Marche amazone | Bruna-Philipa Siboã

Autrice: Mireille Michel

Interview de Bruna-Philipa Siboã

Bruna-Philipa Siboã est une grande marcheuse. De ses marches naissent des carnets de photos qui donnent le souffle, épousent le rythme, emportent les élans de ses pas. Son dernier carnet foule la forêt d’Alta Floresta, aux portes de l’Amazonie, au nord du Mato Grosso. 

Vos carnets de marche sont le fruit d’un montage de photos de vos marches. Comment décidez-vous pendant la marche des photos que vous prenez et quel rapport ultime y a-t-il entre la marche et vos carnets ?

Ces carnets, comme mes marches, se font par étapes. Pendant que j’avance, j’ai avec moi un autre carnet sur lequel je note, dessine, frotte ou glisse des matériaux, accumule des sensations nées du contact à la matière. Les prises de photo se font en partie à ces moments de concentration particulière qui scandent le rythme de la marche en continu. D’autres photos, au contraire, se passent de toute médiation, se frottent directement aux arbres, aux feuilles, se font dans l’élan. Pour les premières, je ralentis ou je m’arrête ; les dernières, je les prends en allant de l’avant. Ensemble elles impriment un rythme à la marche autant que celle-ci leur en imprime un autre. Mais dans les deux cas, ces photos sont l’expression d’une circulation et d’une évacuation des pensées qui surgissent au seul profit de la capture du mouvement. Un peu comme à la danse où rien ne sert de penser tant que le corps n’a pas senti et la première chose que l’on demande à une danseuse ou un danseur n’est- elle pas de marcher ? Quoi de mieux que la marche pour veiller à ce que les pensées circulent sans imposer leur prisme à l’expérience des sens pour s’en faire au mieux la conscience ? C’est tout cela qui s’exprime dans le montage final et sélectif des photos : ne garder que le souffle de la marche.

Votre dernier carnet de marche amazonienne contient à peine une dizaine de pages mais des pages denses qui pour la plupart contiennent entre 10 à 16 photos. Comment ce concentré de miniatures aux antipodes de la démesure de la forêt fonctionne-t-il ?

Ce qui me semble permettre d’approcher au plus près l’expérience intime de la démesure de la forêt, c’est d’en restituer la densité. En multipliant à l’intérieur d’une page prises de vue et angles à des moments et en des lieux différents de la forêt, en les plaçant ainsi côte à côte, en les donnant autant à lire de haut en bas ou en diagonale, je cherche à rouvrir la profondeur de cet espace des marches possibles qui s’offrent au regard du lecteur comme aux pas du marcheur. Pour que tous les deux éprouvent aussi le même sens de désorientation. La miniaturisation elle-même des photos accentue cet effet de densité en obligeant le regard à fouiller un concentré d’infinis détails, un peu comme le marcheur s’arrête en chemin pour se pencher avec difficulté sur tel minuscule insecte sur tel minuscule champignon au sein de l’ordre géant. L’idée de miniaturiser et multiplier les photos m’a été inspirée par le bel Atlas de G. Richter, en particulier dans une série de gros plans de feuilles sur lequel il faisait ainsi jouer la lumière. C’est aussi la lumière qui dans ma série lie la variété des lieux et moments des photos : elle ménage, en effet, entre l’infinité de lianes, branches et feuilles, un réseau lumineux tout aussi enchevêtré de voies possibles pour la marche. Il y a bien quelques gros plans entre ces pages concentrées qui marquent eux aussi des pauses pour souffler (rires)… sur la matière d’une écorce, le poli d’une poignée d’épines, mais ces gros plans-là s’offrent simultanément comme la topographie d’autres itinéraires. Oui, ça ne s’arrête jamais ! C’est le propre de la marche, non (rires) ?

