Retour sur Spinoza

Auteur : Didier Levreau

Évoquer la pensée de Baruch Spinoza, philosophe néerlandais d’origine juif séfarade né en 1677 à La Haye pour écrire, au XXIe siècle, sur une pandémie qui n’en finit pas et sur le comportement de « nos frères humains », peut sembler inapproprié, et pourtant !

Spinoza avait une conception plutôt libérale et individualiste du monde. Il appartenait par sa naissance à une minorité persécutée, les Juifs marranes, avec laquelle il a rompu; puis il a été considéré comme athée par ses contemporains à une époque où en Europe le blasphème était un délit. Sa lucidité sur le genre humain et son goût pour la liberté de penser ont permis à ses écrits de traverser le temps. Écrits il y a quatre siècles ses ouvrages restent d’ actualité en particulier en cette période de chaos verbal.

Que dit-il en somme ?

Le contrat social passé avec plus ou moins de bonheur entre les individus et la société dans laquelle ils vivent, consiste pour chacun d’entre eux à abandonner une partie de leurs droits naturels, ce qu’on pourrait appeler « libertés », au profit d’une société (ou État) qui, renforcée, doit en théorie les protéger contre les dangers venant de la nature ou d’autres hommes ; mais ce contrat, dit Spinoza n’exclut pas les dérèglements et les passions.

Le contrat entre l’individu et la société est théorique, sa cohérence ne résiste pas forcément à la réalité des faits ni au comportement de chacune des parties. Les individus ou même l’État peuvent faillir. C’est là que réside l’originalité de Spinoza.

Les affects, les sentiments, les ressentiments, les passions tristes, comme la colère, la peur, la haine, l’envie, agissent sur nous les humains et faussent notre perception des choses et du monde. Ces « affects » selon le philosophe ne sont pas des défauts ils sont parties intégrantes de la nature humaine et seul l’appel à la raison peut les corriger. Une raison qui, toujours selon Spinoza, n’est pas théorique ni abstraite c’est une raison en mouvement, qui agit et tient compte du réel, puisque l’homme sans affect, toujours selon le philosophe, n’existe pas. La raison intègre les affects pour les transcender.

Si l’on suit le philosophe, des  « idées adéquates » et des  « idées inadéquates » cohabitent, forgées en fonction des affects et de la raison plus ou moins solide de chacun d’entre nous. Cela nous amène à la pandémie et aux propos quelques fois chaotiques que l’on entend partout, chez nous, dans les médias, dans la rue, etc.

La raison pour tempérer les passions tristes et les affects trompeurs

Par exemple, dans les Antilles françaises, l’affect négatif qui crée de la défiance au vaccin contre le covid est dû notamment – dit-on ici ou là – au chlordécone et au ressentiment contre l’État qui a autorisé et n’a pas interdit avant 1992 ce produit agricole toxique qu’utilisaient les planteurs de bananes. À noter que les plus influents et les plus puissants de ces planteurs sont intervenus auprès de l’Etat pour obtenir des dérogations visant à écouler les stocks restants lorsque la substance a été interdite.

Un raccourci simpliste peut toutefois rapprocher les deux situations et faire dire aux imprécateurs :
« ils veulent encore nous empoisonner ».

Une brève analyse et un moment de réflexion montrent que l’amalgame ne tient pas, ou alors cela signifie que l’Etat voudrait empoisonner les 48 millions d’habitants de l’Hexagone qui, à ce jour, ont déjà été vaccinés. Au delà des affects réels, des ressentiments qui agitent la Guadeloupe et la Martinique vis à vis de l’État, de l’Europe, de cet ailleurs d’où viennent les containers, les produits de consommation, mais aussi les lois, les décisions politiques… un appel à la raison est nécessaire. Comparer le chlordécone, pesticide fait pour lutter contre le charançon de la banane à un vaccin qui protège d’une maladie à plus de 80% des centaines de millions de personnes sur la planète est tout simplement une pensée « inadéquate » qui induit des comportements erronés.

Appel à la raison

De même la colère contre un gouvernement, un État voire un président, Emmanuel Macron pour ne pas le citer ne doit pas aveugler au point de confondre opinion politique, idéologie et question de santé publique et cela, non pas à l’échelle sensible mais très localisée de la Guadeloupe ou de la Martinique, mais à l’échelle mondiale.

Après un an et demi de pandémie et pas seulement antillaise, ne nous étonnons pas que des affects et des passions tristes émergent chez quelques uns d’entre nous, le monde est en crise et les humains sont fatigués, mais il est urgent d’en appeler à la raison. Une raison qui doit être attirante et convaincante pour être transmise, ce que ce modeste article tente de faire.

