Funny Boy, un film canadien qui réveille de nombreuses blessures au Sri Lanka

Auteur: Pierre Scordia

Funny Boy | Oscars 2021

Le film choisi pour représenter le Canada aux Oscars en 2021 est le long métrage de Deepa Mehta intitulé « Funny Boy », une adaptation cinématographique du roman autobiographique de Shyam Selvadurai. Ce film tourné au Sri Lanka raconte l’histoire d’une famille tamoule de Colombo dont le fils développe très tôt une sensibilité gaie, d’où le titre « Funny Boy », « funny » voulant dire en anglais « drôle » dans les deux sens du terme, comme en français d’ailleurs. Cette famille rencontre de nombreux défis : accepter la nature de leur enfant et affronter les discriminations raciales et les violences ethniques de plus en plus visibles dans les années 70 et 80 sur l’île de Ceylan.

Pour FORM-Idea, la dramaturge Bettina Gracias a interviewé en anglais l’actrice principale, Nimmi Harasgama qui interprète merveilleusement bien la mère. Voici les grandes lignes de cet entretien.

Nimmi Harasgama

Le sujet du film

Il s’agit d’un enfant sri lankais homosexuel qui essaie de s’adapter à son environnement marqué aussi par la guerre civile et les émeutes sanglantes contre les Tamouls [1] qui ont secoué l’île dans les années 80 et qui ont entraîné un énorme exode de la population tamoule. Beaucoup se sont réfugiés en Inde, en Europe et surtout au Canada.

La discrimination contre la communauté tamoule n’était pas nouvelle au Sri Lanka dans les années 80. Elle a commencé bien avant, dès la décolonisation, avec la mise en place de la « swabhasha », politique cingalaise prônant le retour aux racines ethniques. Cette politique nationaliste, notamment avec le « Shinhala Only Bill » fait du cingalais la seule langue officielle du pays privant aussi les minorités des emplois dans l’administration et dans l’éducation. Cette orientation politique s’est révélée désastreuse pour les Tamouls et les Burghers (les descendants des colons hollandais et portugais). Ces derniers ont eu néanmoins plus de chance que leurs compatriotes tamouls car l’Australie les a accueillis aussitôt. Le gouvernement de Cambera favorisait une immigration blanche à l’époque.

Le tournage

Le rôle de Nimmi Harasgama dans le film est celui d’une femme tamoule de Colombo venant d’un milieu traditionnel. Plus on avance dans le film, plus cette femme s’émancipe, prenant conscience des enjeux politiques auxquels le pays fait face. La discrimination que subit son peuple lui est de plus en plus insupportable. Elle rencontre même un homme politique de Jaffna, du nord du pays à majorité tamoule, un homme appartenant au LTTE [2] (les redoutables Tigres tamouls) pour discuter des mesures à prendre pour mettre fin à cette situation discriminatoire et à cette persécution. Rappelons que la guerre civile a fait plus de 100.000 morts entre 1983 et 2009.

Ce rôle a parfois été éprouvant pour l’actrice dont le père est cingalais mais la mère tamoule, surtout lors d’une scène filmée dans la rue de Colombo où la maison de sa grand-tante se trouvait avant la guerre civile. Cette résidence a été pillée et saccagée ; sa tante a survécu au massacre par miracle en escaladant le mur derrière sa propriété. Dans le film, elle se fait insulter en tant que tamoule juste à l’endroit où se tenait cette ancienne demeure, ce qui lui a rappelé des souvenirs d’enfance douloureux car la famille de sa mère était menacée. Certes, son père cingalais n’était pas inquiété, ce qui lui permit de cacher chez lui de nombreux amis et proches tamouls. Cependant, il a préféré partir en Angleterre pour protéger les siens de ces violences, choqué que les membres de sa propre communauté puissent agir de façon aussi barbare. Le bouddhisme très majoritaire chez les Cingalais et religion d’état après le départ des Britanniques, n’a pu atténuer les haines envers les Tamouls hindous, accusés de sécessionnisme [3].

La situation politique aujourd’hui

Lorsque Bettina Gracias aborde la politique actuelle, Nimmi Harasgama devient mal à l’aise et préfère esquiver certaines questions. Certes, la paix est de retour mais celle-ci demeure fragile. Il est vrai que les Tamouls ont leurs propres écoles mais aucune commission de réconciliation nationale n’a été mise sur pied contrairement à l’Afrique du Sud ou encore au Guatemala. Selon l’actrice, il est essentiel qu’on établisse une telle commission afin de guérir les blessures du passé. Les gens ont besoin de raconter les événements traumatisants qu’ils ont vécus, de connaître aussi les exactions de leurs compatriotes pour que les deux communautés puissent apprendre à vivre ensemble.

Le Sri Lanka reste une société multiculturelle, multi-confessionnelle mais le communautarisme domine. Les mariages intercommunautaires restent rares à l’exception de Colombo, la capitale, qui vit une autre réalité. Prôner l’entente entre communautés est un défi.

L’homosexualité au Sri Lanka

Encore une fois, si on vit à Colombo dans un milieu assez aisé, il est plus facile de vivre son homosexualité et d’être accepté dans ce monde restreint bien que le code pénal sri Lankais interdise les rapports sexuels entre les personnes du même sexe, héritage du colonialisme britannique. Contrairement en Inde, les droits de la communauté LGBT ne s’améliorent pas à Ceylan. Au contraire, les autorités sri lankaises ont sévi en ajoutant dans leur code pénal l’interdiction du lesbianisme. « On ne peut s’épanouir dans un pays où la loi est contre vous », conclut l’actrice.

Dans les années 80, évidemment la situation était encore plus difficile. De nombreux Sri Lankais surtout dans les communautés rurales du Sud de l’île ignoraient ou ne pouvaient concevoir de telles comportements entre hommes…

Ainsi devient-il important que le film sorte dans les salles du cinéma du pays afin de briser les tabous qui perdurent dans la société cingalaise. Il servira de prise de conscience et incitera à plus de tolérance ; le scénario ayant déjà reçu l’aval du l’ancien gouvernement sri lankais.

Travailler avec Deepa Mehta

Nimmi a vite été remarquée notamment pour son rôle principal dans la série à succès Good Karma Hospital et aussi dans celui du film August Sun. Travailler avec Deepa Mehta, une réalisatrice indo-canadienne très connue dans tout le sous-continent indien a été une chance inouïe. Cette canadienne domiciliée à Toronto est exigeante et organise toujours des journées entières d’ateliers permettant aux acteurs de bien comprendre leur rôle, d’incarner la personnalité de l’homme ou de la femme qu’ils interprètent. Grâce à ces ateliers, Deepa Mehta souhaite que les acteurs abandonnent toutes leurs expériences et préjugés, qu’ils deviennent comme neufs, « raw » (terme employé par Nimmi, voulant dire « crus ») afin de mieux rentrer dans la peau du personnage. Cette étape essentielle donne par la suite plus de liberté aux acteurs dans leur interprétation et le résultat en est impressionnant.

form-idea.com Paris, le 3. janvier 2021.

Deepa Mehta

Notes de l’auteur

[1] Les Tamouls forment environ 20% de la population sri lankaise. L’importante présence tamoule sur l’île de Ceylan date au moins du XVIe siècle.

[2] The Liberation Tigers of Tamil Eelam

[3] On accuse aussi les Tigres tamouls d’avoir enrôlé de force des enfants dans leur armée et d’avoir massacré des populations musulmanes dans les territoires qu’ils contrôlaient (source : La Croix).

Interview intégrale en anglais | Par Bettina Gracias

Bande annonce en version anglaise

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