Hervé Lassïnce et l’étrangeté réjouissante
Entretien avec Hervé Lassïnce - Par Gilles Pétel
Hervé Lassïnce est un photographe français que la presse commence à remarquer, après qu'il a gagné la faveur d’un public qui plébiscite souvent les photos qu’il poste sur la Toile. A l’occasion de sa dernière exposition organisée à la galerie P38 à Paris accompagnée de la sortie du livre « Mes frères », le journal Libération lui a consacré un bel article. J’ai eu envie d’en savoir un peu plus sur ce photographe de l’intime, mais pas que.Je l’ai rencontré chez lui, à Paris, dans le quartier de Tolbiac.Avant de se consacrer à la photographie, Hervé Lassïnce a débuté une carrière de comédien et d’acteur de théâtre qu’il poursuit en travaillant avec Macha Makeïeff et Jérôme Deschamps ou Christophe Honoré. En 2016, il jouera au Théâtre du Rond-Point dans une piéce de Jean-Michel Ribes.Spontanément, H. Lassïnce a commencé à prendre des photos de ses proches, par goût, par jeu peut-être, par amour aussi de ceux et celles qu’il photographie. Un jour, il est difficile de dire quand, Hervé Lassïnce a compris que ses photos formaient un ensemble et qu’elles témoignaient d’une démarche artistique. Désormais la photo est sa passion et il collabore de façon régulière à plusieurs magazines dont Les Inrockuptibles. Il a également réalisé un reportage photo pour Têtu.L'entretien qu’il a bien voulu m’accorder a duré plus de deux heures durant lesquelles Hervé Lassïnce a laissé s’exprimer sa passion pour la photographie ainsi que l’intelligence de son art. Voici quelques extraits de cet entretien.L’homme a de l’allure, il est vif, précis dans ses explications, enthousiaste aussi.
Photographe : un métier ?
Hervé Lassïnce n’est pas photographe de formation : il n’a suivi aucune école d’art et n’avait pas non plus envisagé une carrière dans cette voie. Mais il aimait la photographie. Plus précisément il aimait photographier les personnes dont il était amoureux. C’est la rencontre d’un beau garçon qui l’a poussé à immortaliser cet instant à l’aide de son objectif. L’émotion, le désir de capter la grâce fugace d’un corps ont au fond décidé de ce qui est devenu peu à peu une occupation à plein temps et un art plutôt qu’un métier.Le numérique, me dit-il, a précipité les choses. Les appareils numériques sont souvent de petite taille, ils sont d’un maniement facile dès lors qu'ils sont réglés en mode automatique. Hervé Lassïnce multiplie les clichés de ses amants et de ses amis. Ce sont d’abord des proches qu’il photographie. Il décide de « poster » ses photos sur Facebook où elles suscitent rapidement un intérêt. Les internautes les partagent. Hervé Lassïnce gagne peu à peu un public qui dépasse le simple cercle d’initiés. Quelque chose se met en place sans qu’il l’ait réellement voulu. il prend conscience de la valeur de son travail. Pourtant, comme tout artiste, Hervé Lassïnce travaille d’abord pour lui : il ne pense pas à un public particulier lorsqu’il prend une photo. L’envie de montrer ce qu’il fait vient ensuite.
Le choix d’une forme d’art
La photographie, c’est « l’art à la portée des caniches » dit H. Lassïnce en détournant la célèbre phrase de Céline à propos de l’amour. La photo est d’abord pour lui un art immédiatement accessible, même s’il comprend très vite que « faire de la photographie », ce n’est pas la même chose que « faire des photos ». Puis il y aussi, dans cet art, une façon bien particulière de capter le réel, à vif en quelque sorte.
Le matériel
Pendant longtemps H. Lassïnce a travaillé avec un Fuji 100 XS qui était extrêmement maniable. Il utilise en ce moment un Sony Alpha 7 (numérique) et un CONTAX G2 (argentique).La raison principale de ce choix n’est pas tant la facilité d’usage d’un Fuji 100 XS que sa petite taille : les sujets que photographie H. Lassïnce sont moins intimidés par un petit appareil photo que par un Canon aux dimensions imposantes. Les gens qu’il photographie ne sont pas des professionnels et les moments où il déclenche son obturateur ne sont pas non plus des moments « officiels »: le désir, voire le besoin, de prendre une photo s’impose à lui dans les circonstances les plus diverses, comme par exemple au sortir d’un moment d’amour, alors que l’autre s’abandonne.
