Grâce aux relations de Maman, le P’tit Manu trouve un stage d’énarque tranquille et rémunéré sur l’île aux Fleurs. Arrivé à l’aéroport, il est impressionné par cette France tropicale. L’aérogare qui porte le nom du chantre de la négritude, le talentueux Aimé Césaire, vient d’être refait à neuf. Le terminal est spacieux et moderne.À la sortie du hall des arrivées, une petite pancarte brandie par Denis, un beau et jeune Martiniquais à la peau dorée et aux yeux verts lui souhaite la bienvenue et le conduit vers son SUV Ranch Rover Evoque gris métallisé aux vitres teintées. Comme beaucoup d’autres véhicules sur le parking, la voiture de Denis semble neuve alors que les lettres et les chiffres de la plaque d’immatriculation sont abimés, ainsi les radars ne peuvent les identifier.

Comme en France, les autoroutes semblent bien entretenues mais bordées de cocotiers et de palmiers. De beaux drapeaux français et européens flottent devant les grandes entreprises et les bâtiments gouvernementaux, ce qui procure au P’tit Manu un léger frisson de fierté.Sur une voie spéciale circulent des autobus hyper modernes ressemblant plus à des trams qu’à des cars ; ce sont les TCSP, acronyme typiquement français.Denis le dépose sur le Malecon de Fort-de-France où sont amarrés navettes maritimes de l’île et bateaux de croisière. Près de l’embarcadère, un groupe créole joue de la musique antillaise, la joie de vivre et la bonne humeur s’ajoutent à l’exotisme. Là, il attend son bateau qui le mènera en face, aux Trois Îlets que les locaux appellent ironiquement « métroland », parce que la grande majorité des habitants y sont blancs.

Le P’tit Manu se sent au paradis sur cette mer des Caraïbes parsemée de mornes luxuriants et de volcans imposants. Il traverse la baie des Flamands et arrive à la belle marina de la Pointe-du-Bout des Trois-Îlets où il descend. Tout y est magnifique : le port de plaisance, le village, les maisons blanches aux volets colorés, le square, les boutiques, les restaurants et cafés. On dirait presque un décor de Wall Disney. Il se connecte à Google Map et passe devant le casino puis longe la plage. Tiens, il voit dans cette petite anse un drapeau breton devant une crêperie ; c’est le deuxième qu’il aperçoit. Ils sont vraiment partout ces Bretons ! Il monte la côte et trouve enfin la rue de la Cannelle. Le propriétaire du petit appartement, un Normand, l’attend pour lui remettre les clés. De sa terrasse, il voit la mer et le sommet des monts du Carbet. Les lumières de Fort-de-France de l’autre côté de la baie commencent à être visibles au fur et à mesure que le soleil se couche. Le coassement des petites grenouilles perce cette tranquillité crépusculaire. On dirait presque qu’elles stridulent tant le bruit qu’elles émettent ressemble à celui des grillons ou des cigales. Le P’tit Manu ouvre la bouteille de planteur [1] que son propriétaire lui a laissée sur la table en signe de bienvenue et se sert un verre puis va s’asseoir sur la terrasse. Il est heureux ! Luxe, calme et volupté.

Son premier week-end est idyllique. Il le passe sur la plage et dans les bars. Il fait la connaissance de fêtards, de métros locaux dont les neurones sont déjà bien entamés par trop de consommation d’herbes transgéniques du pays et de canne à sucre fermentée. Pour éviter les coups de soleil, le P’tit Manu s’expose le matin et en fin d’après-midi. Il adore nager dans cette mer transparente où le frôlent des poissons multicolores, de petites raies élégantes, des poulpes méfiants et de curieux calmars aux yeux violets qui se déplacent en groupe de façon verticale. La baie d’Anse Mitan protège cet écosystème des algues et des vagues. La mer scintille au soleil comme une piscine grâce au fond marin fait de fin sable blanc.Il s’étonne que le tutoiement soit de rigueur sur cette île française. Quand il fait son marché, tout le monde le tutoie, avec le rire en plus. Les gens ont l’air plutôt accueillants et patients. On ne se presse pas, on prend le temps, on vit le moment. Quelle belle philosophie !

