L’alliance anglo-bretonne sous le règne de Jean V

1413 - 1427

Auteur: Pierre Scordia

Contrairement au reste du Royaume de France, le duché de Bretagne a prospéré durant la Guerre de Cent ans grâce à la politique d'équilibre menée par le duc Jean V. Cette politique se résume en une alliance avec l'Angleterre dans un premier temps, puis en une neutralité dans le conflit anglo-français. Durant son règne, Jean V a su d'une part, consolider les liens économiques avec l'Angleterre et les possessions anglaises sur le continent et d'autre part, parvenir la formation d'un état centralisé quasi-indépendant dont le centre politique était à Nantes.  

Probablement informé par sa mère, alors Reine d’Angleterre, le duc de Bretagne, Jean V, flaire un débarquement imminent anglais sur le Continent. Il répugne alors à l’idée d’une petite trêve avec les Lancastre parce qu’elle serait insuffisante en cas de victoire anglaise ; c’est une solide alliance qu’il cherche, une alliance qui le protégera d’une défaite des troupes françaises. Les négociations entre Jean V et Henry IV débutent en 1413 et seront poursuivies par Henry V à la mort de son père. Une entente est enfin scellée le 3 janvier 1414, entente déguisée curieusement sous l’appellation de trêve – Jean V cherche-t-il par là à tromper les Français quant à ses intentions ? Toujours est-il que cette « trêve-alliance » est de longue durée : dix ans exactement. Les Anglais, quant à eux, se montrent moins discrets, car dans un document diplomatique entre Anglais et Français le 28 janvier 1414, le duc de Bretagne arrive en deuxième position dans l’énumération des alliés citée par Henry V, ce qui révèle au grand jour la portée de l’accord anglo-breton.[1] De même, le 28 juillet 1415, quelques jours avant l’invasion de la Normandie, Henry V réitère à Southampton en exaltant l’alliance anglo-bretonne qu’il qualifie de divine.[2] Si Jean V souhaitait éviter une trop grande publicité sur son association avec les Lancastre, c’était plutôt raté ! Il se retrouve dorénavant dans une situation de rébellion envers le roi de France à qui, rappelons-le, il doit l’hommage simple. Il est possible aussi que, par cette ambiguïté quant à ses intentions politiques, Jean V veuille faire monter les enchères dans d’éventuelles négociations avec les Valois.

Intérêts stratégiques

Durant la première moitié du XVe siècle, l’alliance bretonne est primordiale pour l’Angleterre parce que, d’une part, elle représente la sécurité du sud-ouest de l’île (Cornwall, Devon) et la stabilité des routes maritimes pour son commerce avec la Gascogne anglaise – mentionnons que les pirates bretons sont redoutés dans toute cette région atlantique et portent préjudice au commerce - et d’autre part, elle sert à faciliter la conquête du Maine et de l’Anjou, qui grâce notamment au traité d’Amiens conclu avec les ducs de Bretagne et de Bourgogne, donne carte blanche aux Lancastre pour des conquêtes au-delà des frontières normandes.[3]

Même à elle seule, une neutralité bretonne, par la position géographique du duché, encouragerait les Anglais à envahir la Normandie. Dans le cas contraire, une contre-attaque bretonne empêcherait l’établissement d’un grand fief anglais dans le nord-ouest de la France.[4]

Par ailleurs, si Henry V, homme arrogant, froid, ambitieux et insupportable se refuse à attaquer plus tard la Bretagne bien qu’il soupçonne Jean V de perfidie, c’est parce qu’il sait pertinemment que les Bretons assurent l’approvisionnement des troupes anglaises en Normandie. Ils livrent pains, vivres et chevaux, en témoignent les nombreuses lettres de protections pour les marchands bretons reçues par les autorités anglaises de Caen et de Rouen, archivées dans les Rotuli Normaniae.[5]

Quant à Jean V, cette entente passée avec l’Angleterre le protège des Anglais mais surtout des Français. Le souvenir de la tentative d’annexion du duché par les troupes de Charles V pendant le règne de son feu père, Jean IV, ont marqué les esprits et restent dans les mémoires collectives dans de nombreuses régions de Haute-Bretagne. Entre deux ennemis potentiels, Jean V préfère s’allier avec celui qui lui garantit la sécurité et une plus grande indépendance.

