Odessa : le nouveau point névralgique de l’Ukraine
Auteur : Pierre Scordia
Le 30 mai, le président Poroshenko surprit plus d’un en nommant l’ancien président de Géorgie, Mikheil Saakashvili, au poste de gouverneur de l’oblast d’Odessa, dans le sud-ouest de l’Ukraine. On peut s’interroger en effet sur les raisons qui ont motivé Kiev à envoyer un homme de renommée mondiale dans un rôle secondaire en province. En fait, ce choix se révèle plutôt judicieux car le port d’Odessa reste d’une importance stratégique tant sur le plan économique que politique. Rappelons qu’Odessa, la plus grande ville côtière de la Mer noire, a toujours été un point de passage pour les importations et surtout pour les exportations de céréales, d’engrais et de métaux si importantes pour l’économie du pays. Par ailleurs, le grand Oblast longe une frontière de 405 kilomètres avec la République sécessionniste de Transnistrie en Moldavie et par conséquent l’isole géographiquement du reste du monde. Le régime autoritaire de Tiraspol inquiéterait de nombreux Ukrainiens car depuis la Révolution de Maidan, ce sont plus de 25 bombes qui ont explosé dans la ville d’Odessa et nombreux sont ceux dans la région qui soupçonnent la Transnistrie de vouloir déstabiliser le sud de l’Ukraine ; son objectif final serait de créer une voie terrestre reliant leur république non reconnue par la communauté internationale à la Crimée annexée, occupée par les troupes russes.
Par ailleurs, Odessa, métropole russophone, dont le quart des habitants sont ethniquement russes, est sous le contrôle de l’opposition bien que les Odessites aient voté pour la coalition du président Poroshenko pour les élections législatives et présidentielles. Cependant, on voit rarement le drapeau européen flotter au-dessus des bâtiments officiels de la ville contrairement à ce que l’on peut voir à Kiev, à Lviv ou à Ivano-Frankivsk. Le maire (Gennady Trukhanov) et les oligarques d’Odessa (Klimov, Kivalov, Bekker, Rodin) contrôlant la vie économique de la ville étaient tous associés à l’ancien Parti des Régions du président déchu Viktor Ianoukovytch. D’ailleurs, l’agglomération est en ce moment placardée d’affiches géantes sur lesquelles l’opposition promet la paix en respectant le Protocole de Minsk II, s’engage à réduire les factures de gaz de 15% et promet d’augmenter les retraites une fois qu’elle sera au pouvoir. Les constructions d’énormes immeubles modernes à l’allure kitsch tranchent avec l’élégance architecturale du centre-ville et du littoral : comment une municipalité peut-elle se laisser défigurer ainsi ? Cette superbe cité a malheureusement la mauvaise réputation d’être le centre névralgique de tous les trafics dans le pays.
Il n’est donc pas étonnant qu’assurer la stabilité et la loyauté d’Odessa devienne la priorité du gouvernement à Kiev. Saakashvili serait en fait l’homme providentiel. Ce nouveau citoyen ukrainien, récemment installé dans le pays, mais parlant couramment russe et ukrainien, a fait ses preuves en réduisant considérablement la corruption en Géorgie et en modernisant son économie. Mieux encore, par ses origines, il est à même de procéder aux réformes nécessaires car il ne partage aucun intérêt financier ni politique avec les oligarques ukrainiens largement responsables de la déroute du pays. On dit qu’il aurait même refusé de recevoir le magnat tout puissant d’Odessa, Serguei Kivalov, ancien ami de l’ancien président Ianoukovytch.
Le défi est de taille car la corruption est endémique et omniprésente à Odessa. L’ancien système est toujours présent. Il faut payer les policiers, les fonctionnaires, les juges, les douaniers et les raquetteurs si l’on veut devenir entrepreneur dans cette région. Il n’est pas surprenant qu’Odessa ait été choisie comme deuxième lieu[1] après Kiev pour réformer la police. Cette semaine, Odessa verra dans ses rues les nouvelles jeunes recrues, formées par les Nord-américains ; ils assureront l’ordre dans leur nouvel uniforme au style new-yorkais. La réforme des douanes a aussi commencé. Un jeune entrepreneur, désirant garder l’anonymat, dit que de plus en plus de monde veut suivre la voie légale pour faire des affaires bien qu’on paie toujours en liquide dans cette ville, peu importe le montant. Les virements bancaires sont toujours rares, ce qui rend difficile le contrôle des échanges. Les douaniers sont toujours disposés à baisser excessivement la valeur de la marchandise dans la déclaration et à travailler diligemment en guise d’une grande commission allant jusqu’à 50% de la somme déclarée. Par ailleurs, la proximité géographique avec la Moldavie et surtout avec la Transnistrie assure la pérennité de nombreux trafics : voitures volées en Europe, matériel électronique et même organes humains.
Depuis sa nomination, Saakashvili plaît. Son franc-parler et son style séduisent de nombreuses personnes : par exemple, lorsqu’il se déplace dans un vieux bus de ville sans air conditionné, qu’il organise un rassemblement pour rendre toutes les plages accessibles au public, qu’il se prête comme volontaire dans des simulations d’arrestation pour l’entraînement des nouvelles recrues policières. Dernièrement, il a dénoncé le monopole de la compagnie aérienne Ukraine International, appartenant au milliardaire Igor Kolomoïsky, qui empêcherait le développement touristique de la ville et de la région. Le pays aurait besoin d’une politique ciel ouvert avec l’Union européenne, la Turquie et Israël pour augmenter les échanges économiques et culturels de la métropole. Jusqu’à présent, le gouvernement du premier ministre Iatseniouk n’a signé qu’une seule entente Open Sky avec les Etats-Unis, ce qui ne menace en rien les intérêts de la compagnie aérienne nationale puisqu’aucune compagnie américaine ne dessert l’Ukraine. Néanmoins, le gouverneur a réussi à obtenir la tête du responsable, le ministre de l’Infrastructure et des transports, Denis Antonyuk, qu’il a accusé publiquement de corruption et de conflit d’intérêt.
