Fastes et malheurs universitaires
Série : fastes et malheurs universitaires
Épisode 2: Le coup de poing azéri
Auteur: Peter Doré
Une nouvelle année académique se termine sans que la diabolique Aurore manifeste son animosité. Il faut dire qu’elle est très occupée par un nouveau conflit qu’elle a déclenché avec notre bon et sage collègue roublard de notre équipe si désunie… Le malheur des uns faisant le bonheur des autres, Anne-Marie et moi pouvons enfin enseigner sereinement dans notre institution prestigieuse, arrivée quatrième dans le classement mondial. Cette hiérarchie subjective lui attire la venue de nombreux étudiants du monde entier. Il faut dire que les universités britanniques seraient mal en point financièrement si elles ne recouvraient pas de frais différentiels considérables extorqués au contingent d’étudiants étrangers, sans parler de leurs capitaux qataris dont la mission civilisatrice demeure encore bien cachée.
Dans ma classe, j’ai six étudiants azerbaïdjanais et kazakhs qui comme pour la plupart de leurs compatriotes restent nettement influencés par la culture laïque et russe car les investissements des monarchies du Golfe n’ont pas encore fanatisé cette population musulmane. Ils sont donc francophiles avec un look et un comportement européens. Ils aiment le côté séculaire de la république française et la culture qui en découle à l’exception bien entendu du mariage pour tous, car comme la Russie et le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan reste attaché aux valeurs traditionnelles de la famille et aux préjugés homophobes.
Enseigner aux étudiants asiatiques est un vrai plaisir. Même s’ils manquent parfois d’analyse critique due à leur soumission à la hiérarchie patriarcale et au déficit démocratique de leurs pays, ils sont extrêmement respectueux envers le professeur. Ils m’appellent toujours Monsieur, évitant cette familiarité anglo-saxonne d’appeler l’enseignant par le prénom. Ils ne montrent aucune effronterie, arrogance, malhonnêteté ou mauvaise humeur.
En mai, mon étudiant modèle, Islam Kazhamarov, fort intelligent et qui maîtrise parfaitement la langue française, se présente à l’examen oral où Anne-Marie et moi constituons le jury. Poli, il sourit, sort son ordinateur portable pour nous faire une présentation PowerPoint exemplaire sur les enjeux de l’euro pour l’économie française. Fier de mon étudiant, j’esquisse un sourire complice à ma collègue. Mais l’orgueil cède très vite à l’incompréhension car mon étudiant, nerveux, commence à bégayer, incapable d’aligner trois mots d’affilée. Il se reprend, s’excuse et bégaie à nouveau. Nous le tranquillisons et lui demandons de recommencer. Après une première phrase réussie, voilà qu’il se met à bafouiller mais cette fois-ci avec des convulsions physiques. Anne-Marie demande d’interrompre l’examen. Je comprends immédiatement qu’il s’agit d’une crise d’épilepsie et qu’il faut absolument le mettre à terre pour l’empêcher de se cogner et de se blesser. La salle est si minuscule, derrière l’étudiant traîne une grosse télé à écran plan accrochée au mur.
Je décide donc de le plaquer au sol pendant qu’Anne-Marie téléphone à la sécurité mais comme bien souvent, les gardes ne sont pas à leur poste lorsqu’on a besoin d’eux. Ma collègue décide donc de sortir pour appeler à l’aide. Quant à moi, je me retrouve à terre en essayant de stabiliser mon étudiant azéri.
Ayant suivi une formation de Reiki, j’entreprends de mettre en pratique mes compétences. Je me mets à genoux et pose mes mains sur son crâne en prononçant les formules magnétiseuses, Cho Ku Re. À l’aide de mes doigts, je dessine les symboles pour rétablir l’équilibre énergétique de son chakra lié au cerveau. À ma grande surprise, les contorsions s’arrêtent.
Sa tête repose sur mes genoux et le corps d’Islam s’immobilise. Encouragé par les signes de rétablissement, j’accélère le traitement. Après avoir bavé généreusement sur mon costume, mon étudiant se met à prononcer des mots dans une langue incompréhensible comme s’il s’agissait d’un androïde déréglé. Il écarquille les yeux pour dévoiler des pupilles obscures d’un noir intense. Son regard me surprend car il ne correspond guère à sa douceur et à son caractère posé habituel. Islam, constatant mon visage penché au-dessus du sien, tente de se relever. Je crains pour un temps qu’il n’y échoue, ce qui m’oblige à me redresser dans cet espace réduit, prêt s’il le faut à le retenir en cas de chute.
Debout, mon élève modèle me fixe, fronce des sourcils ; son regard étincelant est rempli d’une rage ou d’une peur étrange. Un plomb a manifestement sauté… Il commence maladroitement à lever le bras, à tendre le poing et d’un coup roide me l’envoie sur la mâchoire gauche avec une force surnaturelle. Par réflexe, je réussis à dévier de quelques millimètres ma tête, ce qui me permet d’éviter que le poing m’atteigne en pleine face.
Je m’aperçois très vite qu’Islam n’est plus lui-même. Il est devenu dangereux. Tendant le bras à nouveau, il se prépare à asséner un nouveau coup que j’esquive grâce à une prise de distance. C’est à ce moment-là qu’Anne-Marie ouvre la porte pour m’annoncer que du secours arrivera bientôt. À la vue de notre candidat au regard de possédé, elle juge préférable de sortir aussitôt et de fermer la porte derrière elle, me laissant seul face au dément. Il essaie en vain de me frapper, ce qui m’oblige à imiter ma collègue.
Nous l’observons par le carreau de la porte. Nous voyons qu’il se dirige vers la fenêtre sans parvenir à l’ouvrir. Nous le guettons sans intervenir, même si nous nous soucions de lui, mais nous savons qu’il est impossible d’ouvrir ces vieilles fenêtres victoriennes.
Les ambulanciers arrivent enfin, le neutralisent rapidement et l’attachent sur une chaise roulante. Notre candidat devient soudainement tout pantois, semblant se demander ce qui venait de se passer. Les secouristes posent plusieurs questions mais n’obtiennent que quelques mots balbutiés en français. Anne-Marie lui dit pourtant que l’examen est terminé, qu’il peut répondre en anglais, mais il s’efforce de communiquer dans la langue de Molière. Les médecins voyant ma mâchoire un peu rouge me proposent de m’emmener avec eux à l’hôpital pour y faire des examens, affirmant que la force d’un épileptique pouvait se multiplier par cinq. La perspective d’une journée perdue aux urgences chaotiques anglaises me convainc de refuser.
Après la lecture de mon rapport administratif, la sœur de mon étudiant m’appelle pour me remercier. Elle m’apprend à ma grande surprise qu’il s’agit de la première crise d’épilepsie de son frère. Devinant le tabou qu’un tel diagnostic peut avoir dans une société azerbaïdjanaise, je n’insiste pas.
FΩRMIdea New York, le 18 mars 2017.
Note: ce récit est une œuvre de pure fiction. Par conséquent toute ressemblance avec des situations réelles ou avec des personnes existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite.
Dans la même série :
- L'Aurore du harcèlement
- Le coup de point azéri