Auteur : Pierre Scordia

ODESSA, UKRAINE

Samedi 16 août 2013

Taras marche le long des grandes avenues plantées d’arbres, la matinée est belle et ensoleillée ; c’est à la terrasse du McDonald’s, au centre-ville, qu’il doit remettre une sacoche pleine de billets de 500 hryvnias à son patron russe, originaire d’Ingouchie. Son boss l’apprécie aussi grâce à d’autres atouts qui lui assurent sa réussite mais la discrétion est de rigueur. Intelligent, diplômé de l’Université de Saint-Pétersbourg, polyglotte comme beaucoup dans ce port multiculturel, il a fière allure avec son 1m85. Ses traits fins, ses yeux gris vert, ses cheveux blond foncé complètent le portrait très séduisant de cet Odessite dont le père est bulgare et la mère moldave.

Il arrive à son rendez-vous avec un peu de retard. Son patron, Zelimkhan, le lui reproche mais finit par lui dire que la semaine prochaine, il lui donnera sa Toyota âgée d’un an pour un prix modique. Sur la table, traine une copie du journal gratuit Metro de la veille dont les nouvelles tensions économiques entre l’Ukraine et la Russie font les gros titres. Taras la regarde et sourit de façon ironique :
– Nos ‘grands frères’ ne nous laisseront jamais nous rapprocher de l’Europe. Ukraine, Biélorussie et Russie, nations sœurs pour l’éternité.
Son patron rit.
– De toute façon Taras, on n’arrivera jamais à respecter les normes européennes. On se fera bouffer économiquement.
– J’aimerais tellement me casser d’ici.
– Pourquoi partir Taras ? On a tout ici : soleil, plages, théâtres, boîtes de nuit, restaurants internationaux et belles filles. Tu as un boulot qui paie pas mal, non ?
– Oui, mais j’aimerais me sentir libre. Zelimkhan esquisse un petit sourire ironique.
– Parlons de liberté. Passe chez moi ce soir.
– Хорошо [1]. Vers 21h alors ?
– 19h plutôt. La semaine prochaine, je ne serai pas là. Je vais passer quelques jours en Ingouchie où je vais rencontrer ma future épouse.
– Tu vas te marier à 45 ans ?
– Oui, mais elle, elle est jeune, elle a 19 ans. Elle vient de mon village mais étudie à l’université à Kazan.
– Mariage arrangé ?
– Oui, on doit respecter les traditions. Elle est très jolie. Regarde ?
Il lui tend son iPhone 5, dernier modèle d’Apple. Taras prend son portable et regarde avec indifférence.
– Oui, effectivement, elle est jolie. Elle a l’air un peu arrogante.
– Tant mieux. Ça lui servira dans ce monde de brutes. Un certaine attitude t’apporte le respect. Bon, on se voit ce soir.
Zelimkhan se lève, prend la sacoche que Taras lui a apportée et dit, « paka-paka [2]».

Peu de temps après, Taras se rend à la librairie russe sur le square grec, Grecheskaya, il s’attarde un peu, feuillette le Maître et Marguerite de Bulgakov, choix du hasard ou avertissement du destin ? Le téléphone de la jeune femme brune pas loin de lui se met à sonner. Elle répond d’une voix suave et enjouée. Taras fait semblant de lire tout en écoutant discrètement.
– Oui, je pars dans quatre jours à Sofia où j’ai mon dernier rendez-vous pour obtenir la nationalité bulgare […] Non, je ne perdrai pas la nationalité ukrainienne, il suffit de ne pas déclarer l’autre passeport […] Non, pas de risque. Regarde tous nos oligarques, ils ont tous un deuxième passeport, que ce soit israélien, russe ou britannique […] Oui, Diedouchka était bulgare sur son passeport interne soviétique. Et moi quand je suis née en 1988, ils ont écrit ‘Bulgare’ sur mon acte de naissance soviétique […] Oui, une fois le passeport en poche, je pourrai m’installer définitivement en Allemagne.

