L’Europe ou le mythe du Léviathan

 

Auteur: Pierre Scordia

L’historien américain Timothy Snyder nous met en garde sur les dangers qui pèsent sur l’Union européenne. Il est essentiel que les Européens cessent de croire que l’Europe a été fondée sur un idéal et que le conflit en Ukraine ne les concerne pas. L’écueil serait que les stigmates du nationalisme allemand encore présent dans la gauche et la droite allemandes croisent le nationalisme russe à caractère fasciste et civilisateur.

L’historien Timothy Snyder de l’Université de Yale, diplômé de l’Université d’Oxford révolutionne l’analyse de l’histoire moderne occidentale au risque de déconcerter certains. Le premier choc est lorsque Snyder affirme que la Nation-état[1] ou l’État-nation n’a jamais existé en France et qu’il s’agit en fait d’un axiome fabriqué de toute pièce par les Révolutionnaires. La France aurait toujours été un empire que ce soit avant, pendant ou après la Révolution. Et c’est bien la notion d’empire à l’échelle mondiale qui explique où nous en sommes aujourd’hui en Europe.

Démystification de la construction européenne

 

Selon Snyder, la construction européenne serait le résultat de plusieurs événements concomitants : l’échec d’une tentative de colonisation européenne par l’Allemagne, la chute des Empires maritimes européens et la volonté de survivre des nations-état de l’Europe centrale et des Balkans. Sans une structure politique européenne, les véritables Etats-nations qui situés à l’Est du continent ne pourraient pas durer. Snyder va encore plus loin en concluant que l’Union européenne est la conséquence de la Première Guerre mondiale qui a entraîné l’affaiblissement des Empires maritimes, le démantèlement des empires continentaux (Autriche-Hongrie, Allemagne et Empire Ottoman, Russie) et l’émergence des Nations-états en Europe orientale.

L’entre-deux guerres a montré l’échec de tous à l’exception notoire de la Finlande. Les Etats-nations ont disparu très vite, en quelques mois ou en l’espace de deux décades, que ce soit la République Occidentale d’Ukraine, la Tchécoslovaquie, la Lituanie, la Lettonie, l’Estonie, l’Autriche ou la Pologne. Quant à l’Allemagne, sachant qu’il lui était impossible d’établir un empire maritime, elle a tenté pour rivaliser avec l’empire britannique de créer par la force une colonisation de l’Europe et le cœur de son projet était la conquête de l’Ukraine, ce qui implique, selon Snyder, une responsabilité historique de l’Allemagne envers ce pays. Nous reviendrons plus tard sur ce concept.

Le projet européen a permis à la France, aux Pays-Bas et plus tard à la Grande-Bretagne, au Portugal et à l’Espagne de rendre leurs échecs moins cuisants, ainsi l’Europe sert-elle à Paris, à Londres d’une vaste zone de libre-échange remplaçant ainsi l’espace colonial ; mais la structure européenne leur permet aussi d’exercer leur souveraineté qui serait impossible sur un territoire national restreint. En ce sens, Snyder prévoit que le Brexit n’aura pas lieu dans les faits puisque la Grande-Bretagne n’aura plus accès à ce grand marché économique dont elle a besoin. De plus, le Royaume-Uni n’ayant jamais constitué un Etat-nation se retrouvera seul en pleine crise identitaire.

Il est important alors de démystifier la construction européenne. Ce projet ne viendrait pas d’un idéal ou d’une sagesse européenne mais d’une lucidité économique allemande et européenne. L’échec colonial fracassant de l’Allemagne en 1945 et le déclin des empires maritimes ont poussé l’Allemagne, la France, les Pays-Bas, l’Italie, la Belgique et le Luxembourg vers un processus d’intégration européen. Snyder rappelle que les fonctionnaires travaillant dans la politique étrangère allemande à Bonn à la fin des années quarante étaient les mêmes que ceux qui étaient impliqués dans les relations internationales de l ‘Allemagne nazie. S’il s’agissait vraiment d’un principe de paix et d’une volonté d’éviter les horreurs de la Guerre, les centres mondiaux de la paix graviteraient autour de la Biélorussie, de l’Ukraine, de la Russie, de la Pologne et d’Israël.