Malgré la densité ainsi représentée, il semble que s’opère pourtant une sorte d’effacement, de disparition dans la lumière…

Mais si l’on suit aussi le réseau très blanc que la lumière projette à la surface des troncs, les lianes, les feuilles, alors, leur matière qui sert d’écran nous est sans cesse rappelée, dans son excès. Il ne s’agit pas d’une dissolution mais bien littéralement d’une mise en lumière de la matière végétale qui ne disparaît pas sous elle. Même les personnages appuyés contre un tronc discrètement masqués par la lumière donnent peut-être une mesure plus forte de la démesure des arbres que s’ils se découpaient clairement sur le tronc : en apparaissant en partie contre les arbres lumineux, ils en donnent l’échelle et en en disparaissant aussi, ils semblent être dévorés par l’excès de densité et de matière des troncs. Si disparition il y a, c’est celle de ces marcheurs au profit de la seule matière prégnante de la forêt.

Deux photos de la forêt à la verticale intitulées « esprit de la forêt » se distinguent de l’ensemble. On dirait deux masques verts géants. Ils soulèvent un paradoxe : d’un côté, ils sont une des rares représentations de l’inquiétante opacité de la forêt ; de l’autre, ils semblent relever d’un anthropomorphisme plus rassurant…

Ils sont un rappel de la dimension impénétrable de la forêt qui échappe à la marcheuse, au marcheur. On a beau marcher dedans, on fait d’abord l’humble expérience d’une infime découverte dont les limites sont d’abord les siennes. La marcheuse, le marcheur projette alors en vain sur elle histoires, aventures, fantasmes. C’est au point que lorsqu’on y marche, entre présences animales réelles et fantasmées, on a l’impression que toute la forêt marche avec nous. On parcourt un organisme géant, vivant, qui chante, crie, grouille, vibre et accompagne chacun de nos pas. Est-ce l’effet de son impénétrabilité, sa résistance à être autre chose que là, qui nous renvoie alors à nous-mêmes, à notre propre verticalité et à nos projections ? C’est ce que ces étranges masques verts, à la fois opaques et plus grotesques qu’anthropomorphiques, posent comme question.

Techniquement, il s’agit de simples photos de la forêt, en miroir dans l’eau, mises à la verticale. Cette idée de bouleverser l’ordonnance spatiale et de dresser terre et eau marque aussi un autre rythme : celui de la marche du temps dans lequel nous avançons. Ces deux masques sont un hommage à un très beau texte de Michel Serres s’adressant au Brésil. Il y fait se dissoudre l’espace dans le temps qui « ruisselle montagnes, animaux, champignons, algues, autant de fontaines debout dans le temps ». Ici, la forêt est en marche au bord de l’eau mais elle s’y enfonce, et nous avec elle, dans la crue du temps.

Entre portraits paisible et impassible de la forêt, quelle part faites-vous à la représentation des dangers réels, de la peur de ces dangers lors des marches ?

Mais la part belle ! Partout, dans l’inconfort que peuvent susciter opacité, densité, résistance de la matière, agressivité des faisceaux de lumière; dans le filet que tend chaque enchevêtrement de lianes ; dans les sinistres lacets des lianes qui courent au sol, impossibles à distinguer des serpents ; dans la gueule des troncs morts où sont encore les serpents ; dans l’opacité du tapis de feuilles; dans les ossements d’un singe gisant sur ces feuilles et sous ces feuilles, dans le frisson des ordres rampants dont certains peuvent sauter à tout moment; dans la densité éclairée des aiguilles empoisonnées de telle écorce ; dans le mirage des toiles d’araignée ; dans la toute petite tache jaune et noire d’une grenouille au venin mortel non encore recensé…enfin, dans tout ce calme apparent ou cette impassibilité de la forêt. Pour ce qui est du visible. Le danger est potentiellement partout, à tout moment, chaque pas se mesure et le rappelle. En ce sens, c’est son imprévisibilité plus que son invisibilité qui menace, mais enfin la marche, c’est aussi un défi à la paralysie de la peur. Marcher pour ne pas avoir peur.

FΩRMIdea Londres, le 21 novembre 2017.

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