Entretien avec la talentueuse réalisatrice turco-pomaque Zeynep Merve Uygun
La jeune et prometteuse réalisatrice turque Zeynep Merve Uygun nous raconte, par l’animation, des histoires de la vie quotidienne sous un angle nouveau et profane. Elle aborde des sujets parfois sensibles avec humour et une totale honnêteté. Dans cette interview, nous avons discuté de ses films In-Out, Zigzag, The Secret et Kaykilma.
Zeynep Merve Uygun est titulaire d’une licence en langue et littérature anglaises de l’Université Bogazici et d’une maîtrise en cinéma et télévision de l’Université d’Istanbul Bilgi. Par la suite, elle a obtenu son doctorat en film documentaire transdisciplinaire à l’Université d’Édimbourg en Écosse. Avant de devenir professeure adjointe au département de design de communication de l’Université d’Özyeğin, elle travaillait comme chargée de cours à l’Université d’Istanbul Bilgi, à l’Université d’Istanbul Şehir et à l’Université de Koç.
Zeynep Merve Uygun a participé à de nombreux festivals et ateliers de cinéma internationaux en tant que mentor, tutrice et également membre du jury. Ses documentaires expérimentaux et d’animation tels que IN OUT et Zigzag, en plus de recevoir de nombreux prix internationaux, ont été projetés dans plus de 50 festivals internationaux, dont Cannes, le Festival du film turc de Boston, Golden Orange et IF Istanbul (Festival du film indépendant d’Istanbul). Ses intérêts incluent la visualisation de la recherche universitaire, la représentation visuelle du corps et de l’espace dans le film documentaire, l’ethnographie numérique et les documentaires sur les nouveaux médias (documentaire interactif, narration numérique, documentaire Trans média, etc.).
– Comment avez-vous découvert le cinéma ?
Bien que les premiers adjectifs qui me viennent à l’esprit soient ‘ordinaire’, ‘traditionnelle’ ou ‘conservatrice’ pour décrire ma famille plutôt qu’intellectuelle ou artiste, je peux facilement dire que j’ai été élevée dans une maison remplie de livres, de couleurs, de symboles, d’histoires, de métaphores, d’albums photos, de milliers de photos, bref dans une atmosphère pleine de mots et d’images. J’avais un appareil photo rose à l’âge de 5 ans et je me souviens que j’avais envie de l’utiliser. Je me rappelle aussi que j’écrivais des poèmes et des chansons d’amour à l’âge de 7 ans, ce qui, maintenant, me fait sourire. Ensuite, j’ai étudié la littérature à l’université et fréquenté des clubs de photographie et de cinéma. Bref, j’ai toujours joué avec les mots et les images. La réalisation de films est une sorte de déguisement qui rend les jouets plus professionnels.
– Vos films semblent à la fois politiques et philosophiques ; est-ce que le fait d’être une femme en Turquie a influencé votre choix de sujets ?
Je peux donner deux exemples pour y répondre.
L’année dernière, j’ai participé à un atelier international intitulé Feminist Climate Ambassadors. Nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises pour parler et agir sur la crise climatique. C’était un espace de rencontre fascinant où nous pouvions partager nos préoccupations, nos idées et nos expériences écologiques. J’ai été tellement surprise et déçue de voir que la discrimination sexuelle est partout dans le monde. Je n’avais jamais pensé que de tels sentiments étaient ressentis universellement.
Mon deuxième exemple est dérivé de mon impression de centaines de films que j’ai regardés lors de divers festivals. Cela me rend très triste de me rendre compte qu’en tant que femmes du monde, nos peurs, nos préoccupations, nos traumatismes ne sont pas liés à l’ethnicité, à la nationalité ou même à la religion mais à l’oppression universelle du patriarcat. Par conséquent, je dirais qu’essayer de survivre et d’exister en tant que femme est un acte politique par nature, quels que soient la profession, la nation ou le lieu de résidence.
– Pensez-vous qu’exprimer des sujets émotionnels sous une forme créative est un moyen puissant de faire passer un message ?
J’ai passé 7 ans sur ma recherche doctorale basée sur la pratique où j’ai produit à la fois des écrits (250 pages) et des travaux pratiques (6 courts métrages). Autant que je sache, seuls mes directeurs de thèse et les examinateurs externes ont lu ma thèse. Au total, cela fait 5 personnes. Seulement 5 ! Mais l’un de mes films a été vu par des milliers de personnes et projeté dans de nombreux festivals de films internationaux, ainsi les gens ont-ils été sensibilisés à mes domaines de recherche et à mes centres d’intérêt.