Enfin, ce n’est que plus tard, avec la chute de l’Union Soviétique que les Etats-nations de l’Europe centrale, de l’Est et des Balkans vont pouvoir rejoindre l’intégration européenne qui leur permettra d’obtenir et de maintenir leur souveraineté.

Responsabilité historique de l’Allemagne envers l’Ukraine

 

Selon Timothy Snyder, l’Allemagne - plutôt exemplaire dans son traitement du passé – tend à oublier sa tentative de colonisation de l’Ukraine et sa politique d’asservissement de la population de ce territoire entre 1941 et 1944. Snyder prévient que l’histoire peut se répéter.

Le danger aujourd’hui vient de la politique étrangère russe qui encourage a gommer la responsabilité face à l’histoire. Le Kremlin essaierait de rétablir le pacte Ribbentrop-Molotov en s’alliant avec les courants d’extrême-droite et les mouvements populistes de l’Union européenne. Il propage cette vision paradoxale : l’Ukraine ne constituerait pas une vraie Nation mais un rassemblement de nationalistes fascistes et antisémites. D’ailleurs, Moscou s’est toujours servi du nationalisme ukrainien comme alibi pour commettre ses exactions en Ukraine : la grande famine de 1931-32 (quatre millions de morts), la terreur stalinienne en 1937-38, la déportation massive de la population à la fin de la Deuxième Guerre mondiale et enfin l’invasion partielle de l’Ukraine en 2014.

Le risque est que les relents du nationalisme allemand toujours présents dans la gauche et la droite allemande favorisent le nationalisme officiel russe et trouvent un terreau fertile pour accuser le nationalisme ukrainien de tous les maux en Europe. Cela constituerait un danger considérable pour la démocratie en Allemagne et sur tout le continent.

Snyder ne nie pas le fait que les Ukrainiens ont collaboré avec l’Allemagne nazie et participé à la Shoah comme ils avaient joué un rôle actif aussi dans la terreur stalinienne. Cependant, proportionnellement au territoire, il n’y a pas eu plus de collaboration en Ukraine qu’en Russie, conséquence d’un opportunisme plus que d’une adhésion à l’idéologie nazie (5% du territoire russe a été occupé). En Europe, il n’y a pas de lien entre l’ethnie et la collaboration, à l’exception des minorités allemandes. Snyder rappelle les conséquences de l’invasion allemande dans l’Ukraine soviétique : 3,5 millions de civils tués par l’occupation nazie (dont plus de la moitié étaient juifs) et 3 millions d’Ukrainiens morts au sein de l’armée rouge (chiffres donnés par les historiens russes). On dénombre plus d’Ukrainiens tombés au combat dans les forces alliées contre la Wehrmacht que de soldats français, britanniques et américains réunis ; inversement, plus de Français ont été tués dans les forces de l’Axe que dans les forces alliées, ce qui n’a pas empêché la France d’être considérée comme une puissance victorieuse.

L’histoire de l’occupation allemande de l’Ukraine est une façon sérieuse d’appréhender l’histoire de l’holocauste. En effet, la Shoah est liée organiquement et intégralement à la conquête de l’Ukraine, les terres les plus fertiles de l’Europe. Sa conquête passe par l’extermination des Juifs qui vivent principalement en Ukraine, d’où le plan nazi de famine dès l’hiver 1941 dont l’objectif était d’affamer une dizaine de millions d’Ukrainiens. On prévoyait de déporter vers l’Est d’autres millions dans les dix ou quinze ans qui suivraient l’invasion.