Le rapport à la technique
Ce rapport a d’abord été laborieux, parce qu’Hervé Lassïnce n’a jamais suivi de formation dans ce domaine. Il a ainsi commencé par utiliser le « mode automatique » puis, à mesure qu’il se familiarisait avec l’appareil, il a testé différents réglages, en jouant par exemple sur la vitesse (« mode priorité à la vitesse ») ou sur l’ouverture du diaphragme. H. Lassïnce est ce qu’on appelle un autodidacte. Sa collaboration avec des magazines a quelque peu changé la donne : il ne pouvait se permettre des approximations. Le principal problème qu’il rencontre, comme la plupart de photographes mais aussi des peintres, est celui de la lumière. Ses photos sont souvent prises dans des intérieurs où la lumière est rarement celle qu’il faudrait. Comme toujours, restituer le naturel réclame un grand art, et des techniques en l'occurence.
La démarche du photographe
Distinguer des photos « prises sur le vif » de photos plus composées est un faux problème car toutes les photos sont composées, dit Hervé Lassïnce qui cite aussitôt Doisneau et Cartier-Bresson. La composition relève à la fois de l’art (il y a des règles pour organiser une image) et de l’instinct: dès qu’il prend une photo, H. Lassïnce construit l’espace (les lignes, les cadres ou une silhouette à l’arrière-plan). Dans l’absolu, même un « selfie », ajoute-t-il, est composé. Pourtant, à chaque prise, une seule chose retient principalement son attention : la personne. C’est autour du sujet que sont construites toutes les images de cet artiste.S’il faut néanmoins faire une distinction, c’est entre «la photo qui me provoque » et celle «que je provoque », explique-t-il. La première a sa préférence. H. Lassïnce prend l’exemple de la photo d’un garçon nu assis devant un ordinateur : une de ses mains a un geste plein de grâce, la scène est baignée dans une lumière caravagesque.
Il fallait prendre cette photo. De façon plus générale, H. Lassïnce privilégie les sujets qu’il connaît, sans doute parce qu’il peut les surprendre dans une intimité qu’aucun modèle professionnel ne lui offrirait, sans doute aussi parce qu’il peut davantage être surpris par les gens qu’il fréquente que par de simples inconnus. Il faut en somme être déjà familier d’un monde pour être capable d’apercevoir et de montrer ensuite aux autres ce que ce monde peut avoir d’étrange et de peu banal.Il existe pourtant des exceptions. H. Lassïnce appelle parfois des gens qu’il a simplement croisés et qui ont retenu son attention, faisant naître en lui le désir de les photographier, ainsi de deux jumeaux qui ont « des têtes incroyables » et qu’il voudrait bien prendre ou capturer dans son appareil. Mais même dans ce cas-là, il lui faudra d’abord laisser vivre son sujet, se familiariser avec ces jumeaux, avant de tenter de « les mettre en place » pour la photographie.
Dans tous les cas, H. Lassïnce insiste sur ce point, il ne fait pas de reportage. Ses images ne prétendent pas être objectives. Sa vision du monde ne cherche pas non plus à être exhaustive. Il montre ce qu’il connaît et quand il connaît mal son sujet, on peut penser que la photographie est précisément pour lui un moyen de s’en approcher. La photographie est pour lui une histoire d’amitié.Enfin H. Lassïnce rapproche son art de celui de l’improvisation dans certains spectacles de comédiens. Il existe sans doute d’abord un canevas, une trame, voire une histoire où s’inscrivent ses photos. L’artiste guette, attend peut-être quelque chose, mais il aime tout autant laisser ses sujets improviser leurs attitudes. Je découvre, à travers les propos de l’artiste, une démarche originale où la photographie naîtrait à la fois du désir du photographe et de celui de la ou des personnes qui sont le sujet de son travail. Un travail qui en ce sens s’apparente à un jeu. La photographie où l'on voit des garçons s’amuser sur une plage de sable est un bon exemple de cette démarche qui allie la liberté à la contrainte, où «la vérité et la facticité sont induites par des choses que je ne maîtrise pas».
Les garçons, me dit H. Lassïnce, se sont plu à modifier leurs positions dès lors qu’il avait commencé à les prendre en photo. Etre photographiés les amusait, et cet amusement passe dans le travail de H. Lassïnce qui montre souvent la joie de vivre. Au final, sur les dix ou douze clichés qu’il a réalisés ce jour-là, un seul a retenu son attention. L’art nécessite aussi une sélection. De même au cinéma où le travail du montage est essentiel à un film.