Le lundi matin, le P’tit Manu se rend sourire aux lèvres au ponton servant d’embarcadère pour les navettes. Il rejoint un groupe d’une dizaine de personnes qui attend le bateau afin de gagner Fort-de-France où se trouvent la plupart des bureaux administratifs de l’île.Tiens, la navette a du retard ! Un homme consulte le site de la compagnie. Il soupire, résigné et annonce aux autres passagers que les employés de l’entreprise viennent de faire grève sans préavis. Mince ! Comment faire ? Le P’tit Manu est embêté, d’autant plus qu’il s’agit de son premier jour de travail. Lui qui tenait à faire si bonne impression…

Il arrive au bureau avec une heure trente de retard. Il a dû faire du stop pour rejoindre la capitale, Fort-de-France. Mais son retard est à peine remarqué, même sa cheffe, elle, n’arrive à son poste qu’à 11 heures du matin à cause des dockers qui auraient bloqué un rond-point sur sa route. Bien en chair, quelque peu coquette, Juliette Montfleuri planifie une réunion avec le P’tit Manu à midi, ce qui lui laisse le temps de dire bonjour à ses collègues, d’échanger quelques blagues et de se plaindre de la circulation.

À la réunion de présentation, Juliette se lance dans un monologue. Elle lui annonce qu’elle se sent vraiment fatiguée aujourd’hui et qu’elle a hésité à venir au travail. Victime d’une insomnie à cause d’un dialogue avec Dieu, elle n’a pas fermé l’œil de la nuit. Elle lui explique qu’avant de se convertir à la vraie religion, elle était une féministe indépendantiste mais grâce à l’inspiration divine, toutes ces idées politiques finalement se révèlent futiles. Désormais, seule la parole de l’Évangile compte pour elle. Elle s’éternise dans son monologue en racontant sa tragédie familiale : elle est née beaucoup plus claire que ses sœurs, elle qui est si fière de ses origines africaines. Elle raconte qu’elle a souffert de discrimination à l’école et qu’on l’appelait partout la « chabine ». Mais selon elle, ce n’est pas le pire qui lui soit arrivé… Non ! Sa tragédie est que son fils chéri lui a confié qu’il était homosexuel, alors que son père était un invétéré macho coureur de jupons. Ce n’est pas le genre de Révélation qu’elle attendait… Elle avoue qu’elle aurait préféré que son fils devienne voyou. Elle prie chaque soir pour son âme car l’exorcisme à distance mené par son drôle de pasteur n’a pas suffi, malgré les quatre coqs égorgés. Le bougre de fils a fui à Paris.

