Sin La Habana

 

MIRAGE CANADIEN AUX PROMESSES TENUES ?

Auteur: Pierre Scordia

Réalisé par Kevah Nabatian, Sin La Habana [1] est un film qui aborde de nombreux thèmes liés à l’immigration. Ce long-métrage cubano-canadien a reçu le Prix de la Distribution au Festival du Nouveau Cinéma de Montréal et a été présenté en ce début d’année au 38e Miami Film Festival, visionné en streaming.

L’histoire

Leonardo est un beau et jeune danseur de ballet cubain, doué, sûr de lui mais frustré par les plafonds de verre qu’il rencontre à Cuba. Il est convaincu que ses origines afro-caribéennes entravent sa carrière dans le système cubain. Sa compagne Sara est quant à elle aussi désespérée bien qu’elle soit avocate ; elle n’a qu’une envie : aller dans un pays offrant de meilleures conditions. Elle convainc son petit ami de séduire une touriste canadienne et de se faire inviter par la suite à Montréal, ville où il pourra s’épanouir car la métropole québécoise est renommée mondialement pour sa scène artistique dynamique dont les ballets canadiens.

Sara (Evelyn Castroda O'Farrill) & Leo (Yonah Acosta)

La victime de ce stratagème est une femme d’origine iranienne et de confession juive. Nasim douce et ouverte d’esprit semble être la parfaite cible, mais derrière sa douceur se cache une détermination contre le système patriarcal. Il n’y a aucune naïveté chez elle même si elle se marie avec le danseur. Chacun semble choisir son propre destin, être responsable de ses propres décisions, il n’y a plus de victimes.

Nasim (Aki Yaghoubi)

L’intégration dans la société montréalaise n’est pas si évidente, elle serait même décevante ; L’égo de l’immigrant en subit les contrecoups. Il faut se rabaisser pour faire des tâches professionnellement ingrates, économiser tout en étant sous-payé et emprunter de l’argent pour arranger un mariage blanc afin de faire sortir Sara de Cuba. Après de longs mois, les choses se compliqueront avec l’arrivée de la Cubaine à Montréal. Trois n’a jamais été un nombre prometteur pour l’avenir d’un couple…

Immigration

Ce film soulève de nombreuses questions, notamment celle de l’immigration, source de déception pour certains. Comme si quitter son pays pour une autre contrée mettait fin à de nombreuses frustrations dont certaines sont plus liées à la personnalité du candidat qu’à l’environnement dans lequel il vit. Par ailleurs, la reconnaissance des diplômes est loin d’être automatique et le talent peut être évalué différemment. Ayant vécu au Canada, je peux dire que le système d’équivalence et les ordres professionnels très protectionnistes dressent de nombreux obstacles à l’obtention d’une juste reconnaissance, ce qui oblige souvent l’immigrant à recommencer à zéro une fois sur place. Soit l’immigrant est découragé et repartira, soit il s’adapte et met son ego de côté.

Ayant travaillé à la francisation des immigrants auprès du ministère de l’immigration du Québec, je suis resté en contact avec des stagiaires. J’ai conclu qu’il y avait une certaine équité : ceux qui sont positifs, travailleurs et reconnaissants envers leur pays d’accueil ont tous très bien réussi au bout de 3 ou 4 ans ; ceux qui critiquent le Québec, son système, sa culture finissent par repartir. Dans le film, on voit d’abord Leonardo travailler illégalement, payé à cinq dollars l’heure dans une usine où l’on découpe de la viande, puis Sara, l’avocate, servir au comptoir d’un café. On se demande s’il n’aurait pas été plus sage qu’ils soient restés à La Havane.