L’intime, le corps, le portrait: des sujets de prédilection
Hervé Lassïnce me rappelle d’abord la présence d’un paysage (les chutes du Niagara)
montré dans un grand format lors de sa dernière exposition. Photographier la nature ne lui déplaît pas. Mais, ajoute-t-il aussitôt, dans cette exposition, la photo des chutes du Niagara se trouvait accrochée à côté de celle d’un nu masculin (un homme qu’on aperçoit de dos, allongé sur un tas de pierres). De façon générale, la nature ne l’intéresse que dans la mesure où il peut l’utiliser comme « un écrin pour ses modèles, ses héros ». Ainsi de cette image qui montre un de ses amis en train de courir nu dans une forêt.
Il y a de fait beaucoup de nus, beaucoup d’hommes nus au demeurant, dans le travail de H. Lassïnce. Le nu recèle-t-il une vérité ? Lui ne le pense pas. Un corps habillé est plus parlant: les vêtements sont des signes faciles à décrypter. Si H. Lassïnce privilégie le nu, c’est parce qu’il s’inscrit dans une longue tradition qui démarre avec les premières Vénus du néolithique, passe par la statuaire antique, la peinture classique, se poursuit chez Rodin ou chez Mapplethorpe enfin.C’est ce qui explique aussi que la plupart de ses photos soient des vues d’intérieurs. Il est plus facile de saisir les gens dans leur nudité chez eux que dans la rue ! Mais il y a également une autre raison, plus riche, à ce choix. Un intérieur, chambre, salon, salle de bain, parle : il possède les signes qui permettent d’interpréter le nu que nous découvrons sous l’oeil de l’objectif. « La pièce est un récit », me dit-il. La rue ou la nature sont moins expressifs.
Paris
« Je suis parisien, mes amis sont parisiens », me dit H. Lassïnce : il saisit la capitale à travers ses habitants, non en montrant ses rues, ses murs, ses monuments. Il reconnaît également que ce ne sont pas n’importe quels Parisiens qu’il photographie mais ceux qu’il connaît intimement et qui appartiennent pour la plupart à une certaine classe sociale, metteur en scène, architecte, jeune cadre d’entreprise. Comme il me le confie un peu plus tard dans la conversation, ces gens forment pour lui « une tribu », avec ses signes, ses liens, son histoire. C’est pourquoi il prend souvent soin d’indiquer le prénom de ceux et celles qu’il photographie dans la légende qui accompagne ses clichés: Jean-Marc, Gabriel, Adèle...
Il y aussi pourtant des photos de sujets plus éloignés qui attestent de rencontres hors les murs en quelque sorte, comme ce garçon photographié à Marseille ou ce plongeur de la piscine Youri Gagarine
Ce sont d’ailleurs des modèles qui appartiennent à une autre classe sociale que celle de H. Lassïnce, mais le désir est vagabond.Cette tribu est aussi le témoin d’un âge d’or de l’homosexualité dont H. Lassïnce veut se faire le témoin, une homosexualité festive, libertaire et joyeuse.
Les peintres
H. Lassïnce reconnaît une influence consciente de la peinture, de celle notamment qui montre le beau. Sa démarche qui le conduit en somme de l’amour d’un beau corps à l’amour de tous les beaux corps peut apparaître platonicienne. Il choisit parfois de sublimer ce qui pourrait ne pas apparaître beau de prime abord. Il se dit incapable de montrer la laideur ou de photographier des personnes dans des positions qui les désavantagent, comme peut le faire Nan Goldin par exemple.H. Lassïnce cite quelques peintres parmi ses préférés: Ribera, le Caravage, Géricault et son extraordinaire Radeau de la Méduse qu’il aime à la fois pour sa composition stupéfiante et pour son homo-érotisme.Il aime aussi la peinture flamande ou espagnole parce que Vermeer ou Zurbaran ont su s’intéresser au « banal absolu ». Comme ces peintres, H. Lassïnce tente de montrer «l’absolue banalité du quotidien » dans lequel cependant vient souvent se nicher une note de «bizarrerie ».
