Vous mettez de la raison ou de la logique ou encore de l’intelligible là où il y avait du mystère et de l’étonnement. Vous ne changez pas seulement le sens de la chose, vous changez aussi votre attitude devant elle. Et il faudra revenir sur cette question d’attitude devant l’œuvre. Qu’est-ce qu’on fait devant un tableau ? On l’admire en silence ? On se prosterne ? Ou on l’explique, on l’analyse, on le découpe ? La position de votre camarade, qui veut tout expliquer, est une position extrême. C’est celle d’un rationaliste intransigeant. Au XIXe siècle, on appelait ceux qui soutenaient cette doctrine des positivistes. Oui, Albert. Vous pouvez noter cette définition. Oui, elle peut être utile pour le baccalauréat. Non, je ne m’égare pas. C’est gentil à vous. Merci.
Poursuivons. Leïla ?

–  Moi, je ne crois pas qu’on puisse tout expliquer. C’est idiot ce que dit Louis.

–  Non. Ce n’est pas forcément idiot. Mais vous avez un exemple d’inexplicable ?

–  La religion, monsieur.

–  Est-ce que vous ne confondez pas Dieu et la religion ?

–  Ce n’est pas la même chose ?

–  Pas du tout ! Regardez. On peut très bien expliquer une religion, on peut l’analyser. C’est un phénomène social. Elle s’inscrit dans une époque, elle a un commencement et sans doute aura-t-elle une fin. Tandis que Dieu.

–  Monsieur !

–  Shlomo ?

–  Vous ne croyez pas que ce sont les hommes qui ont inventé Dieu ?

–  Monsieur ! Vous ne pouvez pas le laisser dire une chose pareille ! Si Shlomo continue, je quitte le cours !

–  S’il vous plaît, Leïla ! Un peu de calme ! Chacun est libre d’exprimer son opinion. Xavier ? Vous voulez ajouter quelque chose ?

–  Je suis complètement perdu ! Pourquoi est-ce qu’on parle de Dieu et de la religion ? On ne devait pas traiter la question de l’art ?

–  C’est peut-être parce que vous n’écoutez que d’une oreille. Je vous assure que nous sommes dans les clous. Voyons tout de même. Levez la main ceux qui ont décroché. 1, 2, 3, 5, 6. Et Xavier bien entendu. 7 donc. Les autres suivent ? Je recadre pour les distraits. Le sujet du cours n’est pas l’art comme le prétend votre camarade mais la dissertation. Et l’exemple choisi porte sur l’explication de l’œuvre d’art. Or nous avons pas mal avancé sur cette question. Croyez-moi ! Avec l’examen de la rationalité nous avons presque terminé la première étape de notre travail. Vous constatez au passage, si je reprends toutes vos questions, qu’une dissertation, ce n’est pas si ennuyeux qu’on le dit. Jean ?

–  Justement ! Il est un peu comme une œuvre d’art. On ne sait pas trop si on peut l’expliquer, alors que la question ne se pose pas pour la religion. Elle ne renferme aucun mystère. Disons que Dieu et la religion sont intervenus à titre de comparaison dans notre raisonnement. Grâce à eux, vous comprenez peut-être mieux ce que signifie expliquer quelque chose. Puis cela vous donne une petite idée de la manière dont on s’y prend pour réfléchir. On compare, on distingue, on oppose. C’est un peu comme aux cartes. Il ne faut jamais rester avec une seule notion en main. Nous aurions pu bien sûr choisir un autre terme de comparaison. Comme l’explication d’une œuvre d’art et celle d’un phénomène naturel. Mais c’est Dieu qui est venu dans le débat. Ce n’est pas moi qui l’y ai invité mais vous. Maintenant il y a un autre élément de la dissertation que j’aimerais introduire aujourd’hui. Réfléchissez à nouveau à la nature d’une œuvre d’art. N’y a-t-il pas quelque chose qui résiste à l’analyse dans celle-ci ?

Nous pouvons expliquer plusieurs éléments du Radeau de la Méduse. Nous pouvons utiliser les études préparatoires réalisées par Géricault pour définir la position des corps sur le radeau. La composition du tableau est extrêmement soignée. Par certains côtés elle rappelle une descente de croix. Géricault n’a pas créé cette toile à partir de rien. Encore une fois, il existe beaucoup d’explications à propos du Radeau. À l’époque, en 1816, le naufrage de la Méduse avait frappé les esprits. Les scènes de cannibalisme qui s’étaient déroulées ensuite avaient horrifié les contemporains. Dans cette œuvre dramatique, Géricault se fait l’écho des consciences de son temps. Mais pouvons-nous tout expliquer ? La seconde étape du travail de la dissertation est la problématisation. Une question pose toujours un problème.
Mais qu’est-ce qu’il se passe ?

–  C’est l’alarme, Monsieur !

–  J’ai entendu, mais ce n’est pas l’heure de la sortie. Ça doit être une erreur.

–  C’est l’alarme incendie !

–  Le lycée brûle, Monsieur.

–  On doit tous évacuer !

–  On veut pas mourir brûlés, M’sieur ! On est jeunes !

–  On veut pas mourir du tout, ni brûlés ni autrement ! On a la vie devant nous !

–  On s’arrache, M’sieur !

–  D’accord, d’accord. Que tout le monde s’arrache, mais dans l’ordre et dans le calme.

Dans l’escalier qui conduisait du troisième étage au préau, ce fut une belle cohue. Les classes libérées toutes en même temps encombraient le couloir, les élèves poussaient, chahutaient. Très vite il fut impossible d’avancer. Les terminales créaient un engorgement dans la cage d’escalier. Par chance l’alarme n’était qu’un exercice. Ils avaient raison, ces anges, ils étaient bien trop jeunes pour mourir.

Dix minutes plus tard, alors que ma classe et moi arrivions enfin dans la cour, l’exercice prenait fin. Il fallut remonter presque aussi sec.

FΩRMIdea Paris, le 4 mars 2017. Avec nos remerciements à l'auteur. Texte publié en premier dans délibéré.fr

 La chronique de Gilles Pétel

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