Le Goût des Îles à table | Interview avec Erick Noël

 

Comment vous est venue l’idée d’écrire un livre sur l’exotisme culinaire au XVIIIe siècle ?

L’histoire culinaire m’a paru le « parent pauvre » des études abordées outre-mer, par rapport aux questions liées à la traite, à l’esclavage et au métissage. Si l’histoire économique de la plantation sucrière et plus récemment du café ont suscité des travaux magistraux, la transformation et surtout les modes de dégustation des produits des Îles n’ont pas donné lieu aux mêmes recherches. Il nous a paru essentiel de creuser ce terrain, comme cela a déjà été le cas pour les cuisines méridionales et plus récemment des pays de l’ouest – grâce en particulier aux travaux de Florent Quellier ou de Philippe Meyzie. Qui plus est, il nous a paru que la table rapprochait les hommes, quand les questions évoquées plus haut sont devenues clivantes, au sein d’Îles où le patrimoine nous a semblé devoir être autrement valorisé. Enfin je dirais que la cuisine est devenue « tendance » et envahit l’espace social, à l’ère de la « malbouffe » qui interroge des savoirs et des pratiques menacées. Et nul n’ignore que les Françaises et les Français aiment manger… Au pays qui a vu naître le concept de « gastronomie », l’apport îlien n’y a pas été pour rien.

la triade « sucre-café-cacao »

Quels sont les trois produits des colonies qui ont le plus révolutionné les habitudes alimentaires des Français aux XVIIe et XVIIIe siècle ?

Nul doute que la triade « sucre-café-cacao » l’emporte sur tous les autres produits, dès le règne de Louis XIV, pour ne cesser de s’affirmer tout au long du Siècle des Lumières. Le sucre est certes connu depuis les croisades, dans une Europe occidentale où il a détrôné le miel, mais sa consommation reste limitée tant que la France ne se dote pas d’un empire qui lui permet, comme ses voisins, de produire elle-même ce qui devient son « or blanc ». Le café suit plus lentement, avec un « moka » oriental aux mains des Arabes et bientôt des Turcs ottomans qui en compliquent singulièrement l’acheminement : son goût amer et ses effets en font un « or noir », boisson du diable qui n’est finalement acceptée que lorsqu’il est sucré. Le cacao reste enfin un luxe de privilégiés, son développement limité d’abord à l’empire hispanique trouvant lui aussi un frein dans cette amertume qui n’est édulcorée qu’à force de sucre, mais aussi de vanille et plus tardivement de lait. La fragilité de l’arbre, plus sensible aux aléas de la nature que le robuste caféier, a même amené les Français à l’abandonner, dans les Petites Antilles, au profit du café.

De la morue sèche du Canada aux acras des Antilles

Est-ce que les colonies du Nord - celles de la Nouvelle-France - ont contribué aussi à cette révolution de la table en France ?

La Nouvelle-France, ou Canada plus précocement colonisé que les « Îles à sucre », a eu lui aussi un rôle fort dans la consommation des Français de l’âge moderne. Mais on ne saurait parler de révolution au sens où la morue, produit phare des mers froides, s’inscrit dans une tradition qui a emboîté le pas à celle du hareng, dans un grand nord-ouest où elle a comblé la faiblesse de l’alimentation en viande. Verte ou sèche, la morue soigne comme elle nourrit paysans et peuple des villes dès la fin du Moyen-Âge, pour entrer même dans les chargements de vivres destinés au XVIIIe siècle aux esclaves. C’est ainsi qu’elle devient une des composantes des acras et de cette « chiquetaille », équivalent dans les Antilles des brandades méridionales. Elle est un plat finalement populaire, peu onéreux, qui contraste avec les produits issus des îles tropicales, destinés à une clientèle plus huppée, et en même temps signes de distinction sociale.

La confiserie

L’utilisation du sucre de Saint-Domingue a-t-elle eu des conséquences sur la santé des Français, notamment sur l’hygiène dentaire au XVIIIe siècle ?

La consommation du sucre a précocement suscité les inquiétudes, au-delà de l’Eglise, d’une médecine qui a interrogé avantages et défauts d’un produit dont les effets négatifs sont apparus à la fois dans les « succades », à l’origine des premières sucreries, et les boissons comme la « guildive » – alcool de canne dont le nom même, issu de l’anglais kill devil, a dit toutes les conséquences possibles sur la santé. Les premiers colorants, d’origine végétale ou minérale, ont également fait des ravages dans la confiserie qui, en maquillant bonbons et friandises, a amené dès la fin du XVIIIe siècle les pouvoirs publics à réglementer l’activité pour éviter des empoisonnements. C’est cependant au XIXe siècle que la science a surtout pris la mesure des effets indésirables du sucre et de ses dérivés.

Mme Deurbroucq. Huile sur toile de Morlot 1753. L'épouse de larmateur nantais est servie par son esclave. Château des ducs de Bretagne Musée d'histoire de Nantes.

Le café de la Réunion

Vous parlez de l’île Bourbon (La Réunion) et de la Polynésie dans votre livre. En quoi ces territoires ont-ils contribué à la renommée internationale de la cuisine française ?

