SOFIA, BULGARIE

Après avoir parcouru 1000 kilomètres, ils descendent enfin du van. Des montagnes entourent la ville apaisante ; rien à voir avec le bouillonnement d’Odessa, sœur jumelle des grandes villes méditerranéennes. La calme, la paisible, la reposante Sofia est la terre des ancêtres. Pourquoi sont-ils partis des Balkans ? Valait-il la peine de fuir le joug turc pour l’impérialisme russe ? Peu importe, grâce à eux, son rêve d’un monde meilleur va peut-être se réaliser.
– Taras, à quel hôtel restes-tu ? demande Stella.
Taras semble paniqué. Il n’y a pas pensé.
– Le logement n’est pas inclus ?
– Non Taras, les 5000 dollars sont pour les démarches administratives, la priorité du traitement de ta demande et les deux voyages aller-retours en autobus. Stefan ne te l’a pas dit ?
– Non, j’ai oublié de le lui demander. Merde alors.
– Écoute, pour te dépanner, tu peux rester avec moi au Kempinski. C’est une chambre avec un lit double.
Taras rougit.
– Non, je ne voudrais pas t’importuner…
– Tu ne m’importunes pas sinon je ne te l’aurais pas proposé.

***

A la réception de l’hôtel, on les accueille avec le sourire. Stella explique à la jeune femme brune chargée de l’accueil qu’un ami séjournera avec elle, elle demande si on peut lui donner une chambre avec plus d’espace. La réceptionniste consulte l’ordinateur et lui dit qu’elle va les surclasser gratuitement, cadeau de la maison. Elle leur donne une petite suite avec deux lits au 16e étage, une chambre moderne avec vue sur une grande partie de la ville.  Pour fêter leur rencontre, Stella sort du petit réfrigérateur une bouteille de Veuve Clicquot et remplit les deux coupes. Taras apprécie le caractère enjoué de sa compagne de voyage, ils trinquent et rient ensemble. L’avenir leur appartient.

– Taras, as-tu entendu parler de la Fraternité Blanche ?
– C’est un mouvement suprématiste ?
– Haha ! Non pas du tout. C’est vrai que le nom pourrait prêter à confusion. Bien au contraire, c’est un mouvement spirituel très avant-garde qui est né ici, en Bulgarie.
– Pourquoi le mot « blanche » ?
– Le blanc est la couleur la plus pure dans la spiritualité. Dans les nombreuses visions rapportées, les êtres divins apparaissent toujours sous une lumière d’un blanc intense. Cela n’a strictement rien à voir avec la race. D’ailleurs, les Européens ne sont pas blancs, ils semblent plutôt rose pâle ou olive.
– Tu suis ce mouvement ?
– Non, mais sache que la Bulgarie est une terre très intéressante au niveau de la spiritualité. Les Balkans sont le berceau des Bogomiles, les prédécesseurs des Cathares, ceux et celles qui ont été massacrés par l’Église catholique. Bref, n’importe qui peut rejoindre la Fraternité blanche sans qu’on ait besoin de se convertir ou d’adhérer au mouvement. Il reste universel et libre. Je te propose qu’on aille dans le bois de Sofia au lever du soleil pour danser avec certains membres.
– Je ne sais pas. Je reste un peu sceptique sur ces choses-là.
– Pas trop puisque tu es ici avec moi.
– Touché ! J’y gagnerai quoi ?
-,La force, la relaxation, l’acceptation et la bonne humeur.
– Tu es vraiment spéciale ma chère Sofia.
– Je sais, comme toi, mon cher Taras.

***

Jeudi 21 août 2013

Ils se lèvent à six heures du matin et prennent le métro à la station ‘European Union‘. Ils se dirigent vers le Jardin de Boris, le parc le plus vieux de Sofia dont le nom rend hommage au roi bulgare Boris III. Ils rencontrent un groupe d’une trentaine de personnes. Les gens se saluent et se sourient. ‘Les Bulgares ont l’air vraiment différents des autres slaves. L’influence ottomane, peut-être ? Par contraste, les Russes, les Ukrainiens, les Biélorusses ressemblent plutôt à des armoires à glace par leur froideur’ pense Taras.

