La Biélorussie est-elle moins européenne que la France ?

Biélorussie : Européenne et invisible ? Réflexion sur l’arrogance occidentale et les angles morts de la démocratie.
Alors qu’un mouvement populaire biélorusse revendique pacifiquement liberté et dignité, certains responsables européens, loin de soutenir cette aspiration, l’excluent d’emblée du récit continental. Ce texte interroge les critères implicites de « l’européanité » et les conséquences géopolitiques de ce mépris.

Auteur : Pierre Scordia

Rebelote : après l’Ukraine, la Biélorussie !
Un mouvement populaire réclame la liberté, la démocratie, la fin d’un système post-soviétique corrompu… et voilà une fois de plus notre super-héros, Vlada (Poutine), qui choisit le camp du dictateur, croyant ainsi servir les intérêts de la « grande Russie » [1]. Et que font, pendant ce temps, les politiciens et experts français ? Un certain nombre se livrent, sans vergogne, à des préjugés pour le moins surprenants.

La palme d’or revient incontestablement au commissaire européen au Marché intérieur, Thierry Breton, qui a déclaré que le Bélarus n’était pas l’Europe et que les négociations avec Poutine devaient tenir compte de la nature de la Biélorussie. Évidemment, cette affirmation passe très mal en Pologne et dans les pays baltes. On s’étonne ensuite que les Français puissent être perçus comme insupportables par leurs partenaires européens : il y a une limite à ne pas franchir dans l’arrogance.

Même dans l’excellente émission C dans l’air, il n’est pas rare d’entendre un politologue ou un stratégiste parisien affirmer que l’identité biélorusse serait artificielle, que la différence entre un Biélorusse et un Russe serait infime. C’est faire preuve d’une méconnaissance flagrante de l’histoire des peuples d’Europe de l’Est et de l’évolution de leurs sociétés.
On entendait déjà ce genre d’inepties lors des événements tragiques en Ukraine entre 2014 et 2017. Or, les Ukrainiens russophones du sud du pays sont restés fiers de leur identité ukrainienne. Odessa et Dnipro, par exemple, sont demeurées fidèles au pouvoir de Kiev et continuent d’adhérer aux valeurs européennes.

Les questions que l’on peut légitimement se poser sont les suivantes : qu’est-ce qui ferait de la France un État plus « européen » que la Biélorussie ? Ou du Bélarus une nation moins européenne que l’Hexagone ? Est-ce son histoire ? Sa culture ? Sa population ? Sa géographie ? Son alphabet ?

Histoire

Il est indéniable que la France a joué un rôle central dans l’histoire européenne. Avec l’Espagne et l’Angleterre, elle fut l’un des premiers royaumes modernes à se constituer en Europe, tandis que la Biélorussie, elle, était dépourvue de frontières stables et privée de pouvoir politique propre.
Au fil des siècles, elle fut intégrée de force dans de grands ensembles : le Grand-Duché de Lituanie, la Pologne, l’Empire austro-hongrois, l’Empire russe, puis l’Union soviétique. Les populations de cette région ont été désignées sous divers noms à travers l’histoire : Rus (mélange de Scandinaves et de Slaves), Litvins, Ruthènes, Ruthènes blancs, Russes blancs, avant de devenir les Biélorusses que nous connaissons aujourd’hui.

États & culture

Il faut attendre le 25 mars 1918 pour que naisse la première république biélorusse. Comme sa voisine ukrainienne, elle ne survivra que quelques mois avant d’être absorbée par les Bolcheviks et transformée, dès l’année suivante, en république autonome au sein de l’Union soviétique. Ce n’est qu’en 1991, avec l’effondrement de l’URSS, que la Biélorussie retrouve pleinement son indépendance.

À l’instar des Russes, les Biélorusses de l’Est ont connu la monarchie absolue des tsars, le léninisme, le stalinisme, puis les années d’apparatchiks soviétiques. Toutefois, à la différence des Russes, leurs ancêtres n’ont pas subi le long joug mongol, qui a profondément marqué la pensée politique et l’administration russe.
Quant aux Biélorusses de l’Ouest, ils ont en partie échappé au totalitarisme soviétique et aux grandes purges staliniennes, leurs territoires ayant été placés sous administration polonaise durant l’entre-deux-guerres.

Il est essentiel de souligner que les Biélorusses ont été durablement influencés par les cultures polonaise et lituanienne. Pendant des siècles, la majorité d’entre eux étaient de confession catholique ou gréco-catholique. Mais contrairement aux Ukrainiens, ils n’ont pas réussi à préserver ces traditions religieuses, en raison des restrictions imposées sous l’Empire russe.
Le premier livre imprimé en biélorusse fut une Bible, publiée dès 1517.

Ainsi, la Biélorussie n’est pas une construction artificielle sortie de l’imagination de bureaucrates obscurs, comme, par exemple, les Pays-de-la-Loire. Elle possède des racines culturelles profondes, ancrées dans plusieurs siècles d’histoire. Par bien des aspects, elle ressemble davantage à des nations comme la Finlande ou la Belgique, à ceci près qu’elle reste, à ce jour, un peuple nettement plus homogène.