Les photographes
H. Lassïnce aime beaucoup Nan Goldin qui est d’ailleurs souvent citée à propos de son travail puisque l’une comme l’autre s’attachent à la description de l’intimité. Pourtant H. Lassïnce tient à distinguer sa démarche de celle de son illustre prédécesseur. Les photos de Nan Goldin sont parfois brutales. Elle n’hésite pas à montrer la violence d’un corps malade du sida. Elle a d’ailleurs travaillé à une toute autre époque que la nôtre et sa vie a été, pendant un longtemps, elle-même violente. Au contraire H. Lassïnce saisit un monde où la joie règne le plus souvent. Il revendique son mode de vie hédoniste qui lui paraît en accord avec l’époque où il a grandi. Enfin il juge ses photos « plus calmes, plus picturales, plus posées » que celles de Nan Goldin. Il reconnaît néanmoins une certaine nostalgie à l’oeuvre dans son travail qu’il compare à un « mémento mori », en citant Barthes.Eugene Richards est également une source qu’il revendique, en raison notamment de l’extraordinaire sens de la composition qui caractérise les photos de cet artiste américain.Il ne se reconnaît pas en revanche dans le travail de Mapplethorpe ou dans celui de Pierre & Gilles car ces artistes présentent une vision qu’il juge trop idéalisée du corps masculin et de l’homosexualité. Ce qui intéresse H. Lassïnce est de montrer les garçons, les hommes ou les femmes de son époque tels qu’ils sont, non comme des vignettes de magazine.
L’étrangeté réjouissante
« J’aime l’incongru », dit H. Lassïnce. La photo qui montre un homme nu allongé sur un lit tire son intérët de la présence insolite d’un chat assis tranquillement à ses côtés. Je lui rappelle que cet animal apparaît dans plusieurs tableaux célèbres comme L’Olympia de Manet, avec une forte charge érotique. Il sourit et nous poursuivons. Dans la même photo un second détail attire l’attention: l’homme s’étire, donnant à sa cage thoracique un développement étrange. De façon générale, H. Lassïnce photographie rarement un nu seul, pour des raisons qui ne seraient qu’esthétiques: dans la plupart de ses prises apparaît un élément inhabituel, curieux, inattendu comme la présence d’une jeune femme à demi habillée assise sur un canapé où elle se trouve entourée d’hommes nus. On peut voir là, me semble-t-il, une sorte de Déjeuner sur l’herbe inversé.L’étrangeté peut aussi prendre la forme du morbide comme dans la série La fin des oiseaux ou du comique comme dans la photographie très surprenante d’un chien qui tient dans la gueule un jouet: les yeux de l’animal possèdent une expression rarement montrée chez une bête. C’est un cliché tout à fait fascinant en même temps que drôle.
Enfin dans l’album Mes frères (Paris, Granon éditions, 2015), H. Lassïnce a tenu à mettre en regard des photos très dissemblables afin d’en souligner l’étrangeté.Il y a donc bien chez cet artiste une volonté consciente de saisir le réel d’une façon qui ne soit pas platement réaliste mais à partir de ce que celui-ci recèle d’inattendu et qui échappe le plus souvent au regard pressé. En faisant écho au célèbre mot de Freud sur « l’inquiétante étrangeté », je parlerais d’« étrangeté réjouissante » pour caractériser l’art de ce photographe qui nous dévoile un monde souvent heureux mais toujours décalé.
A contre-courant du pessimisme et du conservatisme ambiants
Le mouvement conservateur « la manif pour tous » (novembre 2012) est une des raisons qui ont conduit H. Lassïnce à réagir et à montrer les hommes qui préfèrent les hommes comme des gens ordinaires et bien dans leur peau et non comme des « freaks » comme on a pu les portraiturer parfois.
On construit toujours, me dit-il, un univers contre quelque chose. Dans le cas d’H. Lassïnce, il s’agissait aussi bien de réagir à l’imagerie négative et réactionnaire que les intégristes religieux tiennent à donner de l’homosexualité qu’aux clichés qui ont dominé la vie homosexuelle au temps du sida, dans les années 80 et 90.Sans doute, concède-t-il, donne-t-il des garçons une vision parfois utopique, mais c’est une utopie qui se veut, encore une fois, joyeuse et reliée à la vie de l’artiste. Il ne s’agit pas tant d’idéaliser le réel que de le prolonger sur une scène où l’imaginaire s’associe au vécu. En ce sens les photos de H. Lassïnce ne sont pas dépourvues d’engagement politique, même si tel n’est pas leur premier but.
form-idea.com Paris, le 8 décembre 2015 | Photos ©Hervé Lassïnce