Craintes et ambiguïtés bretonnes au XVe siècle

En 1440, les Bretons sont inquiets des difficultés de leur allié parce qu’une chute de l’Empire anglais en France pourrait compromettre la stabilité politique et économique de la Bretagne. En octobre, le duc Jean V et le comte de Somerset signent une nouvelle entente qui inclut un traité de libre commerce par mer et par terre entre les deux pays. Cependant, l’accord est avant tout d’ordre politique car les deux signataires s’engagent à ne pas s’attaquer et il y est stipulé que le duc de Bretagne ne doit en aucune façon soutenir ou même ravitailler les villes et les places rebelles à l’autorité anglaise.[1] Pourtant tout en consolidant ses liens avec l’Angleterre, Jean V se rapproche des ennemis de son allié en négociant une trêve de vingt ans avec la Bourgogne[2] et un mariage princier avec l’Écosse. Jean V veut épouser la fille du roi James 1er, la belle Isabeau d’Écosse qui finalement épousera le successeur du duc de Bretagne, son fils François 1er.

Faiblesses militaires de la Bretagne

Les ambiguïtés de la politique étrangère menée par le duc de Bretagne peuvent s’expliquer par les faiblesses militaires bretonnes. En temps de guerre, le duc dispose d’à peine cinq mille cavaliers et fantassins et pour atteindre ce chiffre, Jean V, sur les conseils de son frère Arthur, crée en 1425 une infanterie permanente de francs-archers, initiative originale et fort moderne en matière de défense. Bien que la Bretagne précède la France dans cette réforme militaire, celle-ci comporte certaines carences car contraint par des restrictions budgétaires, le duc ne peut ni armer, ni entraîner, ni encadrer ses troupes efficacement. Ses gens ne recrutent pas plus de trois à six hommes par paroisse. Malgré tout, cette innovation constitue un renforcement du pouvoir ducal, car sans elle Jean V ne pourrait rassembler guère plus de 2.000 cavaliers lors des montres et cela uniquement pour une période de quarante jours.[3]

Par ailleurs, assez surprenant pour une péninsule, le duché de Bretagne ne dispose pas de flotte de guerre. A l’instar du roi d’Angleterre, le duc doit faire appel à sa marine marchande pour assurer la protection des côtes de son domaine.

Renforcement du pouvoir des Valois

Les hésitations ou les précautions que l’on remarque dans la politique internationale de Jean V se comprennent par le déclin anglais et par la montée en puissance des Valois. Les Bretons, désirant tenir compte de ce nouveau rapport de force dans leur diplomatie, se montrent plus discrets dans leur alliance avec l’Angleterre et tentent de gagner quelques amis influents à la Cour de France. Ne nous méprenons pas pour autant sur les intentions du duc : l’entente avec Henry VI demeure le point central de sa politique parce que seule l’Angleterre reste suffisamment puissante dans la région pour contrecarrer les ambitions françaises sur la péninsule armoricaine. Jean V reste lucide et devine que le moment viendra où le roi de France exigera l’application de ses prétendus droits suzerains sur le duché,[4]  d’où l’urgence de promouvoir des pourparlers de paix entre les Lancastre et les Valois par souci d’équilibre politique et géostratégique. Le pire scénario pour la Bretagne serait d’être forcée de rentrer en guerre contre un des deux partis, scénario cauchemardesque qui briserait à jamais le rêve d’un affranchissement féodal total des ducs de Bretagne.

La conférence internationale de Vannes

Très tôt, le duc de Bretagne est sollicité par les Anglais pour jouer le rôle de médiateur. En 1433, son nom figure parmi d’autres noms de princes qui pourraient présider les négociations d’une trêve entre l’Angleterre et la France.[5] On retrouve ici le duc d’Alençon, la Reine de Sicile, le duc d’Orléans qui est à l’époque toujours prisonnier des Anglais. A partir de 1434, les négociations s’accélèrent et Jean V envoie son chancelier, Jean de Malestroit, en Outre-manche.  A compter de 1435, la chancellerie bretonne qui souhaite absolument une paix franco-anglaise s’investit complètement, consciente que depuis le traité d’Arras marquant la trahison du duc de Bourgogne, l’Angleterre ne représente plus un danger pour l’indépendance du duché. Le duc de Bretagne se ménage alors pour organiser une conférence de paix à Vannes à laquelle Henry VI se déclare favorable et pour ce, il y dépêche John Popham.[6] Ce diplomate notoire aura pour mandat de négocier avec les ambassadeurs français.

