Joséphine, une responsabilité dans le rétablissement de l’esclavage ?

Auteur: Erick Noël

Avec nos remerciements. À paraître dans Nakan, revue numérique, n°1 (avril 2021)

La question des responsabilités est récurrente à la Martinique sur ce thème sensible du rétablissement, qu’il serait plus juste d’appeler « continuation » de l’esclavage, puisque la loi du 20 mai 1802 indique sans ambages, dès son premier article : « l’esclavage sera maintenu, conformément aux lois et règlements antérieurs à 1789 », à l’échelle des colonies récupérées par la France. Au lendemain d’une paix signée avec les Anglais, qui avaient fait main basse sur une bonne part de l’empire ébranlé par la Révolution, la disposition prise par le corps législatif balaye d’un revers de plume une abolition actée par suite de la révolte de Saint-Domingue, dès le 4 février 1794 à la Convention. Qui plus est, la nouvelle loi s’étend, par l’article 2, à l’ensemble des possessions françaises – même celles qui n’avaient pas été prises par l’ennemi – pour confirmer également, suivant l’article 3, le maintien de « la traite des Noirs et leur importation » dans les colonies. Or, le texte mis au vote n’a pas eu de mal à s’imposer, par 211 voix pour – contre seulement 63 défavorables à ce retour à l’ordre colonial, interrogeant les intérêts qui ont pu précipiter une telle réaction [1].

Le poids du lobby colonial

 

Il importe dans ce contexte de préciser le rôle de chacun. Bonaparte, alors premier consul, apparaît comme le promoteur de la loi qu’il proclame après l’adoption de la proposition adressée le 17 mai 1802 par son gouvernement au corps législatif, mue le 20 en décret qu’il paraphe dix jours plus tard. Nul doute que celui qui, après avoir éteint toute opposition intérieure et signé à Amiens la paix avec les Anglais, entendait reconstituer un empire amputé de sa « perle », Saint-Domingue, a été acquis à l’idée de renouer avec la prospérité des Îles à sucre en tentant même, à l’issue de son échec en Égypte, de faire repartir la machine coloniale rompue outre-Atlantique – traite et système esclavagiste à la clé. En ce sens, l’accord de rétrocession de la Louisiane à la France, conclu au même moment avec l’Espagne, est significatif. Si Yves Benot a insisté sur le rôle personnel de Bonaparte dans cette politique de réaction [2], Thierry Lentz a mis l’accent sur un entourage où se sont retrouvés nombre de colons [3], parfois en charge d’offices au ministère de la marine dès la fin de l’Ancien Régime.

À cet égard, l’évolution des positions des ministres eux-mêmes est révélatrice. Si le vice-amiral Truguet, ministre de la marine qui avait dominé la période directoriale, n’a cessé d’être un « abolitionniste convaincu », et a par l’envoi ou le maintien d’agents comme Jeannet-Oudin en Guyane ou Victor Hugues en Guadeloupe fait le choix d’hommes propres à relayer ses vues [4], il n’en est plus allé de même par la suite. Forfait, ingénieur de marine, ouvre avec le Consulat la voie à ceux dont la victoire électorale avait permis dès 1797 de revenir sur la scène politique : sous son ministère, de 1799 à 1801, les ci-devant membres du parti clichyen, néo-esclavagistes, développent un discours colonialiste qui, dans la perte annoncée de Saint-Domingue, s’accompagne de relents racistes. Après lui le contre-amiral Decrès, ancien de la guerre d’Amérique, se fait le fidèle exécutant des ordres du premier consul qui le garde à la marine jusqu’à la fin de l’Empire.

Cette réaction s’incarne davantage encore dans les bureaux ministériels, où un Guillemin de Vaivre, ex-intendant de Saint-Domingue devenu chef de l’administration générale des colonies à Paris entre 1790 et 1792, retrouve son siège de 1800 à 1807 [5]. D’autres portefeuilles sont également accaparés par des colons, et Barbé-Marbois, qui avait succédé au précédent à Saint-Domingue et épousé une « Américaine », est promu en 1801 par Bonaparte ministre du trésor. L’exemple le plus emblématique pourrait être Villaret de Joyeuse, vice-amiral qui avait escorté l’expédition Leclerc et, après son fiasco, s’est vu nommé gouverneur de la Martinique, où l’esclavage n’avait jamais été aboli. Dans un tel contexte, les défenseurs de la cause esclavagiste, ruinés par dix ans de guerres maritimes et civiles, s’immiscent à tous les niveaux de la vie politique.

