Bouleversé et bouleversant Haïti

Récit d’un séjour à Haïti pendant la campagne des présidentielles. Les candidats promettent de “chavirer” la misère et la souffrance de ce pays déchiré qui vit en grande partie de l’aide internationale et des sommes envoyées par les 2 millions d’Haïtiens qui vivent hors du pays. Regards.

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Crédit Photos AFP/Thony  Belizaire.

 

Un séjour à Haïti ne laisse pas indemne. L’histoire de ce pays est traversé par toutes les grandeurs et toutes les misères de l’aventure humaine. Tout est là, en vrac, dès qu’on pose le pied sur ce sol qui fut celui de la première république à se libérer du joug esclavagiste et colonial. La première république noire. Toussaint-Louverture, Dessalines, Pétion, ces héros tragiques sont toujours présents dans l’inconscient collectif, de manière parfois étonnante. Une tribune publiée dans un numéro du quotidien Le Nouvelliste du mois d’octobre 2015 tente d’imaginer ce que proposerait “l’empereur Dessalines” s’il était candidat aux élections présidentielles. Il privilégierait “la souveraineté nationale et la justice sociale” écrit son auteur, tout le contraire de ce qu’est aujourd’hui Haïti. L’équilibre budgétaire du pays est assuré par les Etats-Unis et Haïti en 2015 reste un pays d’inégalités, d’injustice et de clivages sociaux considérables.

“C’est un seul pays, mais avec plusieurs peuples aux intérêts et aux préoccupations différents: il y a ceux qui tous les jours, avec rien, se battent pour survivre dans les bidonvilles et les quartiers pauvres, ce sont des “combattants”, c’est 90% de la population ; et puis il y a ceux qui ramassent des pactoles ou quelques miettes des millions de dollars de l’aide internationale déversée sur le pays. Ceux-là vivent dans de grandes villas à Pétionville entourés de servantes et de “restavek” (1), ils voyagent à Miami roulent en 4X4 ; entre ces excessivement riches et les très pauvres une étroite classe moyenne survie en espérant envoyer ses enfants au Canada ou en Europe pour faire des études et sortir d’Haïti. Cet Haïtien qui parle dans un restaurant de Pétionville est parfaitement conscient de la situation de son pays. S’adressant à un français fraichement débarqué, il n’a pas manqué d’évoquer un moment plus tôt, avec un sourire, la défaite militaire de Napoléon à Haïti en 1804. Ce rappel historique est la fierté des Haïtiens qui furent les défenseurs contre Napoléon des idéaux révolutionnaires, parmi lesquels l’abolition de l’esclavage, puis qui furent à leur tour les victimes des dérèglements de l’histoire et de ses acteurs : Dessalines, le révolutionnaire de 1804, devient “gouverneur à vie” puis empereur d’Haïti, puis est assassiné en 1806 dans un complot fomenté par ses lieutenants dont Pétion et Boyer. Les déchirements futurs d’Haïti sont inscrits dans cette date du 17 octobre 1806. Rien n’a ménagé ce peuple courageux : ni l’histoire, ni ses dirigeants, ni lui-même qui conjugue étrangement révolte et soumission, ni les vents et ni les forces telluriques. Ni les puissances internationales qui n’ont jamais fait de cadeau à ce pays inclassable.

Dieu ou le code de la route

L’arrivée en fin de journée, quand la nuit tombe, à l’aéroport de Port-au-Prince fait entrer sans transition dans l’univers haïtien. Le premier étonnement est la circulation automobile et l’absence de règles. Il est difficilement envisageable de louer tranquillement un véhicule à l’aéroport et penser trouver son chemin dans les rues obscures. Les panneaux de signalisation sont rares, comme l’éclairage, comme les règles de priorité. “Il faut s’engager et utiliser le klaxon sinon tu n’avances pas,” dit cet ami venu à l’aéroport. A l’usage on comprend mieux pourquoi des invocations à dieu sont peintes sur la plupart des bus et des transports en commun dont les improbables Tap-tap. Les Haïtiens paraissent s’en remettre à dieu et à la chance pour circuler sans accident beaucoup plus qu’au code de la route et aux règles de la sécurité routière. Faut-il voir là une parabole de la société haïtienne qui donne l’impression de s’en remettre à la force, aux dieux et au hasard pour réguler la vie de la collectivité plus qu’aux règlements et aux lois applicables à tous, mais qu’il est si tentant de contourner ?

Aux heures de pointe – mais toutes les heures semblent de pointe à Pétion et à Port-au-Prince – circuler en voiture est compliqué. Après une heure dans les embouteillages et une halte dans un supermarché gardé par deux hommes équipés de fusils à pompe, on arrive à la maison à flanc de colline. Tout est obscur : ” il n’y a pas d’électricité, cela reviendra peut-être”, dit note hôte, ” les coupures sont fréquentes, nous sommes habitués, dès que l’électricité revient, il faut charger les portables.”