Les Bulgares présents lui expliquent dans un russe rudimentaire en quoi consistent les pas. Et voilà, la danse commence, le mouvement forme un pentagramme puis un cercle. Le soleil monte discrètement au-dessus du bois et commence à réchauffer les mains et le visage de Taras. Bizarrement une sensation de légèreté jusqu’à présent étrangère gagne son corps. Ils se sent détendu et heureux, sans qu’il puisse en expliquer la raison. Les mines affables qu’il entrecroise en dansant le rassurent. Pour la première fois, il se sent accepté tel qu’il est. En passant devant Stella, celle-ci lui fait un clin d’œil complice. Plusieurs sont vêtus entièrement de blanc mais la majorité sont en jean et sweater. Au bout de 30 minutes, la danse prend fin mais il sent un regard intense sur lui, il se retourne légèrement et voit un homme d’une quarantaine d’années qui l’observe : il est plus petit que lui ; ses yeux très noirs, sa peau très mate, sa fine moustache n’en font pas un éphèbe mais il est très attirant et sexy, il lui sourit. Taras hésite, se tourne vers Stella qui lui dit : « alors, tu joues le timide ? »

Taras se retourne à nouveau vers l’inconnu et se dirige à sa rencontre.
– Vous parlez russe ?
– Bonjour ! Oui, je le parle.
– Vous venez souvent à cette salutation solaire ?
– Pas trop souvent.
– Moi, c’est une première.
– Et peut-être loin de la dernière ?

Silence.

– Vous venez prendre un petit déjeuner avec le groupe ?
– Attendez, je vais demander à mon amie si nous avons le temps.

Leur rendez-vous au ministère de l’intérieur bulgare n’aura lieu qu’à 15h, ainsi peuvent-ils aller prendre un thé et un baklava dans la bâtisse appartenant à l’association dans le beau quartier de Yzgreva. La maison à l’allure de chalet alpin est située non loin d’un très beau jardin où repose la dépouille du fondateur du mouvement bulgare, le célèbre mystique Peter Deunov. Deunov était végétarien et s’opposait à la guerre et à toute forme de violence. Il meurt le 27 décembre 1944. Certains affirment que les Russes ont construit leur énorme ambassade soviétique de style HLM au sommet de la colline afin de nuire aux ondes positives du grand sage bulgare.

***

À la terrasse de la villa, Taras fait la connaissance d’Atanas, un Rom bulgare atypique. Il dégage la bonne humeur et la bonhomie, ce qui le rend charmant. Une complicité est en train de naître entre les deux hommes. C’est la première fois qu’Atanas se sent en accord avec un autre. Stella revient avec trois petits gâteaux et se joint à la conversation. Elle est curieuse de savoir où Atanas a appris le russe.   
– En Moldavie. Ma grand-mère était gagaouze. Elle a rencontré beaucoup de difficultés à se faire intégrer dans le clan familial de mon grand-père. Veuve à 50 ans, elle est retournée dans un village au sud de Chisinau. Je ne sais pour quelle raison, mes parents m’ont envoyé deux ans chez elle sans qu’ils me donnent signe de vie pendant toute cette période.
– Taras, ta mère est moldave aussi, n’est-ce pas ?
– Oui, mais de Tiraspol. Une russo-moldave qui est née en Bessarabie mais qui a grandi en Transnistrie. Comme pour les Gagaouzes, sa langue maternelle est le russe, la langue de nos ‘Grands Frères’, dit-il ironiquement.
– Et que fais-tu à Sofia ? s’enquiert Stella.
– J’y suis pour le travail mais ma femme et mes deux enfants habitent Vienne. Et vous deux, que faites-vous dans la vie ?
– Je suis consultante, déclare Stella.
– Moi, je suis dans le commerce, ajoute Taras.
– Et qu’est-ce qui vous amène à Sofia ?
– Le passeport européen.
– Et la libre-circulation, précise Taras.
– J’adore la liberté, déclare Atanas, en faisant un grand sourire à Taras.