Évidemment, le P’tit Manu suivant sa bonne intuition s’abstient de tout commentaire et ne lui communique ni son athéisme ni sa pan-sexualité. Il préfère revenir au vrai sujet de la réunion, c’est-à-dire ses horaires et sa mission qui n’ont toujours pas été définis.Pour l’instant, il n’a juste qu’à s’installer à son bureau, le temps qu’elle s’organise. Pour les horaires, il travaillera de 7h30 à 16h30 avec une heure de pause déjeuner le lundi, mardi et jeudi et finira à midi le mercredi et le vendredi. Il aura le droit à des chèques restaurant, à la prime outre-mer, c’est-à-dire 40% en plus de son salaire mensuel et un rabais de 30% d’impôts. Il aura le droit aussi à une prime de représentation de 359 Euros pour les cérémonies officielles pour s’acheter de beaux vêtements. Il bénéficie aussi d’une carte des transports gratuite (bus, bateaux et TCSP) et une indemnité pour son billet d’avion transatlantique de 3000 Euros ; Ah ! sans oublier la prime « macron » de 1000 euros. Cette prime a été gagnée après un lourd combat, 40 jours de grève qui n’ont finalement pas été déduits du salaire, puisque personne n’a franchi le piquet tenu par deux volontaires. Ici, on respecte le droit des travailleurs. Plus d’esclavage déguisé !Le P’tit Manu les yeux grands écarquillés lui demande :Euh… et donc pour les horaires, je viens demain à 7h30, c’est bien ça ?Jeudi, nous organiserons une journée de cohésion et nous irons faire du kayak au Marin. Quant à la semaine prochaine, c’est le Carnaval. Nous fermons les bureaux pendant 3 jours.Et pour le télétravail, combien de jours par mois ?Ici, à la Martinique, il n’y a pas de télétravail. Ce n’est pas dans notre culture. Par ailleurs, ma tâche est de superviser. Je dois m’assurer de votre présence.Sur mon bureau, il n’y a pas d’ordinateur.Pas de souci, on règlera ça après le Carnaval. Nos trois informaticiens sont de toute façon en congés de maladie depuis 3 mois. Les pauvres, ils ont attrapé un long covid… Aux Antilles, beaucoup ont refusé de se faire vacciner de crainte que les multinationales pharmaceutiques contrôlées par les Francs-maçons ou les Reptiliens tentent de nous contrôler, pire de nous asservir à nouveau. Quant aux ordinateurs, nous ne les avons pas encore reçus de métropole. Bon, je dois mettre fin à cette réunion car ma mère est à l’hôpital. Je ne serai pas là cet après-midi. On se voit plus tard, si Dieu veut.Le P’tit Manu quitte l’entretien quelque peu hagard.

Il se lie d’amitié avec une collègue de son âge, Chantal, une superbe belle fille d’origine antillaise qui a pourtant beaucoup de mal à se faire accepter à la Martinique, car née en France, on la catégorise comme « négropolitaine ». Chantal lui apprend que Juliette est en fait souvent absente à cause de la santé dégradée de ses deux parents et comme la famille est sacrée dans les îles, tout le monde reste compréhensif. Mais pas de méprise, Juliette est en fait une acharnée au travail. Elle est toujours la première sur la liste pour suivre les stages à Paris et à Nice, billets d’avion avec deux bagages en soute, hôtel, restaurant payés par l’État. Bien qu’elle ait de vrais soucis familiaux, elle est toujours rigoureuse pour mettre ses compétences à jour ; ce qui prouve qu’elle prend son poste à cœur.

A la fin de cette première journée de dur labeur, le P’tit Manu décide de faire un tour dans Fort-de-France. Il passe devant la magnifique préfecture, il croit être devant le Petit Trianon. Il s’extasie devant la splendide bibliothèque Schœlcher, bâtiment construit pour l’exposition universelle à Paris et offert à la Martinique au XIXe siècle. En face, se trouve le parc de la Savane et le fort Saint-Louis. Il passe devant la statue de l’impératrice Joséphine, la Martiniquaise la plus connue mondialement. Il lui manque la tête et son buste est déjà bien abîmé. Intrigué, il s’approche et découvre une kyrielle de flagorneries. Désappointé, il continue sa balade et passe devant l’arrêt de bus sur lequel est tagué « Haïtiens dehors ».

[1] Mélange de rhum et de jus de fruits. Cette boisson sucrée et alcoolisée se boit très facilement et vous rend ivre très vite. Une trop grande consommation de rhum, alcool de canne à sucre, attaque les neurones.