Dans cette grande maison, la soirée commence à la bougie, c’est chaleureux et sympathique. Apéro au Barbancourt, le rhum local et boudin guadeloupéen acheté le matin même chez une “mamy” du Nord-Grande-Terre. L’apéro à la bougie, ce n’est pas si mal, au deuxième Barbancourt, on commence à penser que dans les pays dits “développés”, la consommation et le gaspillage d’énergie sont excessifs. Il n’y a pas de réseau d’eau dans le quartier, la maison est construite sur une immense citerne équipée d’un pompe pour alimenter les robinet et les salles de bain. L’eau de pluie la remplit et quand il en manque notre hôte fait venir un camion d’eau. Pas de surprise avec les factures d’eau comme en Guadeloupe, et jamais de coupures. Chacun gère son eau avec ses moyens, comme il peut. Les conversations se sont installées, feutrées, dans la demi pénombre et tout à coup, comme un éclair la lumière revient et éblouit l’assemblée. La soirée se termine en pleine lumière comme dans les pays “riches”. On parle d’Haïti, du rôle ambigu des ONG à la fois utiles au fonctionnement du pays et paralysantes pour sa réelle émancipation de la communauté internationale.

 

haiti.4x4-et-barbelesCrédit: Marc Mahuzier | Ouest France

 

“Tous ces 4×4 blancs marqués U.N qui sillonnent la ville, ils coûtent chers et dès fois on se demande à quoi ils servent”, nous dit notre hôte. Le lendemain, un samedi, on en verra garés devant des dancing de Pétion, il faut bien que le personnel des Nations Unies et de la Minustha prennent quelques loisirs! Les Ong et la Minustha (3) sont critiquées non sans raison mais que se passerait-il si en quelques semaines elles pliaient bagages ? Les Ong assurent pas mal de service en matière de santé notamment et qui assurerait un semblant de maintien de l’ordre si la Minustha quittait le territoire ? Son départ est envisagé pour fin 2016 si la stabilisation du pays se confirme.

 

“Il y a tant de forces contraires”

Tout est fragile, incertain à Haïti et particulièrement la confiance que la population a dans la police et la justice. Des policiers et des magistrats font leur travail avec courage mais à côté les arrangements, la corruption minent leurs efforts.

 

Une affaire a alimenté les conversations en mars et avril 2015, celle de Woodly Ethéart dit Sonson la familia, un chef de gang, arrêté pour enlèvement, assassinat, trafic de drogue, association de malfaiteurs. Il est soupçonné d’avoir enlevé 17 personnes pour des rançons de 1,8 millions de dollars. L’enquête et l’accusation étaient bien étayées ce qui n’a pas empêche le parquet d’y renoncer et de le libérer. ” Une parodie de justice” a déclaré le RNDDH ( réseau national de défense des droits de l’homme à Haïti) tandis que Pierre Richard Casimir, ministre de la Justice du gouvernement Martelly, déclarait quelques temps plus tard dans le Nouvelliste qu’il “aurait aimé voir une justice qui fonctionne en toute indépendance, à l’abri des pouvoirs politiques.” Des liens entre le fameux Sonson et la présidence ont été évoqués. La difficulté à renouer les fils d’un pays divisé en castes dans lequel les privilégiés traitent avec morgue et de mépris les plus pauvres, est telle, que la résignation devient parfois palpable. Haïti ne peut pas mourrir, mais comment sortir le pays de la violence qu’on lui inflige et qu’il s’inflige à lui-même. Le 15 octobre, dix jours avant les élections présidentielles une fusillade entre gangs a éclaté à Cité Soleil faisant entre 16 et 30 morts chiffres imprécis selon les enquêteurs car des corps ont été emportés. Il y avait des femmes parmi les tués. Trente morts, c’est quasiment le nombre d’homicides en un an en Guadeloupe … ou à Marseille. De mémoire d’Haïtiens jamais une élection ne s’est déroulée librement dans ce pays : ” Au temps de la dictature, c’est l’armée qui faisait les vainqueurs, l’armée ou l’Église” dit cet homme qui hésite à aller voter par crainte des troubles autour des bureaux de vote. Il espère voir un jour son pays s’apaiser : “ce sera long, car il y a tant de forces contraires et tant de gens – Haïtiens et étrangers – qui s’enrichissent sur la misère.” Les élections du 25 octobre 2015, premier tour des présidentielles, sont toutefois un signe d’espoir: elles se sont déroulées dans le calme, il n’y a pas eu de troubles graves et la participation a été conséquente, en particulier celle des femmes.