Stella les quitte pour aller à la rencontre d’un couple bulgare qu’elle a rencontré à Berlin, celui qui a mentionné la Fraternité Blanche. Atanas profite de son absence pour glisser à l’oreille de Taras :
– Si tu veux vraiment jouir de la liberté, rencontre-moi demain au jardin de Deunov, sur la rue Nikola Mirchev, tout près d’ici, demain à 16h.
– Donne-moi ton numéro, ce sera plus facile.
– Non, pas de numéro. Simplement mémorise le lieu de rencontre et l’heure. C’est plus facile ainsi. Un fois dans le jardin, choisis un banc et attends-moi. A demain !

Quand Stella revient, Atanas n’est plus là.
– Il t’a déjà abandonné ?
– Pas vraiment. Il veut qu’on se voie demain.
– Bonne approche.
– Tu trouves ?
– Il semble intéressant. Il t’a dit quoi ?
– Il veut m’enseigner la liberté.
– Mais… on dit que les Gens du Voyage brisent les cœurs de ceux et celles qui ne font pas partie des leurs.
– Que veux-tu dire par là ?
– Saisis l’instant, sans attache.

***

A 13h, Stella et Taras rejoignent le petit groupe conduit par Stefan dans une salle assez glauque dans un petit hôtel du centre-ville à l’architecture hideuse, vestige de l’aire communiste, non loin de la mosquée où de nombreux bulgares d’origines turques et pomaques viennent pour prier. Stefan distribue à ses clients un petit script à mémoriser, sauf à Stella et à Ivan, un homme de la quarantaine, qui sont à l’étape finale de la démarche. Ils s’exercent tous ensemble pendant une heure et demie à donner les bonnes réponses dans une prononciation plus ou moins correcte afin de répondre aux critères linguistiques pour l’acquisition de la nationalité. Stefan, Stella et Ivan aident leurs nouveaux camarades.
– Les questions seront posées dans cet ordre, assure Stefan.

Heureusement que le bulgare ressemble au russe ; ce dernier ayant adopté l’alphabet cyrillique bulgare. Deux heures plus tard, Taras récite exactement ce qu’il a appris par cœur aux questions de la fonctionnaire bulgare, une fausse blonde aux sourcils noirs, qui coche rapidement les cases. L’entretien ne dure pas plus de 5 minutes. A la fin de l’entrevue, elle lui demande où il désire s’installer après l’obtention de la nationalité. Sur quoi, il réplique : « Софиа! [9] ». La Bulgarie connaissant une hémorragie démographique depuis son adhésion à l’Union européenne, tente d’attirer les descendants de sa vieille diaspora éparpillée dans l’ex-Union soviétique et dans l’ex-Yougoslavie. Ayant un patronyme bien bulgare, Иванов [10], la procédure devrait être accélérée, d’autant plus que l’aide de Stefan fait passer son dossier avant les autres. On lui demande de revenir dans deux jours pour obtenir sa prochaine convocation pour sa carte de citoyenneté. Quant à Stella, elle revient avec un grand sourire.
– Ça y est, j’ai ma carte de citoyenneté. Je vais faire ma demande de passeport demain. Que je suis heureuse ! Je ne serai plus étrangère à Berlin ! J’aurai les mêmes droits que les Allemands. C’est tout un rêve qui se réalise.
– Je suis vraiment content pour toi, ma chère Stella. Je t’envie presque…
– Ah, mon cher, il faut juste que tu sois un peu patient. Bientôt viendra ton tour !