L’arrivée au Paradis tropical

Stage (n.m) : internship
Énarque (n.m/f) : National School of Administration graduate
Île aux fleurs : other name for Martinique (in the French West Indies)
Chantre (n.m.) : defender
Négritude (n.f.) : Black culture
Pancarte (n.f.) : sign
Brandir (v) : raise
Plaque d’immatriculation (n.f.) : number plate
Abimé (adj.) : damaged
Frisson (n.m.) : shiver
Fierté (n.f.) : pride
Car (n.m) : coach, bus
Amarrer (v) : moor | (amarrés : moored)
Navette (n.f.) shuttle
Bateau de croisière : cruise ship
Embarcadère (n.m.)  : pier, quay
Mener (v.) : to lead
‘Metroland’ (sarcastic expression) : In Oversea French territories, France is also called “metropole” or “hexagone”. So, when French West Indians use the word “metroland”, they mean a place where French White people live.
Morne (n.m) : hill
Parsemer (v.) : scatter, sprinkle
Volet (n.m.) : shutter
Au fur et à mesure (loc. adv.) : gradually, bit by bit
Coassement (n.m) : croaking
Crépusculaire (adj.) : twillight, dusk
Grillon (n.m.) : cricket
Cigale (n.f.) : cicada
Volupté (n.f.) : exquisite pleasure

Week-end idyllique

Fêtard.e (n.) : party animal, partygoer
Les métros (n.m.) : People from France
Entamé (adj.) : started, rattled
Frôler (v.) : come close to
Poulpe (n.m.) : octopus
Algue (n.f.) : seaweed, algae
Vague (n.f.) : wave
Scintiller (v.) : sparkle, shine
Fond marin (n.m.) : seabed
Sable (n.m.) : sand
Tutoiement (n.m.) / tutoyer (v.) : call sb ‘tu’
Être de rigueur (loc. V.) be required

Le premier jour au travail

Ponton (n. m.) : pontoon
Grève (n.f..) : strike
Préavis (n. m.) : notice, warning
Mince ! : Damn !
Embêté (adj.) : annoyed
D’autant plus (loc. conj.) : especially as
À peine (loc. adv.) : hardly, barely
Rond-point (n.m.) : roundabout
Bien en chair (loc. Adj.) : plump
Quelque peu (loc. adv.) : somewhat

La cheffe : Juliette Montfleuri

Désormais (adv.) : from now on
Parole (n.f.) : words
S’éterniser (v.) : go on and on, to drag on
Chabin-e : derogative name for mixed race people in Martinique
Confier (v.) : confide, reveal
Invétéré (adj.) : incorrigible, diehard
Coureur de jupons (n.m.) : skirt-chaser, womanizer
Voyou (n.m) : thug, yob
Âme (n.f.) : soul
Drôle (adj.) : when it is placed before the noun, it means weird (after the noun : funny)
Suffire, p.p. suffi (v.) : be enough
Malgré (prép.) : despite
Égorger (v.) : slit throat
Bougre de (n.m./f.) : bloody, damned
Fuir (v.) : flee, run away
Pour l’instant (loc. adv.) : for the moment
S’installer (v.) : take his place
Prime (n.f.) : bonus
Rabais (n.m.) : reduction
Indemnité (n.f.) : allowance
Piquet de grève (n.m.) : picket line
Ecarquillé (adj.) : wide open
Télétravail (n.m.) : working from home
Régler (v.) : sort out
De crainte que (loc. conj.) : for fear of
Asservir (v) : enslave
Hagard (adj.) : distressed

La collègue : chantal

Se lier à (v.) : become friendly with
Négropolitain-e : horrendous expression used in Martinique for people of west Indian origins who moved to France (la Métropole) at some point and have returned to the French West Indies since.
Dégradé (adj.) : deteriorated, weak
Méprise (n.f.) : misunderstanding
Acharné (adj.) : hardworking, tireless
Stage (n.m.) : training course
Baggage en soute : baggage hold
Compétence (n.f.) : skill

Ballade à Fort-de-France

Labeur (n.f.) : hard work
S’extasier (v.) : go into ecstasies
Âbimé (adj.) : damaged
S’approcher (v.) : come closer
Kyrielle (n.f.) : multitude
Flagonnerie (n.f.) : flattery (It has a sarcastic meaning in the text. It refers to obscenity)

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