Bir Başkadır ou les déchirements de la société turque

Bir Başkadır – Ethos

Auteur: Pierre Scordia

Bir Başkadır[1]

Le grand intérêt de Netflix est incontestablement la diversité culturelle car cette plateforme permet de regarder des séries des quatre coins de la planète, séries sans doute ignorées de nos médias traditionnels. Disponible depuis peu, le feuilleton turc Bir Başkadır (dont le titre a été traduit par Ethos dans certains pays) en huit épisodes est merveilleusement bien interprété ; s’y déroule la vie quotidienne de plusieurs stambouliotes aux origines diverses dont les destins sont plus ou moins liés.

La série commence avec l’histoire de Meryem, une belle et douce jeune femme voilée à la turque qui souffre d’évanouissements. Le médecin de l’hôpital qui l’a consultée lui conseille une psychiatre, Peri, une très belle femme, libérale mais distante. Plus on avance dans la thérapie, plus on s’aperçoit que Peri éprouve un ressentiment contre sa patiente voilée et pratiquante, prisonnière de nombreux tabous et qui refoule ses vrais sentiments. Sa patiente consulte régulièrement l'imam (appelé 'hodja', sage religieux) de son quartier. Elle en est même déprimée, se confie-t-elle à son amie psy, Gülbin, car selon elle, c’est l’avenir de pays qui est en jeu. Elle se sent de plus en plus marginalisée dans son propre pays. Le rêve d’Atatürk s’évanouit comme une fleur éphémère.

L’ironie est que son amie psy - qui lui ressemble dans son mode de vie - ne partage pas cette peur car sans que Peri le sache, Gülbin vient d’une famille plutôt traditionnelle de Tatvan (Kurdistan turc), sa mère et sœur portent d’ailleurs le voile. Pourtant tout la sépare de sa sœur : mode vestimentaire, style de vie, niveau d’étude, manière de pensée. Le conflit semble latent.

Gülbin a un amant, Sinan, à l’apparence slave : résultat d’un grand brassage de peuples. Gülbin couche avec lui sans qu’elle éprouve vraiment des sentiments envers lui. Elle aurait tort de s’enticher car Sinan semble être un accro du sexe et la recherche d’une relation stable n’est pas sa priorité. D’ailleurs, il a d’autres liaisons dont Melissa une grande vedette de feuilletons dont les Turcs sont si friands.

Sinan (Alican Yücesoy)

Gülbin (Tülin Özen)

Le réalisateur s’attarde aussi sur d’autres personnages dont le frère de Meryem, Yasin, ancien commandant dans l’armée, reconverti en videur dans une boîte de nuit à Istanbul, homme plutôt autoritaire et conservateur, en réalité un homme compatissant. La fille du hodja, une jolie rousse, fan de musique super branchée et de nightclubs, attirée plutôt par les femmes, détonne dans cette société. Néanmoins, elle reste sincèrement proche de ses parents, ce qui la contraint à garder une apparence conservatrice pour ne pas les blesser. Enfin, on vit aussi avec la belle-sœur de Meryem, Ruhiye, personnage mystérieux, cachant un traumatisme ou une honte qui affecterait son honneur.

Les images et la lumière sont surprenantes dans cette série, car bien que l’histoire se déroule en 2019, l’éclairage est celui des années 60 ou 70, le tout avec un générique vintage ; peut-être s’agit-il ici d’une métaphore pour montrer le retard social de la Turquie[2], quoique…  la Turquie des années 70 paraisse plus laïque que celle d’aujourd’hui.

Ce qui est intéressant dans la série Bir Başkadır, c’est le ton neutre. On ne juge pas, on ne prend pas parti, on ne condamne pas, on ne censure rien. Les images sont parfois crues. La nudité n’est pas taboue. Vous ne faites qu’observer et libre à chacun d’interpréter.  On pourrait penser que le modèle social européen qui attire de nombreux turcs est source de solitude et même de dépression :  le consumérisme sexuel pourrait en être une cause. Quant au conservatisme islamique, il peut guider le fidèle et lui venir en aide mais il réduit en même temps sa liberté d’expression et son épanouissement individuel, il emprisonne le citoyen dans des dogmes millénaires anachroniques. Toutefois, on évite les stéréotypes ; On ne rentre pas dans un monde manichéen.

Dans ce feuilleton, le Hodja n’est pas un personnage religieux repoussant. C’est plutôt un homme sensible et bon, aimant sa femme et respectant les choix de sa fille. Il semble plus tenir de la sagesse soufie que de la philosophie des Frères musulmans.

L'imam et sa fille (Settar Tanrıöğen et Bige Önel)

La Turquie est un pays complexe, à la fois conservateur et européen mais paradoxalement sa société n’est ni européenne ni orientale ; elle est simplement turque, une fusion de deux mondes, de deux civilisations qu’on retrouve dans de nombreux foyers stambouliotes et anatoliens, ces deux civilisations qui sont condamnées à s’entendre.

Cette série est disponible sur Netflix France. Read in English

Photo couverture: Yasin (interprété par Fatih Artman)

Notes de l’auteur

[1] Bir Başkadır veut dire “est un autre”. Les Anglophones ont préféré donner comme titre “ethos” qui veut dire morale.

[2] Souvenons-nous que pas si loin dans notre histoire, dans les années 60, l’Europe était conservatrice. Dans de nombreux pays occidentaux, l’avortement était illégal et condamné, mettant ainsi la vie des femmes en danger. L’homosexualité était interdite sous peine de poursuites pénales en Angleterre. Jusqu’en 1965, une femme en France ne pouvait faire un chèque bancaire ou disposer de son argent sans l’accord de son mari… Dans les campagnes en Grèce et en Italie, de nombreuses femmes se couvraient la tête. Enfin, les Suissesses n’ont obtenu le droit de vote aux élections fédérales qu’en 1973 (1934 pour leurs consœurs turques).

La belle-soeur, Ruhiye (Funda Eryiğit)

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