***

Vendredi 22 août 2013

Taras se rend au jardin de Deunov. Un petit portail donne accès à un jardin en forme de cercle, il est parsemé de rosiers. La tranquillité du lieu l’apaise. Il fait le tour à pas lents. Les quelques personnes qui s’y trouvent ou qui méditent l’acceptent soit par un sourire soit par un salut de tête. Une petite fontaine sur laquelle est inscrit : « Dieu et amour ». Au centre du jardin, un cercle avec des pentagrammes en fer forgé entoure la dépouille du maître spirituel qui repose parmi les fleurs. Taras s’assoit sur banc, face au soleil dont les rayons illuminent son visage. Il ferme les yeux et profite de cet instant de paix intérieure. Au bout de quelques minutes, il se laisse transporter dans un songe. Bizarrement, il y voit de nombreux paysages encore inconnus, des voyages et deux enfants. Il sent un léger toucher sur l’épaule, ce qui le réveille. À son grand étonnement, une tourterelle vient de se poser sur son épaule gauche. Il tend la main gauche que l’oiseau saisit en s’agrippant à son index. La tourterelle le regarde et roucoule. Le soleil l’éblouit. Il distingue une silhouette qui s’avance dans sa direction.

– Superbe endroit, n’est-ce pas ?
– Ah, Atanas, je ne t’avais pas reconnu.
– Il semble que tu as adopté cet oiseau.
– C’est étonnant, n’est-ce pas ? Il reste sur moi.
– Je peux m’asseoir ?
– Oui, bien sûr.
– C’est un endroit qui m’apaise, une énergie qui me tonifie, me revigore et j’oublie mes imperfections, déclare-t-il avec un sourire sur le coin des lèvres.
– Des imperfections… Une déception de ne pas être l’Homme parfait ?
– Oui, haha.
– Que penses-tu de ce jardin ?
– Une merveille. Un endroit magique, en fait.
– Exactement. 
– Je crois que j’ai eu une expérience mystique pour la première fois.
– Ça ne m’étonne pas.
– Des visions. Je ne pourrais expliquer.
– Il y a des choses qui restent indicibles…
– Ça t’arrive aussi ?
– Oui et c’est la raison pour laquelle je suis assis à côté de toi.
Juste à ce moment-là la tourterelle se pose sur l’épaule d’Atanas.

– Tu connais bien Sofia ?
– C’est mon deuxième jour ici.
– Suis-moi alors. Je vais être ton guide.

Juste avant qu’ils ne partent, l’oiseau prend son envol, puis se pose sur la grille qui entoure la tombe du mystique. Sur un banc à côté de la grille, Taras trouve un livre dont le titre est en bulgare « Бoгомилите » (Les Bogomiles).
– Notre longue histoire, commente Atanas.
– Que veux-tu dire ?
– Ils ont profondément marqué ce pays. Nous étions peut-être tous les deux des Parfaits qui se sont aimés.
– Que c’est cocasse ! Ces Bogomiles, qui étaient-ils ?
– Les Parfaits auraient été des êtres, hommes et femmes, ayant atteint la perfection spirituelle par leur sagesse, leur végétarisme, leur abstinence et leur refus du recours à la violence. Plutôt manichéens, ils se sont éloignés du royaume animal, du mal, auquel nous appartenons pour atteindre la perfection du bien.
– Et qu’est-il arrivé aux Bogomiles ?
– Les Bogomiles ont plus ou moins été tolérés par l’Empire byzantin. A l’arrivée des Turcs, beaucoup se sont convertis à l’Islam, surtout en Bosnie, meilleure perspective d’avenir que le statut de sous-hommes contrairement à leurs confrères d’Occident dont les Cathares qui ont été massacrés en France avec la bénédiction de la sainte Église catholique romaine. Brûler vif des hérétiques a été une punition malheureusement répétée en Occident, la tolérance n’a pas toujours régné.
– Je hais le dogmatisme ! Qu’il soit religieux ou politique.
– Allez, viens, je vais te faire découvrir Софиа [11].