L’intérêt esclavagiste

 

Il est patent que les planteurs et les négriers qui les fournissaient ont, dans la crise sans précédent qu’ils ont traversée, cherché par tous les moyens à se relever, et dès l’aube de la Révolution resserré leurs liens pour se retrouver dans ce club Massiac qui les a fédérés, à Paris et dans les ports de l’Atlantique [6]. Après la dispersion du club, à la chute de la monarchie, ils ont pu en partie adhérer au club de Clichy, animé sous le Directoire par le Domingois Viénot de Vaublanc, bientôt membre du corps législatif. Dans ce contexte, les « alliances créoles » n’ont cessé d’être recherchées jusqu’au sommet de la société, et à l’instar du fils de l’ancien ministre des affaires étrangères Vergennes ou d’un Charles de Lameth, respectivement alliés à la fille du planteur guadeloupéen Pinel de La Palun [7] et du Bayonnais Picot, également propriétaire à Saint-Domingue [8], Talleyrand devenu ministre des relations extérieures épouse lui-même en 1802 une créole des Indes orientales, Catherine Worlee. La formule « Sire, votre cour est toute créole », prononcée sous Louis XVI, pourrait s’appliquer encore à l’heure de l’Empire, et Bonaparte ne fait que s’inscrire dans cette tradition lorsqu’il entérine en 1804 par un mariage religieux son union célébrée civilement huit ans plus tôt avec Joséphine.

Cette pratique interroge le jeu des influences, par les femmes notamment, de parents et alliés qui ont pu faire pression auprès des dirigeants pour infléchir leurs choix politiques. Le clan Beauharnais trouve à cet égard rapidement sa place, dès le mariage civil conclu à Paris par Bonaparte avec la veuve du vicomte Alexandre, fils de l’ancien gouverneur des Îles du Vent. Eugène, orphelin de père, est adopté par Bonaparte qui en fait dès 1796 son aide de camp, tandis que Claude, aîné de la branche cadette remarié en 1800 avec la fille de l’armateur nantais Fortin, enrichi à Saint-Domingue, est pour sa part bientôt fait sénateur. La nomination en 1802 de Villaret de Joyeuse au gouvernement de la Martinique favorise parallèlement les Tascher de La Pagerie, et en particulier la mère de Joséphine, alors embarrassée par un « concordat » qu’elle avait été amenée à signer en 1790 pour répartir entre ses créanciers « 30 000 livres dans le délai de trois années, puis 30 000 livres par an jusqu’à parfait paiement » des sommes réclamées [9]. Son habitation malmenée par les années de crise, elle peut échapper à une saisie de ses biens. Pour autant, le rôle que Mme de La Pagerie a pu jouer au lendemain de l’occupation anglaise, qui n’avait pas permis d’appliquer localement le décret d’abolition, ne saurait que refléter l’attitude générale dans la colonie par rapport aux traitements d’usage : l’affaire de la métive Émilie, qui avait attenté à sa vie en cherchant à l’empoisonner par « du verre pilé dans une assiette de pois » se clôt ainsi par un procès qui la mène au bûcher. Toutefois, dans le même temps, Mme de La Pagerie gratifie au moins quatre esclaves méritants d’actes de liberté [10].

 

Joséphine

 

« Elle n’est pas intervenue dans cette affaire », a pu écrire Jean-Marcel Champion en 1995 à propos du rétablissement de l’esclavage, précisant qu’il fallait d’emblée « exclure [son] rôle actif » dans le débat [11]. Christophe Pincemaille lui fait écho en 2020, lorsqu’en évoquant un « faux procès », il conclut que n’ayant « jamais formulé en public la moindre opinion », Joséphine n’a « ni désapprouvé, ni justifié » la loi de 1802 [12].

