Vivre à Saint Martin ou en pays cyclonique
Le passage du cyclone Irma, terrible et désastreux pour les personnes et pour les biens, révèle une forme de désarroi endémique dans les départements français d’outre-mer (DAF) et plus particulièrement à Saint-Martin. Après le désastre, le premier geste est de porter secours, reconstruire, soulager la détresse des plus atteints, le second est de comprendre ce qui se passe dans ces îles.
Saint-Martin, moitié française, moitié hollandaise, peuplée de 70 000 habitants, est un pays artificiel, un condensé de la mondialisation en marche où se côtoient la plus grande richesse et la plus grande pauvreté. Des milliers d’Haïtiens et Dominiquais démunis – «réfugiés de la Caraïbe» – en quête d’une vie meilleure et d’un peu d’argent pour survivre, cohabitent dans ces îles (dont Saint-Barthelémy) avec quelques unes des plus grosses fortunes de la planète, elles-mêmes en quête de soleil et de défiscalisation, d’où habitat précaire avoisinant villas luxueuses.
Le taux de chômage est de 27% dans la partie française de Saint-Martin et plus du tiers de la population bénéficie de la couverture médicale universelle (CMU), tandis que dans l’île voisine de Saint-Barthélemy, Di Caprio, Johnny Hallyday, Paul McCartney et d’autres milliardaires possèdent des villas et profitent d’une « fiscalité de rêve ». Cherchez l’erreur!
L’injustice sociale, l’injustice tout court (Saint-Martin est à la fois une plaque-tournante du trafic de cocaïne et un concentré de toutes les formes de délinquance) ainsi que la distance qu’entretient la France hexagonale avec ces territoires sont bien antérieures au passage d’Irma. L’ouragan a mis en relief une réalité peu glorieuse que ne masquent plus les boîtes de nuit, les casinos, les conseillers fiscaux habiles, les cocotiers et les plages de sable blanc emportés par le vent et les vagues.
Saint-Martin est un pays hors sol, un chiffre résume cette réalité : dans la partie française : pour 70% des élèves, le français n’est pas la langue maternelle. Pays hétérogène, hétéroclite, il préfigure un futur possible mais pas souhaitable, celui d’une société à venir sans mémoire, sans racines, qui n’aurait plus qu’une dynamique, l’optimisation fiscale pour les uns et la survie pour les autres. Un tel pays pouvait-il être bien préparé au passage d’un cyclone ?
Préparations au cyclone
Comment les Guadeloupéens se préparaient-ils au cyclone ?
A l’approche de la saison cyclonique, dès le mois de juin, Il existait une tradition dans la Caraïbe : on se préparait. Dans les maisons et dans les familles, chacun constituait des provisions d’eau et de nourriture pour plusieurs jours; on rangeait à l’abri les documents importants avec une petite somme d’argent liquide; on vérifiait les ouvertures, on stockait de quoi s’éclairer, le transistor à piles était prêt pour entendre les nouvelles si l’électricité venait à manquer; on préparait des planches et des clous au cas où… Je me souviens d’avoir vu ces préparatifs, chacun s’efforçait d’être prêt.
On se préoccupait de ses proches aussi, parents, amis, voisins ; celui qui avait la maison la plus solide invitait les autres à manger des «bokits» comme cela se faisait en Guadeloupe, les jours de passages de tempêtes. Parmi les témoignages entendus à la radio lors de la visite d’Emmanuel Macron à Saint-Martin, celui d’une jeune femme est particulièrement frappant et ne correspond pas à l’idée que l’on peut avoir de la solidarité dans la Caraïbe : «Je suis une femme seule avec deux enfants, j’ai été livrée à moi-même, l’Etat m’a abandonnée, personne ne m’a aidée.» J’ai du mal à imaginer – mais peut-être suis-je trop optimiste – qu’une jeune femme avec deux enfants serait restée seule «livrée à elle-même» dans le quartier où je demeure en Guadeloupe. Quelqu’un serait passé la voir dans la journée, au pire un voisin, pour savoir si ça allait et si elle avait besoin de quelque chose. A Saint-Martin, cela ne s’est pas produit.
Ces propos ne dédouanent en rien le rôle que l’Etat et les administrations concernées doivent avoir en de pareilles circonstances, mais soyons réalistes. Dans ces situations extrêmes, l’Etat ne peut pas envoyer (qui d’ailleurs ?) un «agent», un «soldat», un «fonctionnaire» dans chaque maison, derrière chaque volet pour vérifier que tout est en ordre. Le cyclone Irma nous interroge sur cette croyance que l’Etat peut tout et doit tout. Les citoyens, les contribuables doivent certes avoir des exigences envers l’Etat censé les administrer. Le peuple doit demander des comptes aux dirigeants politiques censés les gouverner et les sanctionner le cas échéant, mais cela ne signifie pas pour autant que l’Etat peut tout.
Dans les situations extrêmes, quand les vents soufflent à 300 kilomètres heure, quand des vagues de dix mètres frappent le rivage ou que des bombes tombent sur une ville pendant quelques minutes, quelques heures ou quelques jours, l’Etat, quel qu’il soit, est paralysé. La seule force qui puisse s’opposer à ces désastres est celle d’hommes et de femmes, d’individus solidaires et combatifs qui auront mis tout en œuvre pour survivre au cataclysme.