Atanas & Taras au Jardin Deunov à Sofia ©form-idea.com | Credit: Robinsong Collective & Stenly Graphics

Tous les deux montent dans la BMW immatriculée en Autriche et se dirigent vers le centre-ville. Le beau théâtre de National Ivan Vazov, la rotonde de Saint Georges, l’impressionnante cathédrale néo-byzantine Alexandre Nevski aux cinq nefs, l’église russe Saint-Nicolas où le dernier tsar Nicolas II est présenté à la fois comme martyr et saint, la place Battenberg, nom de la dernière dynastie royale de Bulgarie l’enchantent. Ils empruntent ensuite le grand boulevard piétonnier Vitosha.
– Sofia n’est pas la plus belle capitale européenne. Les Anglais l’ont bombardée massivement pendant la Seconde Guerre mondiale. Cependant, elle est très agréable avec ses rues arborées, ses nombreux parcs, son ambiance, sa tranquillité, sa tolérance.
– Oui, j’aime…

Un graffiti sur un mur sur lequel il est écrit : « être gay n’est pas une maladie » le confirme.
– Mais le pays est-il vraiment tolérant ?
– Oui, dans l’ensemble oui. C’est un des rares pays balkaniques qui a su préserver sa population turque et pomaque, plus de 10% de la population officiellement. Le régime communiste de Jivkov au moment où tout le système s’effondrait chez ses voisins a joué la carte nationaliste mais elle a été de courte durée. Par contre, la communauté rom est sous-estimée. On nous estime à 5% de la population alors que cela représente le double.
– Alors, pas de considération pour les Roms ?
– Mais, c’est la joie, c’est la liberté ! Tiens, nous, on ne s’attache pas à la terre. Si on pensait comme nous, ça simplifierait bien des problèmes dans le monde, non ?
– Le tag sur le mur ?
– Ah ! Je vois… La Bulgarie n’est pas la Russie ni même la Pologne. Mais ce n’est pas pour autant Ibiza. À Sofia, il n’y a pas vraiment d’agressivité. On va dire qu’ici on préfère être bi plutôt qu’homo. L’héritage ottoman sans doute… C’est comme pour la corruption, on met ça sur le compte de l’occupation turque. On serait corrompus parce qu’on aurait pris l’habitude de ne pas vouloir enrichir l’État oppresseur.
– Intéressant !
– La question LGBT t’intéresse ? dit-il en faisant un clin d’œil.
Taras rougit.

Ils continuent leur conversation et passent devant le monstrueux monument qui célèbre la « libération stalinienne ». Une colère saisit Taras qui abhorre le communisme et qui veut le fuir. Le tsigane chantre de la liberté l’y encourage.

Ils reprennent la voiture garée près de l’imposante synagogue et se dirigent vers le grand parc de l’Ouest qui ressemble plus à une forêt qu’à un parc. Des meutes de chiens, sorte de loups impressionnants traversent le bois. Des âmes solitaires se promènent, ils ne semblent pas menaçants. Atanas s’arrête lève la tête et regarde le ciel et les arbres :
– Taras, que sommes-nous dans cette immensité ?
– Poussière.
– Faut-il alors accumuler des biens, suivre des dogmes, contrarier ses désirs ?

Alors Atanas prend les mains de Taras. Ils restent là dans ce silence quelques minutes ; le corps de Taras lui semble plus léger, il ne s’est jamais senti aussi bien. Une sensation de « déjà vu » le gagne comme s’il était propulsé dans une autre fréquence temporelle. Il ouvre les yeux, Atanas le fixe, ses yeux noirs brillent, de petites larmes de joie coulent. Taras, sans réfléchir l’étreint très fort. Leurs deux corps fusionnent et restent ainsi plusieurs longues minutes. Atanas finit par poser les lèvres sur celles de l’Ukrainien et finalement celui-ci se laisse aller et l’embrasse passionnément.

Une joie réciproque les envahit, une joie indescriptible, une joie inexplicable, une joie enivrante. Soudain Atanas se met à courir. Taras le poursuit. Il court, court de toutes ses forces… et un flash survient. Encore une image de déjà-vu. « Que c’est bizarre. Ai-je vu cette séquence dans le passé ? Ou bien l’ai-je vécue ? » réfléchit-il en ralentissant la course. Troublé, il se confie à son compagnon qui le prend par l’épaule.
– Viens, je t’invite à dîner.