Intérêts politiques

Les oscillations de la diplomatie de Jean V peuvent s’expliquer par les événements politiques en Bretagne et dans le royaume de France. Les objectifs du duc sont avant tout de se délier des obligations féodales envers le roi de France et de s’assurer que celui-ci sera hors d’état de lui nuire d’où les hésitations et réticences de Jean V à se lancer seul dans une coalition avec l’Angleterre. Souvent, par prudence, il préfère qu’un prince puissant, ici le duc de Bourgogne, le précède dans une entente avec les Lancastre. Seule contre les troupes royales, la Bretagne dispose de trop peu d’effectifs militaires et ses ressources financières restent limitées[6], contrairement à ce que les chroniqueurs bretons laissent entendre. Par contre, si le duc se sent menacé à l’intérieur de son duché par une ligue franco-bretonne, il n’a alors plus de scrupules à s’allier à l’Angleterre, comme c’est le cas lorsqu’il est enlevé et emprisonné par les Penthièvre-Clisson.[7] Ce complot soutenu par le dauphin Charles VII constitue une véritable déclaration de guerre pour Jean V.

En 1422 - moins de deux ans après la machination politique entre les Penthièvre-Clisson et les Valois - le duc adhère au traité de Troyes qui pourtant ne présente aucun avantage pour le duché. Troyes, qui fait du roi d’Angleterre l’héritier de la Couronne de France[8], a été négocié avec les Bourguignons[9] pendant le rapt de Jean V[10], sans la participation et l’assentiment de ce dernier, qui se retrouve du coup vassal d’Henry V. En s’associant à ce traité le 8 octobre 1422, Jean V, homme pragmatique, ne fait là que transférer son allégeance théorique des Valois aux Lancastre. Mais les Anglais ne lui sollicitent pas l’hommage pour le moment.  En 1423, ayant toujours en tête le mauvais souvenir de sa séquestration, Jean V signe avec le duc de Bedford, devenu Régent de France depuis la mort d’Henry V, «alliance et confédération », où Bretons et Anglais se promettent assistance mutuelle en cas d’une attaque de l’ennemi.[11]

Dès le départ, l’alliance anglo-bretonne est dans l’ensemble fructueuse pour Jean V. Celui-ci, fort de sa position, en profite pour maintenir les Français dans l’illusion d’un possible ralliement de son duché en échange de concessions politiques de leur part. De cette manière, en octobre 1415, il acquiert de Charles VI le port stratégique de Saint-Malo en retour de la promesse d’une aide militaire contre les Anglais, promesse qui ne sera jamais tenue. Jean V fera toujours en sorte  d’arriver trop tard au combat,[12] d’autant plus qu’avec l’arrivée des Lancastre en Normandie, le duché de Bretagne s’accommode fort bien de cette nouvelle présence et connait même une nouvelle ère de prospérité.[13]

Intérêts économiques

Thomas Basin, contemporain de Jean V, dans son Histoire de Charles VII, voit dans la Bretagne une nation de marchands sachant tirer profit du long conflit anglo-français. Le premier événement qu’elle exploite est l’arrivée importante de réfugiés normands fuyant la guerre qui apportent avec eux leurs techniques artisanales et contribuent de ce fait à la vitalité de l’industrie textile dans le duché.[14] De plus, le ravitaillement des troupes anglaises en Normandie mobilise toute l’économie bretonne : les armateurs, les cultivateurs, les pêcheurs, les artisans, les armuriers et les marchands, tous en tirent avantage. Même l’Église bretonne s’enrichit grâce aux nombreux dons et legs de ses fidèles devenus nantis. Cette croissance économique importante dans toute la péninsule armoricaine rend le duc populaire auprès de ses sujets.[15] L’historien du XVIIe siècle, Bertrand d’Argentré, reprenant la chronique bretonne de Jean de Saint-Paul nous dépeint une présence commerciale anglaise considérable dans le duché :

Qu’en divers lieux de Normandie il y avoit force garnisons de la part du Roy d’Angleterre […] dont les soldats, par le temps de tresves venoient si souvent en Bretagne marchandans, & autrement qu’ils acquitent une grande habitude, & cognoissance au pais.[16]

Ainsi les Bretons se sont-ils vite adaptés et habitués à la nouvelle conjoncture en Normandie, ils ont établi avec les Anglais un commerce dynamique et lucratif pendant les trente-cinq années d’administration lancastrienne. Le malheur de la Normandie représente une occasion d’émancipation politique pour le duc de Bretagne et une aubaine économique pour ses sujets.

Notes de l’auteur

[1] Le duc de Bretagne était cité en deuxième position dans la liste des alliés d’Henry V après le comte du Palatinat rhénan. Knowlson, Jean V, duc de Bretagne et l’Angleterre (1399-1442). Cambridge-Rennes, 1964, 84-85.

