Marco Bellocchio, un réalisateur & un intellectuel

La carrière du célèbre réalisateur italien Marco Bellocchio a suivi un chemin très différent et bien plus inhabituel. Comme de nombreux cinéastes de renom, son premier long métrage a été reconnu dans le monde entier, mais sa carrière par la suite a suivi un tracé exceptionnel et original. Cet été, le British Film Institute de Londres a réalisé l'une des plus grandes rétrospectives de l'œuvre de Bellocchio jamais présentée en dehors de l'Italie, offrant au public britannique une occasion bien trop rare de voir l’œuvre de l'un des plus grands réalisateurs de cinéma.

Contrairement à beaucoup de géants du cinéma italien des années soixante tels que Bertolucci ou Antonioni dont le travail était fortement influencé par les événements politiques ou Nanni Moretti intéressé par des faits de société, le travail de Marco Bellocchio est à la fois profondément personnel et intellectuel, montrant les nombreux changements sociaux et politiques survenus au cours des dernières décades en Italie. Il y a peu de réalisateurs dont le travail est aussi divers que celui de Bellocchio et rares sont ceux qui ont une longue carrière à un moment où la situation est plus que jamais urgente.

Marco Bellocchio a passé une grande partie de ses cinquante années de cinéaste à remettre en question des idéologies établies ainsi qu’à lutter contre des certitudes morales, tout en manifestant une volonté d’aller voir de l’autre côté. Cet anticonformisme était très visible dans son tout premier long métrage, Les Poings dans les poches, un film qui, selon l’auteur, ressemble à un portrait de son adolescence. Ce n'est que grâce au généreux soutien de ses parents qu'il a pu réaliser ce film, ironie du sort puisque ce long métrage est une attaque virulente contre l'institution familiale ! Quoi qu’il en soit, le film a connu un succès international.

Mais ce succès précoce du jeune réalisateur peut être une consécration dangereuse et Bellocchio a déclaré plusieurs fois que, rétrospectivement, il constatait qu’à l’instar de nombreux jeunes réalisateurs qui se sont illustrés au début de leur carrière, il n’avait pas toujours été prêt à saisir les opportunités qui s’ouvraient à lui. Comme beaucoup d'autres cinéastes de sa génération, il a également été profondément affecté par les bouleversements politiques de l'époque, ce qui a eu une incidence sur ses films. La Chine est proche, une suite des Poings dans les poches, est une satire sur la vie d'un professeur d'université devenu candidat socialiste. Bien qu’il s’agisse d’un travail accompli, cette œuvre cinématographique n’a pas obtenu la même reconnaissance internationale que Les Poings dans les poches, elle est même considérée dans une certaine mesure comme un échec. Pendant ce temps, Bellocchio voit son ami Bernardo Bertolucci devenir l’étoile montante du cinéma avec des succès internationaux tels que Le dernier tango à Paris et quelques années plus tard, Le dernier Empereur.

Alors que les œuvres de Bellocchio avaient du mal à percer à l’étranger, le cinéaste raconte que, une fois impliqué dans les bouleversements politiques de la fin des années 60, il s’est détourné de ce cinéma et s'est orienté vers un travail plus politiquement engagé. Dans une interview à Londres, Bellocchio a déclaré à propos de son ami Bertolucci : « J'étais jeune, il y avait donc un peu de jalousie et d'envie, en particulier pour la liberté que ce succès international peut offrir à un réalisateur » … « mais, conclut-il, c'était il y a très longtemps. »

Bellocchio a également dû faire face au suicide de son frère jumeau en 1968, ce qui l'a bouleversé. À ce drame s’est ajouté le sentiment que l'utopie socialiste pour laquelle sa génération s'était battue était peut-être vouée à l'échec. Les films Au nom du père et La Marche triomphale reflètent peut-être le mieux ce pessimisme politique. Ces événements ont déclenché une période d’introspection et une fascination pour la psychothérapie. Il a cherché et trouvé de l'aide auprès du Dr Massimo Fagioli, qui est devenu à la fois un ami et un collaborateur. Il parle de cette période comme d’une sorte de renaissance qu’il a effectivement connue durant les années qui ont suivi leur collaboration professionnelle puisque son travail a soudainement eu un impact encore plus grand, voire une résonance contemporaine. Deux films se démarquent au cours de cette période, dont l'extraordinaire Buongiorno, notte qui en retrace les événements entourant l'enlèvement de l'ancien Premier ministre italien Aldo Moro. S’y déroule le récit du point de vue de l’un des ravisseurs, une femme qui entreprend un processus de pardon pour la silhouette frêle et triste d’Aldo Moro. Elle finit par le voir non plus comme l'architecte d'un État répressif mais peut-être comme une autre de ses victimes. Selon Bellocchio, ce film qui en apparence a l’air d’un thriller politique contient en fait une dimension thérapeutique, celle de sa relation avec son père. Des années de thérapie l’ont amené au pardon.

Bellocchio a réalisé en 2009 un film encore plus extraordinaire, Vincere toujours d'actualité, il raconte l'histoire peu connue de la première épouse du leader fasciste italien Benito Mussolini, Ida Dalse qui a tout abandonné pour le soutenir alors qu’il était en difficulté et c'est uniquement grâce à son soutien financier qu'il a pu créer son journal fasciste, II Popolo d'Italia, pierre angulaire du mouvement des chemises noires. Ils eurent un fils avant que Mussolini ne l'abandonne pour une autre femme. Par la suite, le duce a toujours nié avoir connu Ida Dalse et leur fils. Tous les documents relatifs à leur mariage ont été détruits bien qu’il subsiste à Milan un document qui prouve que sa première épouse aurait reçu une pension de l’État pendant la guerre, pension versée uniquement aux femmes de soldats en activité. Ida a finalement été internée de force dans un asile psychiatrique où elle est décédée plusieurs années plus tard. Son fils a également été incarcéré dans un asile où il est également décédé. Sa mort est aujourd’hui attribuée aux médicaments qui lui ont été administrés et qui l’ont plongé dans le coma.

Cette histoire tragique vaut la peine d’être racontée aujourd'hui car la droite fasciste italienne et certains mouvements d’extrême-droite européens cherchent à réhabiliter Mussolini et à lui donner une réputation de mari et de père loyal. Vincere en dresse un portrait radicalement différent, celui d'un homme ambitieux, prêt à sacrifier tous ses proches ainsi que tous ceux qui auraient pu se mettre en travers de son chemin. C'est une histoire importante à découvrir et Bellocchio le fait avec style et compassion pour cette femme oubliée. Il illustre également le fait que les leaders populistes sont rarement motivés par le bien des gens pour lesquels ils prétendent se battre.

Bellucchio confie que dans son travail le plus récent il y a un plus grand désir de regard sur la société, en d’autres termes, il ne veut plus détruire mais chercher à comprendre. On voit en cet homme qui compte plus de cinquante ans de carrière cinématographique une personne qui continue de produire un travail à la fois original et provocateur, un réalisateur qui s’est hissé au rang des plus grands.

FORMIdea Londres, le 28 décembre 2018. Traduit de l’anglais par Pierre Scordia

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