Ce pays morcelé, cette société écartelée génèrent -au delà de ses difficultés – une incroyable énergie. “Tous les matins, la vie est tellement compliquée que c’est comme si on repartait au combat,” nous dit notre hôte. C’est l’impression ressentie quand très tôt, tous les jours, la population de la capitale et de sa banlieue se remet en marche. Une foule dense, en mouvement, part vaquer à ses occupations pour vivre ou survivre, avec une énergie et un courage perceptibles. Des groupes d’enfants partent à l’école, les filles en jupes plissées et papillotes dans les cheveux. Elles ont quitté des maisons de fortune pour beaucoup d’entre elles, mais ne marchent pas moins dignement vers la classe. Ce peuple a du mérite et ne se plaint pas. Sa capacité de résilience semble sans limite.

” Parlez de nous autrement!”

Vous êtes venus, nous voudrions vous montrer qu’Haïti ce n’est pas seulement l’instabilité politique, la violence, le souvenir de ces dictatures qui ont traumatisé le pays et dont les fantômes hantent encore les souvenirs des uns et des autres.”

Alors ce dimanche matin, nous partons à la plage, à une heure et demi de route de Port-au-Prince en direction de Jéremie. Nous arrivons à une anse en face l’île de Gonâve. Il y a là un restaurant tenu par un Corse et son épouse depuis plus de 30 ans, une petite maison au bord de la plage, propriété d’une haïtienne mariée à un allemand, plus loin un bâtiment abandonné qui fut jadis un restaurant, quelques personnes sur la plage, dans l’eau et sur le sable, des Haïtiens et des étrangers. Ce n’est pas un ghetto à touristes fortunés, c’est une plage ouverte à tous, un dimanche au bord de la mer. Après le brouhaha de Port-au-Prince, c’est un moment de paix. Des pêcheurs vendent des poissons et des langoustes vivants, ils ont leurs nasses posées sur le rivage, vous laissent choisir et proposent de les griller sur place. Pour quelques centaines de gourdes, ils offrent langoustes, poissons grillés et bananes pesées, la fraicheur des produits et les prix sont imbattables. Haïti veut développer son activité touristique et possède pas mal d’atouts pour cela, mais le pays doit auparavant réduire la violence sociale qui le caractérise. Et s’il y a handicap, il ne vient pas de ces pêcheurs accueillants, heureux de discuter avec des étrangers, il vient des dirigeants du pays, d’une “élite” politique qui se déchire pour le pouvoir, ne résiste pas au pressions extérieures et se désintéresse de l’intérêt général et de la justice sociale.

 

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Plage haïtienne | Crédit: a2s.typepad.com

 

A la nuit tombée, on reprend le chemin de la ville dans le flot désordonné de la circulation. Un bus est garé devant une station service, sur sa carrosserie en grosses lettres, cette phrase est écrite : “Souviens toi dieu avant tout.” Depuis le tremblement de terre de 2010 des églises en tous genres ont investi le pays, Haïti est une proie facile et les Haïtiens ne demandent qu’à ” y croire” (2).

Ce n’est pas du ciel ni des églises que viendra le sursaut haïtien, s’il vient. Nul dieu n’a la recette pour passer d’un Etat parasite à un Etat créatif au service de l’intérêt général . C’est une affaire d’hommes et de femmes, de respect de l’autre – même plus faible – de lois choisies, écrites et respectées par tous. Ce ne sera pas facile, mais ce pays a des ressources, la journée électorale du 25 octobre, relativement apaisée ouvre peut-être la voie à des temps nouveaux au pays de Dessaline. Le peuple haïtien le mériterait.

FΩRMIdea Guadeloupe, le 27 octobre 2015. – Avec nos remerciements à l’auteur et à PerspekTives

Notes de l’auteur

(1) Restavek : Ce terme ne recouvre aucune définition juridique mais a une acception plutôt péjorative dans le contexte haïtien. Il sert à désigner les enfants – mais aussi des adultes – qui sont traités comme domestiques sans respect pour leur dignité. Toutefois, tous les enfants vivant dans une famille autre que leur famille biologique ne sont pas des “restavèk” dans la mesure où il est courant, dans les Caraibes, qu’un enfant soit pris en charge par des membres de sa parentèle avec le consentement des parents

(2) Pour aller plus loin, voir le film “Bondyé bon” (Dieu est bon) un documentaire de Arnaud Robert, réalisé en 2012, après le tremblement de terre. Il décrit comment le poids des religions, (catholiques, vaudou et protestantes) pèsent sur le pays. Le film de 52 minutes est visibles sur Youtube et sera diffusé en Guadeloupe dans le cadre du mois du doc à LAMECA à Basseterre et à la médiathéque de Port-Louis (14 novembre à 15h)(3) Mission des nations unies pour la stablisation d’Haïti.

 
 


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