De fait, je crois certainement au pouvoir de la créativité visuelle.
IN OUT
– Votre film In Out parle des défis du franchissement des frontières. Avez-vous rencontré des difficultés similaires à la jeune femme du film lors de vos voyages à travers l’Europe ?
C’était moi. J’ai moi-même vécu toutes ces difficultés.
– Est-il vrai que vous avez dû verser un pot-de-vin avant d’être autorisée à monter à bord d’un avion à Vienne ?
C’est incroyable, n’est-ce pas ? Hélas, c’est ce qui m’est arrivé. J’ai dû graisser la patte à une dame blanche et blonde bon chic bon genre au comptoir d’enregistrement de l’aéroport de Vienne. C’est elle qui m’a réclamé un bakchich.
– Pensez-vous que les Balkans ont des préjugés contre les Turcs ? Que des blessures datant de l’Empire ottoman ne sont pas encore cicatrisées ?
Oui et ça me fend le cœur, surtout quand je pense à mes origines slaves. Dans ma famille, nous nous identifions comme Pomaques. Les Pomaques (ou Pomaks) sont une minorité ethnique en Bulgarie. Avoir la nationalité pomaque me donne l’impression d’être sur un seuil sans accès car ni les Bulgares ni les Turcs n’acceptent l’identité pomaque.
– Au début du film où vous parlez de no man’s land, est-ce que cela fait référence à Chypre ?
Non, il ne fait référence à aucun lieu géographique spécifique ; mon inspiration vient de plusieurs sources. Je peux peut-être en nommer deux. En 2009, j’ai fait un trajet en voiture de Gaziantep à Alep. En approchant de la frontière terrestre, j’ai voulu prendre quelques photos et j’ai commencé à filmer. Un de mes amis m’a vivement avertie que je pouvais être abattue (littéralement) pendant la prise de photos. Quand j’ai demandé la raison, il m’a dit que c’est un no man’s land et qu’il y est interdit de prendre des photos. Après cet événement, j’ai commencé à en savoir plus sur le concept de no man’s land, sur les discours nationalistes, sur les approches foucaldiennes et sur les études des frontières, ce qui nous amène à ma deuxième source d’inspiration : Borders and ‘Ghosts’ : Migratory Hauntings in Contemporary Visual Cultures (« Frontières et ‘fantômes’ : hantises migratoires dans les cultures visuelles contemporaines »), une magnifique œuvre de Nermin Saybaşılı. Ce titre fait référence à sa thèse de doctorat. J’ai lu la version turque sous forme de livre, intitulé “Sınırlar ve Hayaletler”.
– Votre film a été tourné il y a 9 ans ; de nos jours est-il toujours aussi difficile de se rendre d’Istanbul à Mardin ou à Diyarbakir ?
Ça dépend. Le concept de frontière est assez intéressant. D’une part, une frontière peut être concrète, structurée, pleine de règles, de dangers et d’ordres, etc. D’autre part, elle peut être fluide et volatile.
ZIGZAG
– Dans ZigZag, vous avez abordé plusieurs sujets sensibles : les femmes, la religion, la pureté et le code vestimentaire. C’est l’histoire douloureuse d’une femme religieuse qui aime sentir le contact de la mer sur sa peau. Pouvez-vous nous donner d’autres exemples de difficultés quotidiennes auxquelles les femmes sont confrontées dans la Turquie d’aujourd’hui ?
Je vis dans une communauté fermée où la majorité des gens sont des conservateurs laïcs. Fondamentalement, ils adoptent des modes de vie occidentalisés mais ils conservent également des valeurs traditionnelles. Ils ne pratiquent jamais l’islam mais envoient néanmoins des messages à caractère festif et religieux à notre groupe de résidents sur WhatsApp le vendredi, un jour sacré pour les musulmans. Ces personnes s’opposent aux foulards et expriment verbalement leur haine. Elles disent qu’elles ne veulent pas voir de femmes voilées dans le quartier. Au sein de la même communauté fermée, il y a pourtant des femmes voilées qui sont maltraitées et insultées. D’ailleurs, elles ne sont pas autorisées à utiliser la piscine commune. Dans le même groupe WhatsApp, une de mes amies qui se dirigeait vers la piscine en short a été malmenée. Ainsi, à partir de ces quelques exemples, vous pouvez déjà comprendre que la politique dans la Turquie contemporaine tourne autour d’un morceau de tissu porté par des femmes. On peut multiplier ces exemples désagréables.