Enfin, certains espèrent que Saakashvili fermera la frontière avec la Transnistrie où des troupes russes sont toujours stationnées. Cette enclave pro-russe pourrait menacer à long terme la stabilité de la République de Moldavie et celle de la Bessarabie, la région danubienne de l’Oblast d’Odessa. Beaucoup de russophones d’origine bulgare, moldave et gagaouze vivant en Bessarabie (38% de la population) sont très influencés par les médias russes et pourraient devenir la prochaine cible du Kremlin dont l’objectif principal est incontestablement la déstabilisation de l’Ukraine. On note qu’en Moldavie, les Gagaouzes russophones (Turcs convertis très tôt à l’orthodoxie), ont obtenu une certaine autonomie. On craint que ces derniers ainsi que les Moldaves et les russophones de Bessarabie puissent s’unir dans le but de créer une république populaire de Bessarabie. Depuis mars 2015, l’Ukraine a intensifié les contrôles à cette frontière, révoqué le traité permettant aux troupes russes de traverser le territoire ukrainien pour se rendre en Transnistrie et durci les conditions de séjour pour les ressortissants de Transnistrie voyageant avec un passeport russe (la majorité des habitants de cette enclave ont toutefois le passeport moldave – surtout depuis l’exemption de visas pour les ressortissants moldaves par les pays la zone Schengen).
Un homme âgé d’origine bulgare, vivant à Tatarbunari, un village au cœur de la Bessarabie, qui me demandait en plaisantant d’emmener ses trois superbes filles en Occident (elles ont d’ailleurs toutes fait la demande de naturalisation bulgare) écartait de la main les visées séparatistes des habitants de Bessarabie. « Nous, Bulgares, nous aimons la Russie parce qu’elle nous a délivrés du joug ottoman, mais nous sommes une population pacifiste, nous ne voulons pas que notre région soit détruite à l’instar du Donbass. De plus, la Transnistrie voisine a perdu toute son industrie depuis que les russophones se sont séparés du reste de la Moldavie. Beaucoup viennent chercher du travail en Ukraine ». Il était attristé par la propagande russe. Il disait que son frère, habitant Moscou, refusait de venir en Bessarabie car il croyait que le pays était contrôlé par les fascistes. Mais la colère de Dima allait contre l’Union européenne, responsable selon lui du conflit russo-ukrainien en ayant augmenté les enchères pour la signature du traité d’association. « L’Europe parle maintenant d’une zone de libre-échange spéciale avec l’UE et la Russie pour l’Ukraine alors qu’elle avait bien dit avant la Révolution qu’une association de libre-échange entre les deux pays slaves serait incompatible avec le traité d’association ». Deux de ses filles l’interrompirent pour lui rétorquer que seule une adhésion à l’Union européenne assurerait un avenir stable et prospère pour l’Ukraine. Dima reprit la parole pour accuser cette fois-ci les oligarques et le gouvernement de tirer parti de la guerre en ralentissant les réformes et en s’enrichissant avec le trafic d’armes très lucratif. Entre temps, sous les conseils du FMI, les dirigeants à Kiev baissaient sa retraite d’ingénieur, passant de 300 à 12O euros[2] et multipliaient par sept sa note de gaz mensuel. Toutefois, le nom de Saakashvili fit naître une lueur d’espoir dans ses yeux et avec une pointe d’humour, il dit: « si on arrive à faire du bon vin comme les Géorgiens et à l’exporter, ce sera un progrès ! »
Espérons que Saakashvili, l’ennemi juré de Poutine, pourra mener les réformes à bien et qu’il assurera le développement touristique et économique de cette région stratégiquement vitale pour l’Ukraine. Sa nomination a déclenché tout un déferlement de blagues racistes et haineuses dans les réseaux sociaux en Russie. Les préjugés envers les Géorgiens et les Odessites associés à la pègre et à leurs origines juives ont resurgi cet été (plus du tiers de la ville était juive avant la deuxième guerre mondiale, et aujourd’hui, la communauté israélite représente un peu près 12% de la population). Mais quand on est juifs, tatars ou caucasiens à Odessa, on se méfie des Russes. Odessa est un vrai succès dans son multiculturalisme et est restée dans l’ensemble une ville tolérante, apolitique et ouverte sur le reste du monde ; son seul souci demeure la prospérité économique. Le premier gouverneur qui contribua au développement de la ville fut d’ailleurs un Français, le duc de Richelieu, nommé par le tsar Alexandre 1er. Être gouverné par des étrangers est pour beaucoup d’Odessites un soulagement et une raison d’espérer.
[1] Avec Lviv, ville très pro-européenne à la frontière polonaise.
[2] La devise ukrainienne, la Hryvnia, a perdu plus de 50% de sa valeur après la Révolution.
form-idea.com France | Publié dans le Huffington Post, le 6 septembre 2015.