L’histoire de la guerre et la guerre du récit

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La guerre se déroule sur de nombreux fronts : pendant que les combats font rage en Ukraine et que les Ukrainiens défendent leurs foyers et leur terre contre l’injustifiable assaut militaire russe, une autre guerre se déchaîne : celle de l’information ; son but : imposer son récit. Cette surenchère envahit les réseaux sociaux, la presse écrite, les ondes, la culture. Si cette confrontation ne soulage pas la misère ni l’angoisse des assiégés, elle a eu un impact sur le déroulement des combats allant jusqu’à changer les stratégies qui parfois mettent un terme à une action belliqueuse.

La force du narratif dépend de personnes sans lesquelles nous aurions du mal à nous identifier. On garde sans aucun doute à l’esprit la vue des deux chefs des camps opposés ; d’un côté, un Vladimir Poutine parfaitement mis en scène et botoxé, dans un costume d’homme d’affaires, assis à des mètres de distance de ses conseillers grâce à des tables incroyablement surdimensionnées ; et de l’autre, le leader ukrainien, Volodymyr Zelensky, tantôt en t-shirt, tantôt en treillis militaire, une cible sur le dos, se filmant à l’aide de son téléphone portable dans les rue de Kyiv, ou dans le palais présidentiel. On retient sa phrase cinglante aux Occidentaux « j’ai besoin de munitions, pas d’un chauffeur », refusant ainsi d’être exfiltré.

Zelensky, qui jusqu’à récemment n’était pas particulièrement populaire dans son propre pays, est devenu l’incarnation du courage politique, de quoi faire honte à nos dirigeants politiques. Eux, comme vous et moi, auraient pu se demander s’ils seraient restés à Kyiv face à la perspective très réelle d’être assassinés. C’est là le but recherché ; ainsi peut-on tous s’identifier au président ukrainien et comprendre son drame. Nous ressentons de l’empathie pour Zelensky, le héros et le talentueux narrateur. Cette histoire d’un homme ordinaire restant à son poste pour diriger son pays est une énorme victoire pour l’Ukraine dans la guerre de l’information, une victoire à laquelle la Russie ne s’attendait pas. Le Kremlin pensait que l’accusation de drogués et de nazis allait entraîner la suite du dirigeant juif, qu’un gouvernement fantoche remplacerait ce gêneur devenu une célébrité mondiale.

D’autre part, Poutine est méconnaissable. Ce que nous savons, c’est qu’il se complaît dans son amertume depuis plus de 30 ans et que cette amertume a atteint son paroxysme ces deux dernières années. On rapporte que son cercle intime s’est considérablement rétréci et que les conseillers doivent s’isoler pendant une semaine avant de le rencontrer, tant il est obsédé de la Covid. Serait-il devenu un Staline paranoïaque ?

Pendant que les dirigeants du monde entier s’évertuaient à protéger leur population de la pandémie, Poutine, lui, ruminait l’humiliation subie par l’éclatement de l’Union soviétique, événement qu’il avait vécu à distance avec horreur, de Dresde où il était un bureaucrate du KGB. Les despotes et les dictateurs n’ont pas besoin de se battre pour gagner les élections et de s’impliquer dans les besoins quotidiens de leur électorat, ils peuvent se consacrer à des tâches plus élevées : faire de leur pays une grande puissance. Son discours, désormais tristement célèbre, tenu en 2007 à la conférence de Munich sur la sécurité donne un aperçu de sa vision du monde et de son sentiment de victimisation. Son principal reproche est que les États-Unis et l’OTAN ont profité de la vulnérabilité de l’Union soviétique pour étendre son influence. Le récit de Poutine se déroule dans les années 80 et 90 et il est basé sur l’amertume et la peur [1].

J’ai eu la chance de connaître l’Ukraine – bien que superficiellement – et d’y avoir séjourné pendant un temps. Je suppose qu’il y a quelques semaines, la plupart des gens ne connaissaient pas du tout ce pays. Tout a changé. Dans le récit que Poutine s’est fabriqué, la nation ukrainienne ne se battrait pas parce qu’il ne s’agissait pas vraiment d’une nation, qu’elle n’avait aucune raison pour lutter. Pourtant, au cours des dernières semaines, l’Ukraine s’est imposée au monde comme une nation farouchement indépendante, charismatique et courageuse, luttant pour sa liberté avec dignité et détermination.

Et les envahisseurs alors ? On reçoit maintenant de nombreux rapports de soldats russes déserteurs ou capturés qui prétendent qu’ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient en Ukraine. Les Russes, tant qu’ils ne sont pas des appelés, seraient au deux-tiers des engagés et des mercenaires ; qu’en est-il de leur état d’esprit ? Les Ukrainiens savent pourquoi ils se battent, ils sont galvanisés et inspirés. Les Russes ?

Un récit a besoin d’un public et il semblerait que Poutine ait décidé que son audience se limiterait à la seule Russie. Il a perdu son crédit auprès de l’Occident et sans doute auprès d’une grande partie du monde. La Russie s’avère aussi énigmatique que Poutine. En Occident nous avons du mal à savoir ce que le Russe ordinaire pense [2], mais tout indique que le chef du Kremlin a réussi a renforcé le sentiment de victimisation dans une partie du peuple. Le petit David dans son combat contre Goliath ferme les réseaux sociaux, fait taire les manifestants par une police brutale, menace les opposants qui savent que la prison et une vie détruite les attendent ; même « un j’aime » sur post de réseau social est passible d’une inculpation.

Quel que soit le nom de cette intervention, elle coûte la vie à de nombreux Russes, jeunes conscrits désemparés et généraux chevronnés. À un moment donné, la nouvelle de leur mort et celles des blessés eux-mêmes reviendront aux oreilles du peuple russe et le récit devra alors être modifié. Poutine a peur de l’opinion publique, c’est son talon d’Achille, c’est pourquoi il enrôle Syriens et Biélorusses car il n’a plus à répondre à leur mère, une vie syrienne n’a aucune valeur pour lui. Le récit dans les foyers russes doit être contrôlé à tout prix.

Sauf que tout le monde sait que la guerre ne peut être gagnée par la Russie. Les Russes peuvent tuer et détruire mais ils ne peuvent soumettre quarante millions d’Ukrainiens bien déterminés à sauver leur patrie, même si Poutine et son ministre des affaires étrangères Sergueï Lavrov, peuvent nier sans vergogne la simple existence d’une guerre. Aux infos de l’autre soir, dans une dépêche de Lviv, au milieu du chaos des déplacements humains en ces temps désespérés, se trouvait une vieille femme qui avait échappé aux combats dans son village à l’Est de l’Ukraine. Seule et désorientée, elle attendait qu’on lui accorde un passage sûr vers un autre pays européen. Incertaine de sa destination et de son sort, elle a dit qu’elle ne savait pas où elle allait mais qu’elle espérait, où qu’elle soit, trouver des personnes bienveillantes qui pourraient l’aider. C’est son histoire et celle de millions de personnes comme elle, déplacées qui laissent derrière elles des êtres chers, des maisons, des villes et des villages détruits, des vies arrachées sans raison et la profonde douleur que cela entraîne.

C’est la triste réalité de la guerre.

[1] Après réflexion, il s’agit plus d’une vision impériale du XIXe siècle.
[2] Comme vous l’aurez remarqué, cet article est écrit dans une perspective résolument occidentale.
Texte traduit de l’anglais par Pierre Scordia et édité par Sylviane Demichel.  

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