Bonaparte réhabilité par les Anglais
Napoléon vu par Abel Gance
Auteur: Pierre Scordia
Un film de cinq heures et demie restauré par les Britanniques… L’intérêt que portent ces derniers à Napoléon Bonaparte qui, rappelons-le, faillit ruiner l’Angleterre par le blocus économique continental est pour le moins surprenant. L’ennemi, le dictateur, l’envahisseur devient un héros, un politique modéré refusant la terreur et la répression brutale en Vendée, un libéral précurseur de l’unité européenne.
Dès la première scène, le film muet est captivant, il nous plonge dans un monde révolutionnaire comme nous ne l’avons encore jamais vu. L’absence de dialogue rend plus expressifs les gestes et les émotions sur les visages. Par exemple, Marie-Antoinette - reine qui a un rôle très secondaire, voire insignifiant dans ce long métrage – par son attitude et ses expressions en dit long sur le personnage. La scène où elle est un peu en retrait du reste de la famille royale qui s’est réfugiée à la Convention révèle l’ébullition révolutionnaire qui veut éradiquer toute valeur ancestrale. La souveraine reste distante, digne, quelque peu hautaine mais on devine par son regard et ses quelques mouvements qu’elle est à fois effrayée et révoltée par le déchaînement de la populace qui encourage les régicides.
Une autre scène marquante est celle des fêtes organisées sous le Directoire quand la barbarie cesse enfin avec l’arrestation et l’exécution des Jacobins fanatiques tels que Robespierre et Saint Just. Toute personne admise à ces soirées devait avoir été emprisonnée à un moment ou à un autre ou bien avoir eu un membre de sa famille guillotiné sous le régime de la Terreur. Les images sont superbes : un esthétisme recherché, des effets spéciaux novateurs pour l’époque. On ne peut s’empêcher de faire le lien entre ces acteurs et actrices qui sortent d’une époque meurtrière sans précédent dans l’histoire de l’humanité, la Grande Guerre de 1914-1918, et les personnages historiques que ces comédiens interprètent. On sent cette soif de vie, de joie, de célébration, d’amusement, de débauche face au traumatisme, à la peur, à la mort.
L’évolution du personnage de Bonaparte est saisissante. Enfant, il montre un entêtement et une force de caractère face à l’adversité. On se rend compte à quel point le Corse fut victime de harcèlement moral par ses camarades français qui le méprisent à cause de ses origines et de son accent étranger. Napoléon adulte devient un fervent républicain mais qui s’opposera à la répression sanglante contre les citoyens, quels qu’ils soient. Avant qu’il ne devienne dictateur, sans doute par l’usure du pouvoir comme c’est si souvent le cas malheureusement, Napoléon était un homme convaincu par les valeurs libérales et bourgeoises.
Maurice Caldera a écrit un superbe papier sur la restauration de ce film The Restoration of Napoleon: A sixty year cinematic detective story. On y apprend à quel point la reconstitution de ce long métrage tient plus du fruit du hasard que d’un projet planifié. Le plus surprenant est que sous l’entreprise de Kevin Brownlow ce soient les Anglais qui ont financé ce travail fort méticuleux. Pour restaurer ce film qui a été coupé, abîmé, perdu, éparpillé à travers le monde, il a fallu de nombreuses années de patience et surtout une volonté inflexible de la part de Brownlow. Pour retrouver certains morceaux, il est allé jusqu’à fouiner dans les marchés aux puces parisiens et londoniens.
On ne peut qu’applaudir Brownlow pour le résultat obtenu. Napoléon vu par Abel Gance est un chef d’œuvre cinématographique. Le casting est exceptionnel. Albert Dieudonné dans le rôle de Bonaparte est convaincant. Dieudonné est si épris du personnage de Napoléon qu’il refuse par la suite de jouer tout autre rôle que celui du futur empereur des Français. Lors d’un voyage à Londres, l’acteur refuse de passer en train par Waterloo ou de s’approcher de Trafalgar Square. Quant au réalisateur, il joue le rôle de Louis Antoine Saint-Just, il est la saisissante incarnation de l’ange de la Terreur.
Seule critique négative, le personnage de Joséphine est plus le résultat des critères de la femme idéale des années folles que celui de la vérité historique. Néanmoins, les yeux magnifiques de l’actrice interprétant la future impératrice des Français sont indéniablement enchanteurs.
FΩRMIdea Paris, le 13 janvier 2017.
Excellent article !