Penser autrement signifie que l’on croit à l’Etat providentiel, à l’homme providentiel, à la fameuse «Mère-patrie», si longtemps distillée dans le discours colonial, capable de répondre à tout, de protéger de tout, de résoudre tout. Aucune circulaire ministérielle ne peut résister à une vague de 12 mètres. Il vaut mieux, simplement ne pas être sur son passage ni habiter à proximité dans une de ces maisons à baies vitrées « pieds dans l’eau et vue sur la mer ».
Saint-Martin n’est pas Saint-Tropez
Saint-Martin n’est pas Saint-Tropez, la Caraïbe n’est pas la Méditerranée
Le risque zéro n’existe pas à Saint-Martin pas plus que dans îles de l’arc antillais. Une personne qui décide de s’installer sur l’un de ces territoires ou d’y passer des vacances sait qu’entre le mois de juin et le mois de novembre le passage d’un ouragan est possible, le risque sismique ne doit pas être ignoré car tout aussi réel. Pour résumer: Saint-Martin, n’est pas Saint-Tropez.
Il existe un paradoxe ancien dans les relations entre la France hexagonale et les outre-mer qu’il faudra dépasser un jour : un éternel reproche est fait à l’Etat de ne pas en faire assez, assorti d’une résistance persistante aux réglementations imposées par les institutions émanant du même Etat. Alors trop ou pas assez interventionniste ?
La question du modèle de développement de Saint-Martin est posée avec Irma. La collectivité autonome mise tout sur le tourisme, son président Daniel Gibbs l’a encore déclaré après le passage du cyclone, mais jusqu’où et à quel prix ?
En 2015, le plan d’urbanisme de Saint-Martin a été rejeté par la population car jugé trop contraignant. Depuis qu’elle est collectivité autonome, l’île a pourtant son propre code d’urbanisme jugé trop «laxiste» par des observateurs extérieurs. La loi sur le littoral est détournée et les «cinquante pas géométriques» assez peu respectés. Alors que va-t-il se passer dans les mois à venir ? Va-t-on tout mettre à plat et reconstruire sur des bases saines ? Irma pourrait dans ce cas être le déclencheur d’un « cercle vertueux » et Saint-Martin devenir un modèle de développement qui répondrait aux exigences du changement climatique. Espérons que dans six mois, comme lors des cyclones précédents, Irma ne sera oubliée et que l’approximatif/rentable ne reprendra pas le dessus.
Négligence
Larges baies vitrées vues sur la mer …
Dans un article publié dans le quotidien le Monde un entrepreneur de Saint-Martin (Société de construction nouvelle, SCN) raconte qu’après le cyclone Luis en 1995 qui avait déjà ravagé l’île, il a construit une centaine de logements sociaux avec des dalles anti-cycloniques. Sous la charpente, une dalle protégeait l’habitation si le toit était emporté. Il explique que dans les programmes qui ont suivi, la dalle a été supprimée pour réduire les coûts de construction. En 2017, il faudra donc tout reconstruire pour un coût certainement supérieur à celui de la dalle dédaignée. Est-ce une bonne utilisation des deniers publics ?
A qui peut-on aujourd’hui reprocher ces choix : aux promoteurs qui ont voulu réduire les coûts ou aux législateurs qui dans la réglementation n’ont pas exigé les dalles anti-cycloniques ? La question devrait être posée aux élus de Saint-Martin.
Le même entrepreneur évoque des larges baies vitrées ouvertes sur la mer : «Elles ont pour la plupart explosé sous les assauts du vent …» Ces baies vitrées en pays tropical sont des aberrations car la prise de vent accroît leur fragilité, Irma l’a prouvé; de plus, baies vitrées, climatisation puissante et consommation d’énergie vont ensemble en climat tropical. Il est reconnu que l’utilisation des climatiseurs participe au réchauffement de la planète, réchauffement qui augmente la puissance des cyclones. La boucle est bouclée : la puissance et l’impact d’Irma ne sont pas dus au seul hasard. L’entrepreneur propose de construire des fenêtres adaptées au climat et au risque, mais sera-t-il entendu ?
Ces choix judicieux ont été négligés, on en mesure les conséquences. Au-delà des règlementations officielles, trop ou pas assez contraignantes selon les cas, se pose ainsi la question de la responsabilité et de la conscience de chacun d’entre nous. La puissance publique existe certes, mais faut-il s’en remettre aveuglement à elle pour tout ?
Quel ministre dans son bureau à 7000 kilomètres peut-il anticiper mieux que nous qui vivons ici le prochain cyclone qui traversera l’arc antillais ? S’il le peut, c’est qu’ici nous avons perdu la connaissance et la culture mesurées du risque. Préparons-nous donc, en vue du prochain, en comptant sur nous et ensuite sur la force publique qui enverra ses moyens, ses hélicoptères, ses assurances pour nous aider à nous remettre debout.
FΩRMIdea Guadeloupe, le 18 septembre 2017.