Malheureusement, faute de source, nous ne connaissons pas le résultat de la conférence de Vannes du 23 juin 1438. On suppose qu’elle s’achève par un échec, mais, comme le souligne l’historien britannique Knowlson, elle marque pourtant un succès pour la diplomatie bretonne parvenue à réunir sous ses hospices les deux camps ennemis.[7] Quant à son confrère, Griffiths, l’échec de Vannes réside dans la détention du duc d’Orléans en Angleterre :[8] sa remise en liberté est devenue la condition préalable et sine qua non au consentement  de Charles VII dans des négociations de paix ; aussi, Jean V avance-t-il le sixième du montant de la rançon, soit 20.000 couronnes. Seul le roi de France versera une plus grande part (30.000 couronnes).[9] Il est plutôt étonnant que le duc de Bretagne, réputé pour être un homme parcimonieux, paie une telle somme pour le duc d’Orléans. Pour Griffiths, si Jean V est prêt à débourser autant, c’est parce qu’il compte affaiblir le pouvoir de Charles VII en libérant un prince de sang si puissant. Il ne s’agit aucunement d’un geste généreux ou altruiste de la part du duc qui espère que le retour d’Orléans, chef du parti Armagnac, sèmera jalousie et discorde au sein d’une aristocratie française si âpre et si zélée dans l’art de la calomnie.[10]

Soutien breton à la Praguerie des princes français

Parallèlement aux négociations de paix, Jean V est en train de soutenir la Praguerie organisée par les princes français opposés aux réformes militaires que Charles VII ambitionne, la constitution d’une armée permanente serait préjudiciable au Duc de Bretagne. La noblesse du royaume, désirant l’abandon d’un tel projet, cherche l’appui de Jean V, y compris le Dauphin Louis, futur Louis XI. Certains princes de sang dont le duc d’Alençon et la duchesse de Bourgogne vont même jusqu’à négocier avec les Anglais.

Le roi de France, prudent, sentant le danger d’être pris dans un étau en Guyenne et en Champagne, se montre plus flexible et ouvert à l’idée d’une paix avec l’Angleterre. Par ailleurs, comme le rappelle le chroniqueur Basin, la France en cette première moitié du XVe siècle, sans cesse pillée par les troupes anglaises et par les mercenaires, est beaucoup plus épuisée que son ennemie d’Outre-manche.[11]

Donc, pour s’assurer son soutien, le duc de Bretagne est sollicité et invité tant en France qu’en Angleterre. Henry VI convie Jean V à se rendre à Calais mais celui-ci en pleine intelligence avec les princes rebelles craint que Charles VII en profite pour envahir son duché. Afin de le rassurer, les Anglais, par la voix du duc d’York, lui proposent d’assurer la protection de la Bretagne lors de son absence. Le duc s’y refuse comme il rejettera plus tard la convocation de Charles VII, le 19 janvier 1442.[12] Gardant en mémoire le traumatisme de sa séquestration par les Penthièvre-Clisson, Jean V se méfie des pièges et s’oppose à quitter son domaine ducal.

La trêve anglo-française de Tours

En 1444, Français et Anglais parviennent finalement à signer une trêve de vingt-deux mois, en vue d’un traité de paix définitive entre les deux rois. Pour marquer sceller l’entente, les deux partis arrangent un mariage royal entre Henry VI et Marguerite d’Anjou afin de consolider le rapprochement franco-anglais.[13] Le choix de Marguerite, fille du Roi René - qui n’a de roi que le titre[14] - témoigne d’une certaine faiblesse des Lancastre : Marguerite d’Anjou ne présente a priori aucun avantage pour les Anglais.

Selon l’historien du XIXe siècle James H. Ramsay, ce mariage apparemment sans grande valeur pour les Lancastre s’explique par l’influence du duc de Suffolk et des Beaufort qui, connaissant la faible personnalité d’Henry VI, pensent que le roi tombera facilement sous l’emprise d’une reine favorable au parti De la Pole-Beaufort. En soutenant cette union, Marguerite d’Anjou ne pourrait qu’être redevable à ses bienfaiteurs. De même, les Beaufort comptent sur l’alliance angevine pour consolider leur mainmise sur le Maine.[15] Connaissant les luttes internes au sein du conseil royal, cette version semblerait la plus logique.

Cependant, John Ferguson donne une tout autre explication : le duc de Suffolk et Charles VII ont convenu d’un arrangement à Tours : la souveraineté anglaise sur la Normandie, Calais, le Maine et la Guyenne sera reconnue en échange d’un abandon des droits Lancastre sur la Couronne de France. Le Parlement anglais, satisfait de cet accord encore officieux et du mariage royal, félicite le duc. Malheureusement pour l’Angleterre, il s’agit là d’une ruse de Charles VII puisque l’année suivante, il se rétractera, l’autorité lancastrienne s’exercera, uniquement sur la Guyenne. Suffolk, piégé mais soucieux de son prestige, résistera à la rupture des pourparlers. Il refuse que les négociations de paix avec la France échouent, c’est pourquoi il aurait persuadé Henry VI d’arranger une entrevue avec son oncle, Charles VII.[16]

