Partition et obsession des frontières
Rewati Shahani, fille du réalisateur Kumar Shahani, est née et a grandi à Bombay dans une famille directement touchée par la partition des Indes. Les thèmes de la migration et de la terre sont récurrents dans son travail.
En 2018, elle est retournée à Mumbai (Bombay) pour sa première exposition en solo en Inde, Tides (Marées), une recherche sur la géographie et les migrations. Land (terre/pays) est la suite de cette étude.
1.Vous avez tenu récemment une exposition à Londres intitulée « LAND ». Pourriez-vous nous en dire plus ?
Rewati Shahani : LAND est ma première expo en solo à Londres. Elle présente une étude des notions contemporaines relatives à la terre et à la migration et de la manière dont elles se sont manifestées avec les frontières des pays. Cette étude s’inscrit dans le contexte de la division des terres par les puissances européennes au cours du XXe siècle. Il s’agit de comprendre comment le découpage de contrées et de peuples faits par de nouveaux tracés sur de vieilles cartes continue de façonner notre compréhension de la nationalité et de l’appartenance.
2. D’où vient votre fascination pour les frontières ?
Je suis indienne mais mes racines sont dans ce que nous appelons aujourd’hui le Pakistan. Habitant désormais à Londres, il est évident que vivre dans un pays tout en venant d’un autre m’interpelle.
Tout au long de ma carrière d’artiste, je me suis inspirée des thèmes du lieu et de la migration. Ce sont deux sujets qui sont inextricablement liés aux frontières car ils permettent à un pays de comprendre sa propre identité et ce que représente l’autre : l’étranger.
Un grand nombre d’identités créées avec les États-nations à la fin de l’ère coloniale subsistent encore de nos jours mais vivent mal les évolutions de la migration humaine.
Ces notions bien enracinées sont étroitement liées à la race et à la religion et cela dès la création de ces identités nationales. Ainsi imposent-elles une compréhension populaire de ce que signifie être pakistanais, nigérian ou britannique. Il devient dès lors difficile de les outrepasser. On nous empêche volontairement de le faire, on refuse de reconnaître les nombreuses facettes vécues par des personnes comme ma famille et moi. D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle on demande souvent aux gens de couleur qui vivent en Occident, ou qui y sont même nés, d’où ils viennent.
Cet équilibre entre identités, migration et sentiment d’appartenance se fragilisera notamment avec le changement climatique. De plus en plus de personnes sont amenées à quitter leur domicile à la recherche de conditions de vie plus stables.
Si la crise de l’immigration que l’Europe a connue depuis 2015 a été largement centrée sur les réfugiés syriens, un nombre non négligeable d’Africains subsahariens effectuent eux aussi des trajets périlleux en bateau vers les côtes européennes. La région subsaharienne est connue pour être l’une des plus vulnérables face au changement climatique, c’est un problème créé par les humains et il oblige les gens à quitter leur foyer même si les frontières créées elles aussi par l’homme se sont renforcées pour endiguer les migrations. Ce problème ne va pas disparaître.
3. Quelles ont été les conséquences pour votre famille ?
Je suis née à Bombay, mais mes parents sont sindhis (le Sind est une région de l’actuel Pakistan). En 1948, un an après la partition, mon père est devenu réfugié et s’est rendu à Bombay. Il fut complétement déraciné, voyageant avec toute sa famille dans un train bondé pendant plusieurs jours, laissant la quasi-totalité des biens familiaux.
En traversant la frontière, il se souvient des femmes de sa famille levant les mains, paumes vers l’extérieur, geste de rejet, comme si elles repoussaient quelque chose. Cette frontière créa du jour au lendemain deux pays où il n’y en avait qu’un, le leur.
Il se rappelle toujours avec tendresse la maison de son enfance, bien qu’il n’y soit jamais retourné et j’ai grandi en écoutant des histoires sur son enfance là-bas.
Il a toujours semblé si injuste que toute une partie de ma famille soit coupée de ses racines – par conséquent des miennes – à cause de lignes tracées sur des cartes. La partition est un sujet d’attention et d’intérêt dans ma famille. Mon père qui est cinéaste a traité ce thème fréquemment dans son travail et ma sœur a récemment terminé une thèse de doctorat sur ce sujet.
4. Quels sont les pays que vous avez dessinés ? Et pourquoi les avez-vous choisis ?
Les cartes exposées dans LAND reproduisent les frontières de l’Inde avec le Pakistan et le Bangladesh (celui-ci s’appelait le « Pakistan oriental » lors de sa création), de l’Irlande avec l’Irlande du Nord, d’Israël et de la Palestine et de la Syrie avec l’Irak.
Toutes ces lignes de démarcation ont été créées tout au long du XXe siècle, presqu’exclusivement par des administrateurs britanniques, généralement selon des critères ethniques ou religieux. Les effets de la partition de l’Inde sont bien connus et, bien sûr, me sont les plus personnels. N’oublions pas non plus que l’Irlande a été divisée sur des lignes religieuses.
Le tracé des frontières d’Israël qui est toujours en cours et qui est source de nombreuses tensions politiques dans la région a sans doute été le facteur de discorde le plus constant, tandis que la montée en puissance de l’ISIS en 2016 a visé spécifiquement la frontière séparant l’Irak et la Syrie, levier idéologique servant leurs propres et infâmes tentatives de construction d’état-nation.
Néanmoins, je désire rester positive. Les situations complexes qui remplissent la terre (the land) des deux côtés du tracé rouge frontalier montrent qu’en dépit de la politique, de la guerre et des tensions, ils sont en fin de compte le foyer de nombreuses existences, de multiples cultures et de peuples divers ; les frontières naissent, changent et disparaissent, mais l’histoire commune survit.
