Kersten et Himmler : la bonté plus forte que le fanatisme.
Auteur : Pierre Scordia
Dans la plupart des mythologies, des religions et des films de science-fiction, on retrouve deux forces qui s’affrontent : le bien et le mal. Les scénarios varient mais la confrontation est toujours présente. Quand il s’agit de la réalité, la dualité est moins évidente, car il se peut que le bourreau fasse preuve de générosité et de bienveillance.
Le livre de Joseph Kessel nous fait rencontrer Felix Kersten, médecin balte d’origine allemande mais de nationalité finlandaise et le Reichsführer SS Heinrich Himmler, génocidaire technocrate responsable de millions d’assassinats. Himmler qui ordonne les exécutions de masse depuis son bureau devient un enfant soumis et magnanime devant Kersten, seul médecin capable de soulager les affreuses crampes d’estomac dont il souffre régulièrement. Kersten, bon vivant, bienveillant et altruiste par nature - utilisant les préceptes médicinaux chinois et tibétains que le lama-docteur Kô lui a enseignés – a ses entrées dans ce lieu dangereux et plein d’intrigues, le n° 8 de la Prinz Albert Strasse.
Selon Kersten, c’est avec réticence qu’il accepte de soigner le chef des SS. Il le fait uniquement parce qu’un de ses riches clients auquel il était redevable, l’industriel Auguste Rosterg, le lui a demandé. Mais, progressivement il en tire profit car la confiance que lui accorde Himmler l’aide à faire libérer certains détenus politiques, des prisonniers de guerre, des témoins de Jéhovah, des juifs et des homosexuels même si ces derniers ne sont pas mentionnés.
Himmler est si redevable à ce docteur qui le soigne gratuitement et qui est le seul à lui faire recouvrer la santé. De nombreux privilèges tels qu’un accès direct au Reichsführer par téléphone et l’exécution immédiate d’ordres exigés par Himmler sur demande de Kersten sont étonnants : Rauter, brutal chef SS qui sévit en Hollande, doit s’y plier de gré ou de force. L’utilisation de son numéro postal du Reichsfüher SS, le seul à ne pas être lu par quiconque est possible grâce à la complicité de Brandt, secrétaire particulier de Himmler ; ce numéro servira au renseignement suédois. Les soupçons de Reinhard Hendrych[1] au physique de parfait aryen mais qui aurait du sang juif pèsent sur Kersten et rendent sa situation extrêmement dangereuse.
La description que Kersten fait de son patient est loin de cette Hendrych : un corps flasque et chétif, des joues mongoloïdes, un homme à humeur changeante, indifférent à l’argent mais subjugué par Hitler auquel il est dévoué corps et âme. Tous les ordres démoniaques du Führer sont exécutés car le chef suprême lui semble le génie du XXe siècle.
Malgré l’ascendant que le médecin exerce sur son malade, on s’inquiète de la hardiesse grandissante de Kersten qui trouve un deuxième allié, le chef du contre-espionnage Schellenberg, jeune ambitieux talentueux. Il ira jusqu’à convaincre Himmler qu’une rencontre avec le représentant du congrès juif sera une opportunité qui grandira son rôle historique. Cette rencontre se fera.
Lors du procès de Nuremberg, Kersten plaide pour Schellenberg et Brandt : le premier a sauvé sa tête mais le deuxième a été pendu.
[1] Sur le personnage de Heydrich et son assassinat, nous recommandons le livre remarquable et captivant de Laurent Binnet, HHhH.