De l’origine des passions dans l’opinion

Pour aller plus loin : se plonger dans L’Ethique de Spinoza ou dans le Traité Théologico-politique, lectures difficiles mais riches d’enseignement. Voici des extraits :

« Voyons d’abord comment les passions, comme nous l’avons dit, naissent de l’opinion. Pour le bien faire comprendre, choisissons quelques passions, comme exemples, pour prouver ce que nous disons.
L’admiration est une passion qui naît du premier mode de connaissance, car, lorsque de plusieurs exemples on s’est fait une règle générale, et qu’il se présente un cas contraire à cette règle, on est surpris.

Par exemple, celui qui est habitué à ne voir que des brebis à queue courte sera étonné en voyant celles du Maroc, qui ont la queue longue. De même en est-il de ce paysan qui, raconte-t-on, s’était figuré qu’il n’y avait pas de campagne au delà de celle qu’il était habitué à voir, et qui, ayant perdu sa vache et s’étant mis à sa poursuite, était stupéfait de voir qu’au-delà de son petit champ il y en avait encore tant d’autres, d’une si vaste étendue.

On peut en dire encore autant de ces philosophes qui se figurent qu’au delà de ce petit coin, ou globe de terre qu’ils habitent, il n’y a pas d’autres mondes, parce qu’ils n’en ont jamais contemplé d’autres. Aussi l’étonnement (admiration) ne se rencontre-t-il jamais dans ceux qui tirent de vraies conclusions. Voilà quant au premier point.
(4) La seconde passion, à savoir l’amour, peut naître :
1° Soit du ouï-dire ;
2° Soit de l’opinion ;
3° Soit des vraies idées.

Par exemple, le premier se fait voir dans les rapports de l’enfant à son père, car il suffit que le père ait dit que quelque chose était bon pour que l’enfant, sans plus ample information, prenne de l’inclination pour cet objet ; il en est de même de ceux qui sacrifient leur vie par amour pour la patrie, et de tous ceux qui prennent de l’amour pour une chose par le seul fait d’en avoir entendu parler.

Quant au second cas, il est certain que l’homme, lorsqu’il voit ou croit voir quelque chose de bon, tend à s’unir à cet objet ; et, en raison du bien qu’il y remarque, il le choisit comme le meilleur de tous, et en dehors de lui il ne voit rien de préférable ni de plus séduisant. Mais s’il arrive, comme cela est fréquent, qu’il rencontre un autre bien qui lui paraisse meilleur que le précédent, alors son amour se tourne sur l’heure du premier vers le second : ce que nous ferons voir plus clairement dans notre chapitre sur la liberté de l’homme.

Quant à la troisième espèce d’amour, celui qui naît des idées vraies, comme ce n’est pas ici le lieu d’en traiter.

La haine, qui est l’opposé absolu de l’amour, naît de l’erreur, qui à son tour vient de l’opinion ; par exemple, lorsque quelqu’un s’est persuadé que tel objet est bon et qu’un autre entreprend de le lui faire perdre, alors il s’élève dans le premier de la haine contre le second, ce qui n’aurait jamais lieu dans celui qui connaît le vrai bien, comme nous le montrerons plus loin. Car tout ce qui existe ou est pensé n’est que misère par rapport au bien véritable. Celui qui aime de telles misères ne mérite-t-il pas plus la compassion que la haine ? En outre, la haine vient encore du ouï-dire, comme nous le voyons chez les Turcs contre les chrétiens et les juifs, et chez les chrétiens contre les Turcs et les juifs. Car combien ces différentes sectes sont-elles réciproquement ignorantes de leurs religions et de leurs mœurs ?

Quant au désir, soit qu’il consiste, selon les uns, à chercher à obtenir ce que nous n’avons pas, ou, selon les autres, à conserver ce que nous avons , il est certain qu’il ne peut jamais naître ni se rencontrer chez personne que provoqué par la forme du bien. D’où il est évident que le désir (comme l’amour) naît aussi du premier mode de connaissance. Car l’homme qui entend dire d’une chose qu’elle est bonne éprouve pour elle du désir ; par exemple, le malade qui entend dire par son médecin que tel remède est bon pour son mal, se porte aussitôt vers ce remède et le désire. Le désir naît aussi de l’expérience, comme cela se voit encore dans la pratique des médecins, qui, ayant éprouvé un certain nombre de fois la bonté d’un certain remède, s’y attachent comme s’il était infaillible. Il est clair que ce que nous venons de dire de ces passions peut s’appliquer également à toutes les autres ; et, comme nous allons chercher dans les chapitres suivants quelles sont celles de nos passions qui sont raisonnables et celles qui ne le sont pas, nous n’en dirons pas plus de celles qui naissent de l’opinion. »

Spinoza : Oeuvres complètes Extrait Spinoza

Didier Levreau est le directeur de la revue en ligne PerspekTives.org

 

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