La femme raccroche, va à la caisse, paie son livre et sort. Taras hésite, repose le sien et décide de sortir. Il la rattrape et lui dit :
– Excusez-moi, Mademoiselle. J’étais à côté de vous à librairie et j’ai entendu que vous partiez à Sofia. Moi aussi, je suis d’origine bulgare et j’aimerais savoir ce qu’il faut faire pour obtenir la nationalité. Elle s’arrête, le regarde, l’observe une dizaine de secondes et répond :
– Pourquoi voulez-vous la nationalité bulgare ?
– J’aimerais partir et m’installer en Europe.
Ah ? Il vous faudrait un intermédiaire-accompagnateur alors.
– Vous avez dix minutes ? Je vous offre un café.
Elle regarde sa montre, lui sourit.
– ‘Davaï [3]

Stella ©form-idea.com | Credit: Robinsong Collective & Stenly Graphics

Ils vont sur une terrasse de café aux fauteuils confortables protégés par des parasols. Elle commande un capuccino tandis que lui prend un chocolat. Taras fait toujours attention à sa santé. Il essaie d’éviter tout excès que ce soit le café, l’alcool et la nourriture épicée ou les repas trop gras, cela lui donne des maux de ventre. La jeune femme l’observe, sourit et finit par lui demander :
– Pourquoi cherches-tu à fuir ? Un beau gars comme toi peut tout avoir à Odessa.
– J’étouffe ici. J’ai besoin de plus de liberté.
Je comprends.
Elle se tait et lui sourit.
– On se tutoie alors ?
– ‘Da’. Que me conseilles-tu ?
– Je vais te donner le numéro de téléphone d’un gars qui s’appelle Stefan. Suis ses recommandations. Il s’occupera de tout, transport, visa bulgare et paperasse. De même, il te servira de guide une fois sur place. Ses tarifs sont chers mais tu es assuré d’avoir ton passeport en poche si un de tes parents est bulgare. Est-ce le cas ?
– Oui, mon père. Sur mon certificat de naissance soviétique, je suis bulgare de nationalité.
– Et ta mère ?
– En fait, elle est moitié russe, moitié moldave de Bessarabie.
– Alors, si ta famille était installée en Bessarabie avant 1945, tu peux demander la nationalité roumaine.
– Ah bon ? Cool ! Je ne le savais pas. Eh bien, ce sera le plan B, mais je préfère le choix bulgare. Ce sera plus facile. Et toi, pourquoi pars-tu ?
– Pour m’installer à Berlin.
– Je ne connais pas. Et que vas-tu y faire ?
– Tu es bien curieux… Au fait, comment t’appelles-tu ?
Elle lui tend sa main et la lui serre.
– Ravie de faire ta connaissance Taras. Moi, c’est Stella et je suis médium. Et c’est ce que je ferai là-bas.
– Tu peux en vivre ?
– Oui sans problème. Il y a de l’argent en Allemagne et Berlin reste une ville internationale et avant-gardiste prisée par les Russes. Il y a tout un vivier russophone pour moi là-bas.
– C’est top ! Tes deux parents sont d’origine bulgare ?
– Non, Maman est juive d’Odessa.
– Beau mélange.
Elle rit. Il est vrai que Stella est magnifique avec sa silhouette élancée, son beau visage et ses yeux marron étincelants. Un silence de quelques minutes s’installe. Les deux se regardent dans les yeux. Taras finit par baisser la tête.
– J’ai même un message pour toi…

Ce message qui apporterait une réponse par l’amour laisse Taras sceptique.

L’invitation à se joindre au groupe le laisse hésitant mais l’insistance de la jeune femme finit par l’emporter. Il ira chez ses parents prendre les papiers indispensables. Taras prend le numéro de téléphone de Stella, règle l’addition et ils se disent au revoir mais la jeune femme se retourne et l’appelle :
– Taras, pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté entre nous, je ne te draguais pas. Je t’accepte comme tu es. Alors, n’hésite pas à m’appeler pour me donner de tes nouvelles.
– Euh… Taras rougit.
Il se ressaisit et répond :
– Avec plaisir. Je n’y manquerai pas.