Certaines des plus anciennes civilisations hindoues sont nées dans le Pakistan actuel ; L’Inde compte quelque 190 millions de musulmans. Au Royaume-Uni, la prévalence de pubs et de noms de famille irlandais démontre également un échange de peuples autour des îles britanniques. D’ailleurs, mon mari a un nom de famille irlandais mais il est né et a grandi à Londres. Il y a une volonté chez moi de déconstruire le concept de nation.
5. Quelle est votre technique pour dessiner ces cartes ?
C’est compliqué. Tout d’abord, je me procure des cartes sur lesquelles je suis les détails clés et les redimensionne à la main en utilisant des sections de carte ou des formes entières pour créer de nouveaux espaces, alors je passe du crayon à l’encre. Le reste consiste en une attention sans failles aux moindres détails. Je dessine souvent tard dans la nuit pendant des heures sans interruption.
6. Dans votre exposition, nous avons remarqué de nombreux cercles pouvant être des planètes et des lunes vues de l’espace. Pourriez-vous nous en dire plus à leur sujet ? Que représentent-elles ?
Les cercles peuvent être vus comme des planètes ou des lunes et leur esthétique géologique est conçue dans cet esprit. Mais ils sont aussi une allégorie de la fluidité avec laquelle les peuples dans le monde évoluent et existent.
Les cercles ont longtemps été un symbole utilisé pour représenter le « tout » : des premiers mandalas bouddhistes à l’appréciation de la géométrie parfaite du cercle par les Grecs. J’ai voulu d’une part, utiliser cette forme pour représenter l’État-nation qui repose sur la géométrie des frontières physiques pour définir son « ensemble » idéologique et d’autre part, casser chacune d’elles d’une manière belle et non destructive.
Aucun des cercles n’est continu, chaque ligne externe a été brisée et transformée d’une manière ou d’une autre, par exemple avec une encre diluée tourbillonnant vers l’intérieur. J’essaie de représenter les flux de personnes qui rejoignent notre « monde », notre « ensemble » (our whole). Bien qu’il défie souvent les idéologies, ce mouvement de population contribue à définir où et comment nous vivons. La fabrication des marques est une réponse physique à tout ce qui s’est passé dans le monde sur les plans politique et environnemental.
7. Nous avons été si éblouis par la beauté de ces cercles que notre journal en a acheté un. Comment arrivez-vous à obtenir ces incroyables nuances de bleu et d’azur ?
Les œuvres photographiques présentées ne sont pas essentiellement des photos dans leur essence, c’est-à-dire qu’elles ont été conçues sans appareil photo. En fait, je dessine directement sur le négatif, puis une fois que l’encre est sèche, je les imprime à la main ;
tout le processus doit être effectué dans le sens inverse. Pour obtenir le bleu vif lors de l’impression, j’utilise une encre orange à l’aspect boueux. Il faut plusieurs tentatives, car le processus de séchage est délicat : le négatif est une surface semi-poreuse, le pigment de l’encre repose sur le séchage et l’eau s’évapore, ce qui donne le craquelage ou l’effet craquelé qui se prête à l’idée d’une terre sculptée, cultivée, façonnée sans effacement de frontières.
Cela a un effet similaire à celui de la méthode détaillée du dessin cartographique. Il faut des heures, voire des jours, pour sécher. C’est ce qui permet aux minuscules cratères et aux fissures de se former mais cela rend fou mon imprimeur photographique, John MacCarthy, avec qui je travaille étroitement à Londres afin d’obtenir le bon équilibre entre saturation des couleurs et craquelage. John est un magicien des couleurs et il me pousse toujours plus à expérimenter. Évidemment, cela demande beaucoup de patience (de sa part) !
8. Nous aimons aussi vos visages en noir et blanc dont certains expriment une certaine tristesse. Que représentent-ils ?
Ceux-ci sont également dessinés sur des négatifs. On doit donc à nouveau recourir à l’inversion des couleurs. Ici, j’ai voulu défier les notions de race et d’identité. « Noir » ou « blanc » est l’une des dichotomies les plus immédiates et profondes que le monde ait créée ; quant à la race, elle est enracinée dans la mythologie et les contes populaires. Je voulais inverser cela pour que les visages noirs soient blancs et que les visages blancs soient noirs.
9. Enfin, nous avons vu des sculptures blanches. De quoi sont-elles faites ? Et que représentent-elles ?
Ce sont des céramiques inspirées par un voyage que j’avais fait avec ma famille à la frontière indo-pakistanaise lorsque j’étais enfant. Nous sommes allés dans l’endroit le plus proche de l’ancienne maison familiale (abandonnée à cause de la partition). Au cours de ce séjour, un garde-frontière qui patrouillait dans la zone m’a offert un gros fossile. La silhouette de l’objet, sa forme et ses « veines » profondes sont si authentiques, qu’elles possèdent une beauté naturelle et font comprendre à quel point les conflits auxquels est confrontée cette région désertique sont récents.
J’ai aussi une fascination pour l’étude des roches. D’ailleurs, je ramasse toujours des morceaux de roches, des galets et des minéraux partout où nous voyageons au grand dam de mon mari.
Cette passion me fait travailler sur plus de matériaux tactiles, comme ici l’argile naturelle. Chaque pièce est traversée par des traits - dont l’un est en rouge cardinal - afin de décrire comment certaines lignes, frontières et terres sont naturellement et joliment formées – comme celles du fossile du désert. Ces lignes naturelles s’opposent à la démarcation rouge sang que les humains ont imposée par leur politique.
Texte traduit de l’anglais par Pierre Scordia | Lire la version anglaise
form-idea.com Londres, le 11 octobre 2019. Interviewée par Pierre Scordia et Annie Clein.
Version française publiée aussi sur le site de Mediapart