On ne peut finalement guère observer – comme pour Mme de La Pagerie – que des actes personnels en direction d’esclaves qui ont gravité autour d’elle. La mulâtresse Euphémie, sa fidèle servante, la suit ainsi en 1779 à l’occasion de son premier mariage à Paris et demeure par la suite aux Tuileries : mariée à l’huissier du cabinet de l’empereur, Lefebvre, elle survit à sa maîtresse dont elle accueille significativement la fille, Hortense, pendant les Cent-Jours à son domicile pour lui éviter des poursuites [13]. D’autres esclaves, parfois reconnus libres, ont gravité dans l’entourage de Joséphine et des siens, tel ce Jasmin, émancipé par sa belle-mère, Mme de Beauharnais, épouse du ci-devant gouverneur des Îles du Vent, pour bons services rendus jusqu’à sa fin [14]. Rien ne dit le comportement que Joséphine a pu avoir à leur égard, ni son vœu de faire avancer la législation dans le sens de leur émancipation plutôt que d’une restriction de leurs droits, particulièrement à l’heure où les événements de Saint-Domingue pouvaient éveiller tous les soupçons sur la réaction des esclaves et inquiéter le sort des colonies et de ceux ou de celles – comme elle – qui en tiraient profit.

form-idea.com Londres, le 26 octobre 2020.

Érick Noël est professeur d'histoire à l'Université des Antilles, spécialiste du XVIIIe siècle.

Notes de l’auteur

[1] On retrouvera l’intégralité du texte de la loi dite du 30 floréal an X dans les Archives Parlementaires, IIe série, v. III, p. 692-693.

[2] Yves Bénot, La démence coloniale sous Napoléon, Paris, 1992, évoque, chapitre 1, ces « lois spéciales » annoncées par le premier consul.

[3] Pierre Branda et Thierry Lentz, Napoléon, l’esclavage et les colonies, Paris, 2006, développent l’idée que Bonaparte a » cédé au lobby colonial ».

[4] Claude Wanquet, La France et la première abolition de l’esclavage, 1794-1802, Paris, 1997, 2e partie, chapitre 1.

[5] Sylvie Nicolas, Les derniers maîtres de requêtes de l’Ancien Régime, Paris, 1998, p. 196-197.

[6] Sur cette question, voir Gabriel Debien, qui dans Les colons de Saint-Domingue et la Révolution. Essai sur le Club Massiac (août 1789-août 1792), Paris, 1953, dresse une liste des 361 sociétaires, p. 389 à 394.

[7] Bernadette Rossignol, « “Habitants” des Antilles à Paris aux XVIIIe et XIXe siècles », Erick Noël (dir.), Paris créole : son histoire, ses écrivains, ses artistes. XVIIIe-XXe siècles, Paris, 2020, p. 26.

[8] L. Lefèvre, « Souvenirs de quatre-vingts ans. Extraits des Mémoires inédits de Mme de Nicolay née de Lameth », Mémoires de la Société historique et archéologique de l’arrondissement de Pontoise et du Vexin, t. 40, 1930, p. 97-107.

[9] Frédéric Masson, Joséphine de Beauharnais, Paris, 1899, chapitre X.

[10] Christophe Pincemaille, « Rompre avec un silence : Joséphine et l’esclavage », conférence donnée le 4 mai 2020 au Musée National des châteaus de Malmaison et de Bois-Préau ; en ligne.

[11] Jean-Marcel Champion, « 30 floréal an X. Le rétablissement de l’esclavage par Bonaparte », Marcel Dorigny (dir.), Les abolitions de l’esclavage, Vincennes, 1995, p. 265-271.

[12] Christophe Pincemaille, art. cité.

[13] Erick Noël (dir.), Dictionnaire des gens de couleur dans la France moderne, vol. 1 : « Paris et son bassin », Paris, 2011, notice n°1016.

[14] Ibidem, notice n°278.

 

Livre | Journées du bicentenaire

Ce livre sort pour les journées du bicentenaire et sera présenté à l'exposition qui se tiendra à la Halle de la Villette

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