Snyder rappelle qu’au départ Hitler était fasciné par les Etats-Unis et leur empire « frontière » construit sur le travail des esclaves. Le führer s’est posé la question du choix des esclaves dans un empire allemand. Et la réponse, est dans Mein Kampf : les Ukrainiens. Par la suite, ces derniers seront traités d’Africains ou de « nègres » dans certains documents nazis. Dans le discours allemand qui tend à affirmer que l’Ukraine est un état failli, qu’elle n’est pas une nation, que les Ukrainiens sont divisés culturellement. De telles critiques adressées à un peuple qu’on a méprisé dans l’histoire, qu’on a associé à des sous-humains, ne sont pas innocentes, selon Snyder ; de plus, elles seraient encouragées par Moscou qui a simplifié l’histoire de l’Union soviétique en deux parties : la bonne (la Russe) et la mauvaise (l’Ukrainienne), la libération contre la collaboration. La responsabilité des Allemands dans la Seconde Guerre mondiale serait une aubaine pour les Russes soucieux de les manipuler. La confusion entre l’Union soviétique et la Russie chez les diplomates russes n’est pas anodine.

Hostilité de la Russie au projet européen

 

Selon Snyder, le traité de Ribbentrop-Molotov a été réhabilité par le pouvoir à Moscou en novembre 2014 au moment où la Fédération russe a commencé à soutenir tous les mouvements d’extrême-droite en Europe. La stratégie est identique à celle du fameux traité. L’objectif recherché est que toutes les énergies entrent en conflit au sein de l’Europe, l’extrême-droite pourra dynamiter l’Union européenne. L’historien rappelle que les crimes contre l’humanité en Europe ont commencé avec ce pacte mais que Moscou a bien pris soin « d’ethniciser » ces crimes, sous le compte des Ukrainiens, des Baltes, des Tatars soutenus par les fascistes occidentaux. En fait, on pourrait parler aujourd’hui de pouvoir russe antifasciste profasciste. Cela signifie que le mythe d’une guerre défensive est devenue en réalité une guerre offensive.

Désormais, le Kremlin soutient 1) des états-clients au sein de l’Union européenne, 2) le séparatisme dans l’Union européenne, 3) le séparatisme à l’intérieur des Etats membres, 4) la droite populiste, 5) les mouvements pronazis et profascistes en Europe. Moscou fournit une théorie de la désintégration de l’Union européenne. Comme l’Europe fonctionne sur des paradigmes de relations positives entre la souveraineté, la société civile et l’intégration, il faut lui ôter les deux derniers atouts.

Pour atteindre ce but, le Kremlin utilise une propagande efficace : diffusion de fausses informations, propagation d’une cacophonie (un bombardement de pistes contradictoires et farfelues) et élaboration d’un marketing politique, par exemple en faisant des Ukrainiens des antisémites tout en véhiculant l’idée d’une Ukraine coupable de conspiration juive (le Protocole de Sion). La Russie affirme que l’Ukraine n’est qu’un pays répressif et nationaliste, qu’il n’y a pas de langue ukrainienne mais que les Russes d’Ukraine sont forcés de parler ukrainien. Il devient important pour le Kremlin de brouiller les esprits européens d’informations contradictoires. En mars 2015, Snyder est alarmé par le fait que les Occidentaux ne l’aient toujours pas remarqué.

La rupture avec l’Europe a eu lieu en 2013 lors de l’annonce de la formation d’une communauté eurasienne. Les leaders de la Fédération russe ont compris qu’une intégration au sein de l’Europe sera impossible car on ne peut devenir à la fois oligarques et européens. La Russie devient alors le premier Etat post-impérial à rejeter le projet européen comme tremplin. Pour Vladimir Poutine, l’Europe n’est plus un objectif. On ne réformera pas la Russie en fonction des critères européens. Les Russes redéfinissent l’intégration non pas en Etat de droit mais en mission civilisatrice. La civilisation est déterminée non pas en accomplissements mais en valeurs, en vertus (contre l’homosexualité, par exemple). En 2013, Poutine indique que l’Ukraine fait partie de cette civilisation et que jamais l’Ukraine et la Russie ne seront séparées. La guerre en Ukraine en 2014 annonce cette tournure anti-européenne.