Taras passe devant le magnifique opéra d’Odessa, l’un des plus beaux d’Europe. Odessa, ville relativement récente dans l’histoire européenne, a été fondée au XVIIIe siècle à la demande de Catherine II. Afin de consolider la présence russe dans cette région convoitée par les grandes puissances européennes dont les Ottomans, la Tsarine de toutes les Russies voulait l’implantation d’un centre urbain dont le nom serait au féminin. Odessa devient en peu de temps, la troisième ville de l’Empire russe, ville attirant Grecs, Bulgares, Roumains, Moldaves, Polonais, Ukrainiens, Russes, Allemands et surtout les Juifs. Contrairement à Kiev, à Saint-Pétersbourg et à Moscou, Odessa est ouverte par décret impérial aux Israélites afin d’accélérer la croissance économique et démographique du lieu. Cette magnifique ville dont le premier gouverneur fut un Français, le duc de Richelieu, obtient très vite le surnom de ‘perle de la mer Noire’ mais aussi s’octroie en peu de temps une très mauvaise réputation de cité mafieuse.

Odessa perd un ‘s’ avec le gouvernement national à Kyiv dans sa politique d’orthographier à l’ukrainienne les noms des villes. Odesa conserve toujours son rôle stratégique et économique dans cette Ukraine indépendante qui n’a tout juste que vingt-trois ans. Elle est le grand port servant aux exportations céréalières et métallurgiques, activité vitale pour le pays. Et c’est dans ce milieu que Taras évolue, milieu qui ne l’attire pas ; seules la présence et la protection de Zelimkhan l’incitent à fréquenter ce réseau mafieux. C’est en échangeant quelques phrases banales sur une plage pour nudistes qu’ils sont devenus amants. Zelimkhan n’est qu’un passeur vers d’autres rivages, vers des jours meilleurs, vers des lendemains libérés de toute contrainte. Celui qui s’est épris de lui mais qui ne veut pas être soumis juge que son honneur est sauf car il est respectueux des conventions culturelles caucasiennes. L’éloignement de sa ville natale lui laisse une certaine liberté. Pour honorer ses parents il épousera une jeune femme du village. Cette union apportera respect et estime à sa famille. L’avantage d’un mariage arrangé est qu’on tombe rarement fou amoureux de sa chère épouse. Une relation cordiale se crée et la vie privée n’est pas un joug à supporter.

Taras traverse le magnifique parc ‘City Gardens’, situé sur la rue Derybasivska. Il passe devant le kiosque où jouent plusieurs musiciens, il longe de beaux immeubles malheureusement mal menés par soixante-dix ans de communisme. Certains sont restaurés, d’autres s’effritent lentement mais irrémédiablement. Il franchit le petit pont où sont cadenassés des centaines de messages amoureux. Il s’arrête devant toutes ces déclarations et se dit qu’il ne connaîtra pas le bonheur s’il reste ici. Là-bas, le port d’Odessa et la mer Noire… Il saisit son téléphone et rappelle Stella :
– Priviet [4]
Il lui explique ce qu’il vient de décider et elle répond :
– Très bien. Je m’en occupe. Je contacte Stefan. Tu pourras lui remettre ton passeport demain, quatre photos d’identité et ton acte de naissance soviétique et celui de ton père. Stefan se chargera des démarches pour l’obtention du visa. Apporte-lui 500 dollars demain. Tu lui payeras le reste le jour du départ.
– Da. Balchoï spasiba [5].
– Paka paka [6].

***

Taras passe chez Zelimkhan pour lui demander une avance et lui emprunter sa voiture pour aller voir ses parents en Bessarabie, non loin de la frontière moldave. Il ne lui donne pas d’explications. Il s’arrête d’abord au centre-ville chez un photographe pour des photos d’identité. Arrivé à Tatarbounary après avoir parcouru des routes plates mais truffées de nombreux nids de poule, il se dirige vers la maison de ses parents. Il se souvient d’une blague qu’on raconte dans le pays : « Comment reconnaît-on un ivrogne au volant dans une ligne droite en Ukraine ? C’est le seul à suivre la voie en conduisant tout droit. »

Ses parents, tous deux ingénieurs, vivent dans une petite maison modeste où leur potager et une basse-cour assurent leur subsistance. Ils ont repris cette demeure qui appartenait jadis à une famille allemande chassée en 1944. Dans cette région de l’Ukraine, on retrouve de nombreux petits villages fondés par des colons germanophones et qui sont aujourd’hui à moitié abandonnés. De grandes fermes, d’anciens kolkhozes, complètement délaissées ne sont plus que de grandes ruines laides qui parsèment ce grand delta du Danube.