[2] Knowlson fait remarquer que ce commentaire « d’alliance divine »  venant de la bouche d’Henry V était d’autant plus étrange que la Bretagne et l’Angleterre s’opposaient dans le schisme de l’Eglise. Ibid., 92.

[3] Griffith (1981), The Reign of King Henry VI. Londres, Ernest Benn, 1981, 178, 185-186.

[4] Knowlson, 176.

[5] Ibid., 78-79, 105-106 & 176.

[6] Leguay et Martin, Fastes et Malheurs de la Bretagne ducal, 1213-1532. Rennes, Ouest-France, 1982, 194-198.

[7] Selon Jones, cette capture de Jean V organisée par Marguerite de Clisson et ses fils, Olivier et Charles de Bretagne, fut soutenu par le Dauphin. Mais, comme celui-ci ne tira finalement aucun avantage de cet événement, Jean fut relâché le 6 juillet 1420. Par la suite, les Penthièvre furent condamnés pour félonie, trahison et  lèse-majesté, ce qui entraîna la confiscation de tous leurs biens en Bretagne. Jones, « Trahison et l’idée de lèse-majesté dans la Bretagne du XVe siècle », in Actes du 107e congrès national des Sociétés Savantes. Brest, 1982. La Faute, la Répression et le Pardon. Paris, C.T.H.S., 1984, 99-100.

[8] Le traité de Troyes fut rejeté et dénoncé comme une imposture par une partie de la noblesse française, qui finalement a soutenu les revendications du Dauphin déshérité, Charles VII. Le traité de Troyes faisait d’Henry V l’héritier de la couronne de France par son mariage avec Catherine de Valois, fille de Charles VI. Il y était spécifié que le royaume de France restait séparé du royaume d’Angleterre et conservait ses institutions et ses coutumes. On instaurait une double monarchie. En 1422, Henry V et Charles VI moururent à peu d’intervalle, respectivement le 31 août et le 21 octobre, faisant ainsi d’Henry VI, alors âgé de 10 mois, roi d’Angleterre et roi de France. Paul Bonenfant, « Du meurtre de Montereau au traité de Troyes », mémoires, Bruxelles, Académie Royale de Belgique, 1978 (sér. Ii, tome 52). Voir aussi l’article de Bourdeaut sur Marguerite de Clisson, Bourdeaut. «Jean V et Marguerite de Clisson », B.S.A.N, t.54 (1913), 331-417.

[9] Ce traité fut le fruit d’une entente entre le roi Henry V, les Parisiens et le duc de Bourgogne. Philippe le Bon conclut cet accord avec les Lancastre afin de faciliter son combat mené contre les Armagnacs et pour venger son père, assassiné en 1419. Le risque pour l’Angleterre résidait dans le manque d’enthousiasme chez les Bourguignons puisque Philippe aurait souhaité hériter de la couronne de France. Bonnefant, 180-183.

[10] Le duc fut séquestré de février à juillet 1420. Knowlson, 113-131 ; Blanchard, Lettres et mandements de Jean V, duc de Bretagne, de 1402-1442. Nantes, Société des Bibliophiles Bretons, 1889-95, 5 vol., t.vi, 6-11.

[11] Morice, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire ecclésiastique et civile de Bretagne. Paris, 1742-1746 [réimprimé en 1968, Farnborough, Gregg International Publishers], 3 vol., ii, 1135-1138. A la mort d’Henry V, l’empire lancastrien fut divisé en deux gouvernements, le duc Humphrey de Gloucester devint Protecteur de l’Angleterre (le Parlement lui refusa le titre de régent) et le duc John de Bedford, Régent de France (1422-1435).

[12] Les troupes du duc arrivèrent trop tard à la bataille décisive d’Azincourt, le 25 octobre 1415. Knowlson parle de lenteur calculée dans les déplacements des troupes ducales. Knowlson, 94-97.

[13] Ibid., 112

[14] 75 Basin-Samaran, Histoire de Charles. C. Samaran (éd.), Paris, « Les Belles Lettres », 1933-1944, t. 2, 71.

[15] Knowlson, 160 ; Leguay et Martin, 199.

[16] Argentré, Histoire de Bretagne, Paris, 1668, 3e éd. (1e éd. : 1588). 923 ; Jean de Saint-Paul,

Chronique de Bretagne de Jean de Saint-Paul, Chambellan du duc François II. A. de la Borderie (éd.), Nantes, Société des Bibliophiles Bretons, 1881. 58.

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