Bourbon a été la première colonie française à développer, dès le début du XVIIIe siècle, un café importé d’abord de Moka – l’avantage de la future île de La Réunion étant d’offrir un relief autrement plus élevé que les autres îles françaises, et de ce fait la possibilité d’implanter des caféiers quand les plaines manquaient pour la canne. Le « Bourbon » est ainsi devenu d’emblée un café de renom, même s’il a subi, vers la fin du siècle, la concurrence des cafés antillais, de la Martinique et de Saint-Domingue où les mornes ont permis l’implantation de petites « caféteries », tenues souvent par de petits colons ou des libres. La Polynésie n’entre en jeu que sur le tard, avec ses fruits dont le plus symbolique est ce « fruit à pain » qui connaît une extraordinaire odyssée, via les Mascareignes, pour se retrouver jusqu’aux Antilles où il entre dans les accompagnements de toute table.

Les épices

Les Indes orientales et Pondichéry en particulier ont-elles eu une influence sur l’expression culinaire française ?

Pondichéry, mais aussi Chandernagor, ont constitué des relais pour les épices que les Hollandais confisquaient jalousement dans les archipels de l’Extrême-Orient, en particulier en Indonésie. Le poivre apparaît comme le seul produit de masse, recherché depuis le temps des Découvertes pour relever viandes et pâtés, mais aussi melon et poissons ! Il cache néanmoins quantité d’autres épices qui, telle la cannelle de Ceylan, sont prisées pour la pâtisserie. Les comptoirs indiens ont été les lieux de passage incontournables de ces épices, même s’il est patent que les Français ont vu leur marge d’action rognée par les Anglais au fil de leurs défaites en Inde au XVIIIe siècle.

Un nouveau petit déjeuner

Vous dites dans votre ouvrage que même la paysannerie a changé ses habitudes alimentaires avec l’arrivée des produits exotiques. Pouvez-vous nous donner un exemple ?

Indéniablement le café s’est popularisé au fil du XVIIIe siècle, avantagé par une massification de sa production dans des Îles où l’« or noir » a constitué un pendant au sucre. Il ne fait plus seulement le petit déjeuner des élites, tel qu’a pu l’illustrer Boucher dans une toile devenue emblématique, mais il est devenu l’accompagnement ordinaire de l’ouvrier parisien allant à l’atelier, ainsi que le note Mercier, ou même celui du paysan bourguignon dans sa première collation, comme le note Restif, parfois mêlé de lait. La présence de cafetières dans les chaumières révèle que le café n’est plus, à partir de 1750, l’apanage du citadin et indique qu’il entre en concurrence avec le vin.

Le thé

A votre avis, pourquoi ne retrouve-t-on pas cette même évolution culinaire en Angleterre ?

La carte coloniale contribue largement à influencer les consommations métropolitaines. Il n’est pas simpliste de dire que le thé est devenu la boisson des Anglais – La Rochefoucauld de passage à Londres le note dans ses écrits –, par suite des succès emportés, aux dépens des Hollandais d’abord, des Français ensuite, par la Navy dans les Indes orientales où la production s’est progressivement étendue de l’est de la Chine à l’Inde proprement dite. L’affaire de la Boston Tea Party dit toute l’importance accordée par les Anglais à ce produit à haute valeur ajoutée, quand a contrario le « café laité » y est resté secondaire. On pourrait faire la même observation pour l’Espagne, qui en confisquant l’espace dévolu au cacao, héritage aztèque et maya, a fait du chocolat la boisson de référence de l’Amérique hispanique à la péninsule ibérique.

Les sources

Avez-vous parcouru le monde pour trouver vos sources ? D’où proviennent-elles ?

Les sources sont d’abord celles des narrateurs, du missionnaire jésuite au navigateur qui se fait, au crépuscule des Lumières, un explorateur accompagné dans ses périples de savants, médecins et botanistes. Du Père Labat à Bougainville, tous ont écrit, et se sont fait le vecteur de savoirs et de pratiques. Les archives des ports permettent de mesurer les quantités importées, par la taxation des denrées, à Nantes et au Havre, portes d’entrée des besoins de la cour et de la capitale. Mais il faut y ajouter les ouvrages, à travers le royaume, de ces cuisiniers de maison qui, de La Varenne à Antonin Carême en passant par Massialot et Menon, font de leur vivant même l’objet de multiples rééditions. Ce sont ces publications, sans cesse enrichies, qui permettent d’apprécier l’arrivée d’ingrédients inédits, et de voir comment, par exemple, la vanille trouve progressivement place dans les desserts, et les arômes des îles envahir une cuisine qui se métisse, pour parfumer sorbets et pâtisseries. Les inventaires après décès permettent encore de mesurer la place croissante d’une vaisselle qui signe la banalisation des nouveaux produits, du sucrier à la cuiller à café, en passant par le poivrier.

 

Sortie du livre

Quand votre livre sortira-t-il en librairie ? Pourra-t-on se le procurer en ligne aussi ?

Le livre sort le 18 novembre aux éditions Presses Universitaires de Nouvelle-Aquitaine et doit être présenté le 5 décembre à la librairie du Musée du Quai Branly, puis le 12 janvier à la Martinique. Il peut être commandé en ligne, via le site des éditions La Geste/PUNA et leurs diffuseurs.

form-idea.com Paris, le 03 novembre 2020.

Erick Noël est professeur d'histoire à l'Université des Antilles.

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