Le rôle joué par la Bretagne aux négociations du traité de Tours

Quelle est la part jouée par les Bretons dans les tractations de Tours ? L’événement marquant est la mort de Jean V, homme politique expérimenté et rusé. Son fils François n’est pas de sa trempe. Néanmoins, le nouveau duc, soucieux de préserver la politique d’équilibre établie par son feu père insiste auprès des Français et surtout des Anglais pour que son duché soit inclus dans une paix franco-anglaise. Ainsi reçoit-il au même titre que les grands princes du royaume de France une invitation de Charles VII à se présenter à la conférence internationale de Tours.[17] Selon le chercheur britannique Bertram Wolffe, l’erreur d’Henry VI est de ne pas avoir compris assez tôt l’importance de l’alliance bretonne et des craintes de François 1er. Le roi réagit trop tard aux demandes d’assurance du duc de Bretagne sur la participation bretonne aux négociations ; Charles VII l’a devancé bien avant.[18]

Pour Griffiths, les Bretons assurent encore un rôle central dans les négociations anglo-françaises, leurs ambassadeurs sondent régulièrement Anglais et Français sur leurs intentions et leurs attentes. Ils servent, par jeux interposés, d’intermédiaire entre les deux camps de sorte qu’ils feront savoir aux Anglais que le parti adverse préfère traiter avec le duc de Suffolk. Enfin, l’idée du choix de Marguerite d’Anjou comme future épouse d’Henry VI aurait proposée par des envoyés bretons en Angleterre vers le mois d’août de l’année 1443.[19]

Mariage de Henry VI, roi d'Angleterre et de France et Marguerite d'Anjou.

Notes de l’auteur

[1] Traité passé entre Jean V et le Comte de Somerset, fait à Westminster le 18 octobre 1440. Dom P.H. Morice, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire ecclésiastique et civile de Bretagne. Paris, 1742-1746 [réimprimé en 1968, Farnborough, Gregg International Publishers], 3 vol., ii, 1342-1343.

[2] Trêve signée en décembre 1440 entre la Bretagne et la Bourgogne, comprenant les Pays-Bas. Ibid., 1344-1345.

[3] J.P. Leguay et H. Martin, Fastes et Malheurs de la Bretagne ducal, 1213-1532. Rennes, Ouest-France, 1982, 195-196.

[4] Bertrand d’Argentré, Histoire de Bretagne, Paris, 1668, 3e éd. (1e éd. : 1588), 900-901.

[5] R.A. Griffiths, The Reign of King Henry VI. Londres, Ernest Benn, 1981., 198-199.

[6] Sur la carrière diplomatique et politique de John Popham, voir Roskell, Parliament and Politics in Late Medieval England, The Hambleton Press, 1983, 353-355.

[7]G.A. Knowlson, Jean V, duc de Bretagne et l’Angleterre (1399-1442). Cambridge-Rennes, 1964, 167.

[8] Griffiths (1981), 446.

[9]René Blanchard. Lettres et mandements de Jean V, duc de Bretagne, de 1402-1442. Nantes, Société des Bibliophiles Bretons, 1889-95, 5 vol., t. 4-8 (coll. : Archives de Bretagne), t.vii, 250-252 ; Knowlson, 169.

[10] Griffiths (1981), 444.

[11]Thomas Basin, Histoire de Charles. C. Samaran (éd.), Paris, « Les Belles Lettres », 1933-1944, t. 2, ii, 291 ; Knowlson, 169 & 173-174.

[12] Knowlson, 174.

[13] La trêve fut conclue le 20 avril 1444 à Tours et l’accord sur le mariage royal fut rédigé deux jours plus tard. Griffiths (1981), 485.

[14] René, roi de Naples, de Sicile et de Jérusalem, duc d’Anjou, de Lorraine et de Bar. Il est le cousin de Charles VII.

[15] James H. Ramsay, Lancaster and York. Oxford, Clarendon Press, 1892, vol. ii, 50-51.

[16] Ferguson arrive à cette conclusion en utilisant comme source : Rymer, xi, 59 ; Basin-Samaran, 290 ; Stevenson (1861), i, 87-182 ; C. de Beaurepaire, Les Etats de Normandie sous la domination anglaise, Evreux, 1859, 68 et P.S. Lewis, « War Propaganda and Historiography in Fifteenth-Century Fance and England », T.R.H.S., 5th ser., 15 (1965), 1-22. John Ferguson, English diplomacy. 1422-1461. Oxford, 1972, 27-28.

[17] Argenté (1668), 90 ; Alain Bouchart, Grandes Croniques de Bretaigne. Marie-Louise Auger et Gustave Jeanneau (éd.), Paris, C.N.R.S., 1986-1998, 3 vol., 327-328.

[18] Bertram Wolffe, Henry VI. Londres, Methuen, 1981, 179.

[19] Griffiths (1981), 482-492. Il est possible que les Bretons servent d’intermédiaires pour la cour angevine puisque les liens ente Montfort et les Anjou sont importants depuis les années vingt de ce XVe siècle.

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