 ***

Dans un restaurant traditionnel, quasi complet où l’on mange dans des assiettes en terre cuite et où on joue de la tzigane, Taras lui repose la question. L’endroit est presque plein. Taras lui repose la question, la réponse :
– Ton regard m’est très familier effectivement. C’est comme ça. Je ne peux l’expliquer. Nous appartenons peut-être au même groupe d’âmes. Mais ce qui compte pour moi est de vivre l’instant. Tu es là à Sofia et moi aussi. Célébrons ainsi… comment pourrais-je dire… fêtons nos retrouvailles. C’est ça, nos retrouvailles.

Atanas se tait, regarde Taras et lui sourit. Taras le trouve tellement charmant avec sa petite moustache et ses cheveux courts d’un noir intense. Il fait si viril ! Taras a une attirance très claire, il aime les hommes très masculins et les femmes très féminines. Il ne verse pas dans le non-genré.

Le tzigane remplit leurs verres de vin. Ensuite, il commande de la rakyia, eau de vie bulgare faite à base de raisin, de prune ou de cerise. Ils s’enivrent, joyeux de s’être rencontrés. Pour une fois, Taras oublie la modération et ses maux de ventre. Les musiciens et les danseurs les invitent à les rejoindre. Taras fait un suprême effort et se laisse guider. Il danse, rit, s’amuse.

A la fin de leur repas, Atanas sort une petite liasse de billets de 50 Euros et en prend deux. Il demande à la serveuse s’il peut régler la note en Euros, ce qu’elle accepte bien entendu. En sortant, ils rencontrent un Rom qui vend des roses. Ce dernier leur crie :
– Des roses pour vos femmes ?
– Oui, répond Atanas. Donne-m’en sept rouges ; rouge pour la passion et sept parce que nous avons sept vies, paraît-il ?
– En voilà un homme romantique ! Vous allez faire une heureuse.
– Oui, mais elle ne le sait pas encore, réplique-t-il en faisant un clin d’œil complice à Taras. Quand ils disparaissent de la vue du tsigane, Atanas les lui offre. Ce geste l’émeut.

– Je te ramène à ton hôtel ou tu viens chez moi ?
– Chez toi.

***

Samedi 23 août 2014

Le lendemain matin, Taras rentre à l’hôtel. Il arrive dans la chambre de Stella un peu euphorique.
– Haha, Taras, je remarque si je me fie à ton faciès que tu as passé une bonne soirée.
– Oui, un truc incroyable et que je comprends à peine.
– Tant mieux ! Peut-être qu’il n’y a rien à comprendre.
– Elles sont pour moi ces fleurs ?
– Oui, répond Taras quelque peu embarrassé.
– Tu es un ange. Alors, raconte-moi ! Je suis impatiente de savoir ce qu’il s’est passé.
– Non, je n’ose pas.
– Allez, ne joue pas le prude, je vis à Berlin.
– Bon, tu te souviens d’Atanas ?
– Oui, le tsigane mystérieux au sourire espiègle.
– Et bien… j’ai l’impression que je vis l’amour fou avec lui.
– L’amour fou ?
– Je suis vraiment heureuse pour toi, Taras. Sincèrement.
– Tu sais, je n’ai jamais connu une telle joie de vivre. Je n’ai jamais connu ce sentiment d’harmonie avec la terre entière. Je n’ai jamais connu cette fusion sexuelle. Je n’ai jamais connu cette aisance et ce lâcher-prise. Je suis ivre de volupté.
– Quel bonheur ! Profite ! Maintenant accompagne-moi et allons prendre notre petit déjeuner !

***

Mai 2014

Neuf mois s’écoulent. Les quatre jours à Sofia en septembre sont l’équivalent de dix ans de vie dans la mémoire de Taras. Ces journées et soirées dans la capitale bulgare ont été d’une telle intensité qu’il finit par croire que le temps ne peut être linéaire. Il n’a pas revu Atanas mais celui-ci l’appelle une fois par mois. Ils se parlent au moins une bonne heure. Atanas n’appelle jamais du même numéro si bien que la communication ne fonctionne que dans un sens. En général, il envoie un SMS la veille de coup de fil. Par ailleurs, Atanas lui a demandé de faire table rase du passé entre eux. Pas de question.