Populations

Si l’on définissait l’Europe par ses racines indo-européennes et par sa culture judéo-chrétienne, alors il ne serait pas absurde de considérer que la Biélorussie est, à certains égards, plus européenne qu’une France multiculturelle, où — selon certains — l’Islam sunnite [2] serait désormais la religion la plus pratiquée, tandis que le catholicisme connaît un déclin spectaculaire.
Les Européens n’auraient-ils pas, dans les faits, exclu la Turquie de l’Union européenne en raison de sa culture musulmane, alors même que ce pays officiellement, elle ait été laïque pendant plus de soixante-quinze ans ?

Périphérie de l'Europe ?

Géographiquement, le départ du Royaume-Uni de l’Union européenne relègue quelque peu la France à la périphérie du continent. À bien des égards, la Biélorussie se trouve plus proche du cœur historique de l’Europe centrale — la Mitteleuropa — que ne l’est l’Hexagone : la ville de Brest, au Bélarus, est en effet deux fois plus proche de Berlin que Brest, en Bretagne [3].

Alphabets

Il ne nous reste plus que l’alphabet. Monsieur Breton a sans doute pensé à l’usage du cyrillique pour justifier l’exclusion implicite de la Biélorussie de l’Europe, la condamnant ainsi à demeurer dans la sphère d’influence russe.
Pourtant, les Serbes et les Monténégrins tendent aujourd’hui à délaisser l’alphabet cyrillique au profit de l’alphabet latin, dans une volonté manifeste de rapprochement avec l’Occident. La Bulgarie, elle, fait figure d’exception, restant attachée au cyrillique tout en étant pleinement intégrée à l’Union européenne.
Assiste-t-on à une nouvelle victoire symbolique de Rome sur Byzance ?

Peut-on imposer une vassalité ?

Contrairement aux Ukrainiens, l’opposition biélorusse — portée par trois jeunes femmes courageuses — ne réclame pas d’association à l’Union européenne. Leur combat n’est pas géopolitique, mais démocratique.
S’il n’y avait pas eu de fraudes massives — certains évoquent même un renversement pur et simple des résultats —, la Biélorussie aurait sans doute élu une femme présidente, ce qui, rappelons-le, n’est encore jamais arrivé en France.
Chaque semaine, des citoyens biélorusses descendent massivement et pacifiquement dans les rues pour réclamer une chose simple : que leur vote soit respecté.

Exclure d’office le Bélarus de l’Europe et abandonner cette nation souveraine à un état de vassalité envers une puissance à la fois autoritaire et agressive [4] reste indigne d’un responsable censé représenter une institution pan-européenne dont la devise est : « Unie dans la diversité ».
Chaque peuple a le droit fondamental de disposer de lui-même.

form-idea.com, le 15 octobre 2020.

English version edited by Annie Clein & published in Euromaidan Press

Notes de l’auteur :

 

[1] Selon plusieurs experts russophones, le soutien de la Russie au dictateur Loukachenko reste mesuré. L’aide financière accordée — essentiellement sous forme de prêts — demeure limitée : les 1,5 milliard de dollars promis représentent à peine un dixième de la somme versée à l’ancien président ukrainien Viktor Ianoukovytch. Cette aide sert d’ailleurs en grande partie à rembourser la dette biélorusse envers la Russie.
Il faut dire que la relation entre Loukachenko et Poutine est complexe : les deux hommes se méfient l’un de l’autre et ne s’estiment guère. Loukachenko n’a jamais respecté les engagements pris dans le cadre de l’union entre la Russie et la Biélorussie, scellée le 8 décembre 1999. Il est même allé jusqu’à se rapprocher de l’Union européenne lors de la soi-disant « crise ukrainienne » — qu’il conviendrait de qualifier plus justement d’invasion et d’occupation russe.
Fait notable : le Bélarus n’a jamais reconnu l’annexion de la Crimée, ni les entités artificielles créées par Moscou telles que la Transnistrie (en Moldavie), l’Abkhazie ou l’Ossétie du Sud (en Géorgie). Au contraire, le gouvernement biélorusse a activement participé aux négociations diplomatiques visant à instaurer un semblant de paix en Ukraine.

[2] La République française, une et indivisible, ne recueille aucune statistique officielle sur les origines ethniques ou la religion de ses citoyens, afin de garantir l’égalité de tous et d’éviter toute forme de distinction.
Cependant, on observe empiriquement que la fréquentation des mosquées connaît une forte hausse le vendredi, tandis que les églises se vident de plus en plus le dimanche.

[3]La ville de Brest, en France, se trouve à 1 588 kilomètres de Berlin, tandis que Brest, en Biélorussie, n’en est distante que de 776 kilomètres.
Quant aux capitales, Berlin se situe presque exactement à mi-chemin entre Paris et Minsk, ce qui relativise la centralité géographique de la France dans l’Europe d’aujourd’hui.

[4]Le Kremlin a déjà fort à faire avec les manifestations de mécontentement à Khabarovsk, dans l’extrême Est du pays. Tout mouvement démocratique chez les peuples dits « frères » — en l’occurrence l’Ukraine et la Biélorussie — risque d'encourager une « contagion » des valeurs occidentales sur le sol russe.
À Moscou, il semble que le mot démocratie soit perçu comme une menace : il évoque un rapprochement avec l’Union européenne, une lutte contre la corruption, la défense des libertés individuelles, la promotion du féminisme et du mouvement LGBTI.

Sviatlana Tsikhanouskaya

Sviatlana Tsikhanouskaya | Candidate qui aurait remporté les élections présidentielles du 9 août 2020.

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