Le dépaysement

Un autre défi de taille attend l’immigrant au Canada : le climat polaire… Six mois d’hiver, de neige, de pluies verglaçantes, de ‘slush’ (boue neigeuse grisâtre), de couches de vêtements, de bottes, de tuques (bonnets), d’écharpes sont difficiles psychologiquement et physiquement. On est très loin des plages de sable blanc bordées de cocotiers de la Caraïbe ou des belles capitales européennes au doux climat. Il semble que le Canada soit plus apprécié par les gens qui fuient l’insécurité, l’incivisme, la persécution, la discrimination, le communisme, l’autoritarisme, la théocratie, la corruption ou même l’élitisme, les passe-droits ou le snobisme. Le Canada pourrait devenir l’idéal pour ceux et celles qui recherchent la méritocratie, la diversité, l’acceptation de la différence, le respect et l’État providence.

Enfin dans cet immense pays, il ne faut pas avoir peur du vide. La faible densité, la lourdeur hivernale, les grandes plaines monocolores, les horizons démesurés peuvent créer un sentiment de solitude, d’abandon et de dépaysement. Même Montréal, deuxième métropole du Canada dont les hivers sont les plus rudes, peut transmettre cette sensation. Les flashbacks utilisés dans le film accentuent le contraste entre les images tropicales et éclatantes de Cuba et les grandes avenues froides et enneigées de Montréal.

Le communautarisme

Il devient normal qu’un tel dépaysement incite à fréquenter les gens de sa propre communauté. Les connaissances cubaines de Léonardo vont lui être d’une grande utilité tant pour trouver du travail que pour arranger un mariage blanc pour son amie. Par contre, sa conjointe préfère éviter le milieu iranien trop conservateur. Le jour où elle présente Léonardo à son père, celui-ci tient des propos racistes choquants, soulignant ainsi la contradiction que l’on constate parfois chez un certain nombre d’immigrants. Le père de Nasim a probablement fui la persécution et la haine que subissent les Juifs dans la République islamique d’Iran, mais arrivé dans sa société d’accueil, il rejette les valeurs canadiennes qui promeuvent la diversité, l’égalité entre les genres et l’acception de la différence.

Quant aux Cubains, ils ne sont pas exempts de tout reproche. On a l’impression qu’ils ne font pas la différence entre Iraniens, Arabes et Turcs. D’ailleurs, dans la plupart des pays d’Amérique latine, on appelle les nombreux habitants de descendance syro-libanaise, « los Turcos [2] ». Pourtant, on sait qu’il s’agit de trois cultures totalement distinctes.

Cuba

Dans Sin La Habana, la critique du régime castriste est très discrète, voilée, voire nulle. Leonardo veut quitter Cuba pour des raisons professionnelles : sa couleur de peau limiterait sa carrière artistique à Cuba. La critique se réduit à une perception personnelle. Certes, il est vrai que le régime castriste a toujours été dirigé par des Blancs, mais la Révolution a considérablement amélioré le sort de la majorité noire en apportant l’accès à l’éducation et à la santé [3].

Sin La Habana est accompagné d’un rythme musical afro-cubain. Des retours sur des scènes spirituelles afro-américaines avec une lumière légèrement floue permettent de distinguer le monde des esprits de celui des hommes. Leonardo croit aux forces du Shango ; il garde en tête tout au long de son parcours les conseils et les consignes de son guide spirituel : une force en lui qui l’aide à affronter tout imprévu ou revers et à maintenir sa détermination.

Notes de l’auteur

[1] Sin La Habana veut dire « sans La Havane ».

[2] On dit que le terme ‘turco’ date de la Belle Époque où les immigrants libanais et syriens arrivaient avec des passeports ottomans ; le Liban et la Syrie faisaient alors partie de l’Empire turc.

[3] J’ai lu dans un livre qu’à la fin de la guerre hispano-américaine de 1898, certains hommes politiques américains avaient songé pour un temps à annexer Cuba, au même titre que Puerto Rico, mais au final, une forte opposition s’est constituée, craignant l’union ou l’association avec une île dont la population est majoritairement noire.

Bande annonce du film “Sin La Habana”

Kevah Nabatian

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