Si la Russie ne peut s’intégrer au projet européen, alors l’Europe ne doit plus exister. Moscou ne tolère pas l’image d’une Union européenne plus riche et plus libérale. Elle trouve en l’extrême-droite européenne une alliée qui adhère à sa vision d’une Europe redéfinie par des valeurs conservatrices et traditionnelles. Les Russes ont compris que si l’Europe ne délivre les Etats-nations, elle cesse d’exister.

La Russie pionnière d’une politique d’éternité

 

Selon Snyder, on remarque deux politiques au cours de l’histoire : la politique d’inévitabilité qui consiste à se concentrer sur l’avenir et la politique d’éternité, qui se définit par rapport au passé. En Occident, la politique d’inévitabilité a souvent dominé, par exemple, l’adoption d’une politique libérale et l’ouverture du marché entraineront l’émergence d’un système démocratique au nom des règles de l’Histoire. Quant à la politique d’éternité, elle consiste en la croyance empirique que le seul cycle dans l’histoire est celui où l’agresseur vient de l’extérieur, un agresseur qui tente de détruire nos valeurs, nos vertus. Dans les deux cas, le présent compte peu. Ces deux notions de temps fonctionnent de la même manière puisque l’un conduit toujours à l’autre.

La Russie est pionnière dans ce domaine. Par deux fois, en l’espace d’une vie, la Russie a connu ce phénomène. Dans les années 70, sous le règne de Brejnev, on arrête de voir le futur, c’est-à-dire le progrès et la justice dans le socialisme, pour revenir à une nostalgie de la Seconde Guerre mondiale où l’Occident devient l’ennemi permanent (l’Allemagne nazie est associée à l’Occident). Dans les années 90, le capitalisme échoue en Russie. Le libéralisme n’a pas apporté les institutions démocratiques ni le bonheur pour tous. Le changement de l’inévitabilité à l’éternité a une logique, un mécanisme : les fortes inégalités économiques. L’idéal du progrès n’a plus de sens lorsqu’il ne s’agit que d’une minorité qui s’enrichit.

La Russie est aussi pionnière pour tirer profit d’une idéologie fasciste des années 30, celle d’Ivan Ilyin, philosophe de l’État russe. Poutine fit rapatrier de Suisse les restes du penseur à Moscou en 2005 et aurait fait distribuer une copie de ses essais à tous les fonctionnaires russes en 2014. Ilyin promeut l’idée d’une nation russe préservée des menaces externes, du communisme et de l’individualisme. Cette Russie parlerait d’une seule voix et serait dirigée par un homme rédempteur qui aura rendu la véritable culture russe à son peuple. Les élections seraient des rituels conçus pour endosser ce pouvoir. Il y aurait un geste de subjugation de la nation.

En Russie, on est passé de l’avancement social à la politique des vertus et de l’hostilité. Une fois arrivé à cette étape au niveau domestique, il devient nécessaire de l’inclure dans la politique étrangère. Le Kremlin exploite le point faible des pays européens où les populistes se servent du mythe de l’état-nation d’autrefois.

Snyder nous met en garde, nous ne devons pas être complaisants. Ce n’est pas difficile de provoquer un changement de régime pourvu que les actions non-violentes contre un pouvoir en phase d’autoritarisme aient lieu dès le départ. Plus on attend et plus la réussite sera difficile. La tyrannie n’est jamais très loin.

En lisant les nombreux écrits de Snyder et en écoutant ses conférences, on comprend que le cas de l’Ukraine est en fait archétypal de l’intégration européenne. Si les Européens comprenaient mieux leur histoire, ils auraient une attitude plus compréhensive envers les Ukrainiens. Il semblerait illusoire de ménager la Russie lorsque sa classe dirigeante souhaite la désintégration de l’Union européenne. De même, les pays européens nostalgiques des années 30 ne peuvent prendre pour acquis leur adhésion permanente à l’Union européenne.

[1] Snyder préfère l’expression Nation-état à celle d’État-nation.

FΩRMIdea Londres, le 18 avril 2018. Lea este artículo en español

Publié aussi sur la plateforme AgoraVox.

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