Serge Gainsbourg, enfant de la diaspora
Auteur: Rinaldo Tomaselli
Le XIXe siècle dans l’Empire russe a été marqué par de nombreux pogroms à l’encontre des Juifs. Le premier eu lieu a eu lieu à Odessa en 1821 à la suite d’une rumeur faisant état de la participation de Juifs à l’assassinat du patriarche orthodoxe à Constantinople. D’autres pogroms ont suivi pendant les trois premiers quarts du siècle, de façon irrégulière et toujours à la suite de rumeurs infondées, notamment en accusant les Juifs de sacrifices rituels d’enfants chrétiens.
A partir des années 1880, les pogroms s’intensifièrent surtout en Nouvelle-Russie (Ukraine), en Crimée, en Podolie et en Bessarabie. Les massacres et les pillages avaient lieu avec la complaisance et parfois la complicité des autorités locales et de la police.
Depuis la fin du XVIIIe siècle, avec le partage de la Pologne-Lituanie, les Russes avaient créé une « zone de résidence » destinée aux Juifs, qui englobait les territoires de Lituanie, de Biélorussie, de Pologne et le sud-ouest de l’Ukraine actuelle. Les grandes villes avaient des quotas.
La population juive de ces vastes territoires totalisait à peu près cinq millions de personnes. Une grande partie vivait dans des zones rurales et formaient des « shtetl » (villages) complètement juifs. Leur langue était le yiddish qui était aussi la langue utilisée par les Juifs de conditions moyennes dans les villes. La petite bourgeoisie juive des villes parlait plutôt l’allemand ou le polonais selon les régions.
Les pogroms n’étaient pas commis qu’en ville, des centaines de villages juifs ont été pillés, voire détruits. Généralement, ces pillages étaient accompagnés de meurtres, de brigandages et de viols. On estime le nombre des victimes entre 1880 et 1917 aux alentours de 100.000 personnes.
Des dizaines de milliers de Juifs s’enfuirent à l’étranger pendant cette période et une grande partie passa par Istanbul. Certains s’y fixèrent, d’autres continuèrent leur voyage jusqu’en France, en Angleterre ou vers les États-Unis. L’histoire de Joseph Ginsberg, même s’il manque quelques détails sur son parcours, est dans les grandes lignes, celles de milliers de Juifs de Russie. La plupart de ces émigrés qui avaient fui les pogroms en se réfugiant en Europe occidentale, ont été déportés et assassinés par les Nazis. Ceux qui avaient choisi de rester l’ont été également, puisque toute la « zone de résidence » russe a été occupée par l’Allemagne hitlérienne. Quelques-uns seulement sont passés entre les gouttes. Les parents de Joseph Ginsberg étaient partis de la ville de Kharkov (Kharkiv, au nord-est de l’actuelle Ukraine), et s’étaient installés à Constantinople. Joseph y est né le 27 mars 1896.
Entre 1914 et 1916, il quitte Istanbul pour Saint-Pétersbourg où il entre au Conservatoire et y étudie le piano. Plus tard, il passe au Conservatoire de Moscou.
Quand éclate la révolution d’Octobre, il se réfugie en Crimée tenue par l’armée blanche favorable au tsar. C’est à Théodosie qu’il fait connaissance de sa future femme, Brucha Goda Bezman, dite Olga. Ils parviennent à quitter tous les deux la Russie en embarquant sur un bateau à Odessa en partance pour Istanbul. A Istanbul, le couple survit tant bien que mal. Joseph est pianiste dans un cabaret et Olga, qui est chanteuse lyrique, donne des cours de chant. Ils se marient le 18 juin 1918 sous l’occupation anglo-française.
En mars 1921 le couple quitte Istanbul à destination de la France. Olga a un frère qui travaille dans une banque à Paris et ils comptent le rejoindre. Ils arrivent le 27 à Marseille et quelques jours plus tard, dans la capitale française. A Paris, Joseph fait le même métier qu’à Istanbul, tandis qu’Olga est engagée au Conservatoire russe. Les années suivant leur installation à Paris, le couple eut plusieurs enfants. En 1922, ils ont un premier garçon, Marcel, qui décède à six mois d’une pneumonie. En 1926, c’est la naissance de Jacqueline, puis en 1928, le couple a des jumeaux, Liliane et Lucien. En 1932, toute la famille est naturalisée française.
Malgré leur expérience en Russie, la montée du fascisme en Europe ne les alerte pas. Les Ginsburg sont persuadés qu’ils sont en sécurité en France. Puis éclate la guerre, l’occupation allemande et les restrictions faites aux Juifs qui sont obligés de porter une étoile jaune. Comme les métiers artistiques sont prohibés dorénavant pour les Juifs, Joseph Ginsburg se retrouve sans emploi.
En 1942, il décide de passer en « zone libre » (gouvernement de Vichy) pour trouver du travail et subvenir aux besoins de sa famille. Celle-ci le rejoint en 1944 près de Limoges. Les filles sont cachées dans un pensionnat catholique et le petit garçon est envoyé dans un collège jésuite. Les parents, qui ont été déchus de leur nationalité française en 1941, vivent sous une fausse identité.
Finalement toute la famille échappe aux Allemands. Ils se retrouvent tous après la guerre à Paris, dans un petit appartement près de Montmartre. L’avenir s’annonçait difficile, certainement avec des privations et des renoncements, mais ils étaient vivants et unis.
Joseph Ginsburg décéda en 1971 et Olga en 1985. Leurs enfants se marièrent et fondèrent des familles. Le petit Lucien suivit la voie musicale de son père. Il devint célèbre sous le pseudonyme de Serge Gainsbourg.
form-idea.com Londres, le 16 octobre 2018. Avec nos remerciements à Marina Rota.