Taras a enfin reçu sa convocation pour sa naturalisation, fixée au jeudi 22 mai 2014. Atanas lui demande de ne rien réserver. Il ira le chercher à l’aéroport et paie un billet d’avion via Istanbul pour lui éviter les heures pénibles d’autocar comme lors du dernier voyage.

Depuis son retour à Odessa, beaucoup de choses ont changé. L’ambiance n’est plus si festive dans la ville, surtout depuis novembre 2013, lorsque le Président de l’époque, Viktor Ianoukovytch, sous pression russe, refuse à la dernière minute de signer une association économique et politique avec l’Union européenne. Il met fin aux espoirs de toute une nouvelle génération d’Ukrainiens rêvant d’une occidentalisation de leur pays à l’instar de la Pologne. Occidentalisation ne traduit pas pour autant une volonté de devenir membre de l’OTAN car la plupart ne se sont pas hostiles à la Russie. Occidentalisation pour les jeunes Ukrainiens signifie la lutte contre la corruption, l’ouverture des frontières à l’Europe et l’enrichissement du pays.

Finalement, la Révolution de la dignité à Kyiv entraîne un changement de pouvoir que certains pro-russes à Odessa qualifie de coup d’État, ce qui irrite Taras. Les événements dramatiques du 2 mai ont failli faire basculer la ville dans l’anarchie. Pour lui, il ne fait aucun doute que cette ‘bite [12]’ de Poutine voulait prendre la Perle de la Mer Noire. La situation est devenue très tendue à Odessa, ville russophone. Mais, ce que les Russes n’ont pas compris, c’est que ‘russophone’ ne veut pas dire nécessairement ‘pro-russe’. Bien que la langue véhiculaire y soit le russe, la grande majorité des habitants ne sont pas d’origine russe.

Les affaires en ville sont aussi devenues plus difficiles. Son boss Zelimkhan a de plus en plus de mal à faire acheminer les métaux provenant des mines du Donbass, désormais en guerre. Les mercenaires à la solde du Kremlin contrôlent partiellement cette région. Ses revenus ont diminué et depuis l’arrivée de sa jeune épouse, il est devenu moins généreux. D’ailleurs, leur relation se limite à un rapport purement professionnel.

Zelimkhan l’a envoyé en Crimée pour prendre contact avec des négociants tchétchènes en avril. Malgré la guerre entre la Russie et l’Ukraine, guerre qui ne porte pas encore de nom, les transports entre les deux pays fonctionnent étonnamment. Les vols d’Aeroflot relient toujours Odessa à Moscou et Kyiv à Saint-Pétersbourg. Les trains et les bus entre l’Ukraine et la Crimée annexée fonctionnent encore. Ce voyage l’a vraiment stressé et marqué. Les mercenaires omnipotents recrutés par la Russie sont de véritables brutes et peuvent vous embarquer à tout moment.

Il a entrepris un autre voyage d’affaires à Marioupol, ville dans l’oblast de Donetsk, lieu stratégique pour l’économie de l’Ukraine. La loyauté de cette ville envers l’Ukraine restait encore incertaine, son sort dépendait du bon vouloir de l’oligarque Rinat Akhmetov, propriétaire de la grande usine sidérurgique de la ville. Zelimkhan lui avait remis un grand sac d’argent qu’il devait à un intermédiaire. En Ukraine, on aime payer en liquide pour laisser le moins possible de traces financières, moins il y a d’État, meilleures sont les affaires.

Le voyage à Sofia arrive à point. Taras a besoin de quitter son pays. Les événements et l’atmosphère le mettent en danger. Il a le sentiment que sa vie pourrait s’arrêter à tout moment. Jamais il n’a ressenti une telle vulnérabilité face à des bouleversements politiques. C’est avec soulagement qu’il embarque dans l’avion moderne de la Turkish Airlines le soir du lundi 19 mai 2014.

***


[9] Sofia !
[10] Ivanov
[11] Sofia
[12] « Poutine est une bite » insulte en russe et en ukrainien qu’on pouvait retrouver sur de grands autocollants affichés sur les bus dans toute l’Ukraine dès 2014.

 

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