– La honte et l’honneur sont-ils très importants dans les familles turques ?
Je crains que nous ne puissions parler d’un type de famille turque. Il ne peut être généralisé.
– Êtes-vous optimiste quant à un avenir d’égalité des genres dans votre pays ? Les choses évoluent-elles dans le bon sens ?
Je ne répondrai pas à cette question concernant uniquement la Turquie. Comme je l’ai mentionné plus tôt, la discrimination fondée sur le sexe est un problème universel. Bien sûr, il y a des moments où je me sens aussi bien optimiste que pessimiste.
LE SECRET
– Pouvez-vous nous dire comment vous avez été inspirée pour créer une telle histoire douce ? Qu’est-ce qui vous a inspiré pour raconter l’exquis poème The Secret de Denise Levertov, en ajoutant de la musique et de la danse ?
Je suivais un cours de poésie moderne avec l’une de mes meilleures amies, İrem Damla Özen. Un jour, notre instructeur a commencé à lire “Le Secret”. Le premier vers du poème commence ainsi : « Deux jeunes filles découvrent soudainement le secret de la vie dans un vers de poésie ». Je ne me rappelle pas la raison, mais ce dont je me souviens clairement, c’est que nous avons rigolé ensemble, peut-être parce que nous nous sommes identifiées à ces deux filles pour une raison précise ? Ce film expérimental est une sorte de commémoration de ces douces journées.
– Le Secret semble parler d’un poème, du poète et de ceux qui sont touchés par ce poème ; la narration est comme un poème en soi, les silhouettes des danseurs illustrant magnifiquement l’amitié et l’optimisme de la jeunesse. On voit comment la poésie peut nous donner une vision singulière. Y a-t-il une autre signification plus profonde ?
Merci pour ces commentaires émouvants et touchants. C’est très gentil à vous. Bien sûr, il y a des significations plus profondes, comme chaque œuvre en possède. Mais j’ai l’impression que si j’en révèle une, je tuerai les 99 autres interprétations possibles que vous pourriez faire 😃
Kaykılma
– Le film Kaykılma est très drôle mais peut-être que sous l’humour se cachent de fortes émotions ? Pensez-vous que la plupart des femmes trouvent les hommes aussi agressifs lorsqu’ils s’assoient et écartent les jambes en public ?
J’ai réalisé ce petit film avec trois autres cinéastes à AnimaDoc, un atelier de documentaire d’animation conçu par le Festival du film documentariste à Istanbul. Nous avons réalisé le projet en trois jours. Le premier jour, nous avons discuté de notre ressenti commun et avons décidé avec détermination d’aborder ce sujet car cela nous préoccupait tous à ce moment-là.
Je ne sais pas si c’est toujours pareil après la pandémie. Je crois (ou j’espère) qu’actuellement les gens sont plus conscients de l’importance de l’espace personnel.
– Quand vous avez montré votre film à des hommes, quelles étaient leurs réactions ?
Tout d’abord, notre incroyable instructeur, le cher Tomas Doruska, est un artiste masculin. 🙂 Il nous a beaucoup encouragées et aidées à mener à bien le projet. De plus, l’organisateur de cet atelier, qui est également le commissaire de la plupart des programmes du Festival du film documentariste, est un autre cinéaste masculin, Necati Sönmez. C’est lui qui a partagé le clip sur de nombreux canaux de médias sociaux simultanément. Eux mis à part, certains de mes amis ont dit « Oh désolé, je ne m’en suis jamais rendu compte. Donc, je serai plus prudent à partir de maintenant ». Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui défendait agressivement l’occupation de l’espace des femmes dans les transports en commun. Soit dit en passant, franchement d’après mon expérience personnelle, comparé à la Turquie, ce comportement d’hommes m’a beaucoup plus dérangée dans les métros parisiens et new-yorkais.
– Pouvez-vous nous parler un peu de ce que pourraient être votre ou vos prochains projets ?
Je travaille sur la convergence du patrimoine culturel avec les documentaires des nouveaux médias. Récemment, j’ai travaillé sur un web documentaire interactif sur les Pomaques.
Zeynep Merve Uygun on Twitter: @newmediadocume1
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