Les deux petites retraites de ses parents ne valent plus grand-chose à cause des nombreuses dévaluations qu’a connues le pays. Ses parents russophones gardent toujours une certaine nostalgie de l’Union soviétique qui assurait aux citoyens les besoins essentiels. Maintenant, ils vivent dans une incertitude matérielle permanente. Ce point de vue est toujours un sujet de discorde entre Taras et son père, car Taras n’aime ni le communisme ni la Russie fascisante. Il préfère le modèle occidental qui rime avec modernité et liberté individuelle, alors que pour ses parents, le capitalisme est associé à la misère, à l’inégalité et à l’oligarchie.

À sa venue, ses parents le saluent dans la cour. Ils se dirigent tous vers l’entrée de la modeste maison de plain-pied. Ils enlèvent leurs chaussures et vont dans le salon. Sa mère apporte le thé. Taras leur explique ce qu’il compte faire et leur demande les papiers dont il a besoin dont son acte de naissance et celui de son père.
– Pourquoi veux-tu le passeport bulgare ? Le passeport ukrainien ne te suffit pas ?
– Non Papa. La nationalité bulgare m’ouvre de nouvelles portes.
– Lesquelles ?
– Celles de l’Europe.
– Tu devrais plutôt aller à Moscou où tu pourras gagner beaucoup d’argent.
– En Russie ? Jamais de la vie.

***

Après avoir passé la nuit chez Zelimkhan toujours aussi ardent, Taras s’apprête à quitter discrètement l’appart de son chef à 5 heures et demie du matin.
– Taras !
– Tu t’en vas ? J’ai quelque chose pour toi. Prends cette enveloppe.
– C’est quoi ?
Il regarde à l’intérieur et il trouve une liasse de billets de 50 dollars.
– Spasiba daragoï Zelimkhan.
– ‘Udachi [7]’.

***

Stefan, un homme de taille moyenne, la quarantaine, musclé, brun et aux cheveux courts. Il salue froidement Taras et lui demande l’argent. Taras lui remet 500 dollars ainsi que son passeport, les photos et les actes de naissance.
– Bon, ça va faire juste en termes de temps pour le visa bulgare, mais avec mes contacts, ça devrait marcher. Rejoins-nous mercredi au point de départ, au Frantsuzk’y boulevard [8], juste à côté de l’Odesa Film Studio.

***

Mercredi 20 août 2013

À l’aube, Taras lui apporte les 4.500 dollars exigés. Stefan sourit et lui ordonne gentiment de monter dans le minibus où Stella lui fait signe de venir s’asseoir à côté d’elle. Ils sont sept candidats, plus Stefan qui sert de chauffeur. Ils traversent les routes cahoteuses de la Bessarabie et arrivent après plusieurs heures à la frontière roumaine. Stefan donne les passeports de ses clients à un garde frontalier ukrainien qu’il connait bien apparemment. Taras remarque que tous les douaniers possèdent tous des iPhone 5 dernier cri, malgré leur petit salaire mensuel de 500 Euros. Leur garde-frontière à l’allure sévère ne leur demande rien. Lorsqu’ils arrivent du côté roumain, une femme gracieuse portant l’uniforme monte dans le bus pour vérifier les passeports. Taras est surpris par le ton respectueux qu’elle emploie pour poser les questions aux passagers. La Roumanie membre de l’Union européenne depuis sept ans est sa première expérience avec l’Occident. Dès qu’ils empruntent les routes roumaines, Taras est impressionné par la qualité des routes. L’Eldorado européen s’annonce prometteur.

***


[1] Ok en russe.
[2] Bye bye en russe.
[3] Mot souvent employé en russe voulant dire plusieurs choses : ciao, ok, d’accord, allez.
[4] Salut en russe.
[5] Merci beaucoup en russe.
[6] Équivalent de « bye bye » en anglais.
[7] Bonne chance en russe.
[8] Boulevard français en russe.

 

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