Dario Moreno

Auteur : Rinaldo Tomaselli

Né David Arugete, le 3 avril 1921 à Aïdin (Aydın), Empire ottoman, décédé le 1er décembre 1968 à Istanbul, République turque.

Lorsque que nait David Arugete au début du mois d’avril 1921 à Aïdin dans la vallée du Méandre, la ville et toute la région sont sous occupation. Une année plus tôt, avec les encouragements anglais, l’armée du Royaume de Grèce avait débarqué à Smyrne (Izmir) et Aïvali (Ayvalık), dans l’objectif de conquérir des territoires de l’Empire ottoman en pleine décomposition.

L’armistice entre l’Empire ottoman et les États vainqueurs de la guerre 14-18, avait été signée à Moudros le 30 octobre 1918. Dans les conditions de reddition, les troupes des vainqueurs pouvaient prendre le contrôle des détroits (Bosphore et Dardanelles) et occuper n’importe quelle partie du territoire ottoman. Si les États vainqueurs faisaient immédiatement savoir qu’ils entendaient respecter l’intégralité du territoire ottoman, dans les faits, les Britanniques occupaient déjà toute la Mésopotamie, Chypre, l’Égypte et la Palestine. Les Italiens occupaient le collier d’îles au sud de Bodrum (le Dodécanèse), tandis que les Français lorgnaient sur la Syrie et, bien que tardivement rentrée dans le conflit, la Grèce entendait bien se tailler une part du gâteau en Anatolie occidentale et sur les côtes orientales de la mer Noire.

Occupation grecque

Moins de quinze jours après leurs belles promesses, le 13 novembre 1918, les Français occupaient Istanbul, tandis que les Britanniques, les Grecs et les Italiens, débarquaient des troupes dans les villages et les villes autour de la capitale. Le lendemain, toute la Thrace était occupée par les Grecs et les Français. Les jours suivants, les Britanniques s’emparèrent de la ville de Kilis aux abords de la Syrie, puis 150 officiers et 15.000 Arméniens enrôlés par la France, débarquèrent en Cilicie. Ils occupèrent Tarse, Adana, Osmaniye, Mersin et Antioche. Les Français prirent également la région minière de la mer Noire occidentale, avec les villes d’Haraclée et de Zonguldak. Les Italiens quant à eux, étaient intéressés par le sud-ouest de l’Anatolie, ils débarquèrent donc tout naturellement depuis leurs possessions du Dodécanèse, pour envahir toute la côte entre Antalya et Bodrum, s’avançant à l’intérieur de l’Anatolie jusqu'à Konya.  Le 15 mai 1919, un premier contingent de soldats grecs débarqua à Izmir, puis d’autres suivirent à Aïvali d’abord, puis de nouveau à Izmir. Au total 400.000 soldats grecs occuperont l’Anatolie occidentale et la Thrace jusqu’en 1922. A Izmir, ils furent accueillis en libérateurs par les Grecs et les Arméniens, et en envahisseurs par les autres. Immédiatement les exactions sur la population musulmane commencèrent le premier jour d’occupation. Ils se répétèrent jusqu’au départ définitif de l’armée grecque. En peu de temps, les soldats s’étaient emparés de l’arrière-pays d’Izmir, y compris la vallée du Méandre. Les villages musulmans furent systématiquement pillés et incendiés. Les villes subirent le même sort lorsque la population était majoritairement musulmane. Ce fut le cas pour Aïdin, même si la ville avait de petites communautés grecque, juive et arménienne, comme c’était le cas dans toutes les villes d’Anatolie occidentale à cette époque.

Ville d’Aydın au début du XXe siècle

Les Grecs envahirent progressivement toute l’Anatolie occidentale, à part la zone des détroits occupée par les Britanniques et les Français. Ils s’enfoncèrent dans les terres jusqu’aux environs d’Ankara, prirent la ville de Brousse et toute la côte sud de la mer de Marmara, à proximité d’Istanbul. Leur réputation avait précédé les troupes grecques et des dizaines, voire des centaines de milliers de musulmans s’était enfuis vers Ankara et Istanbul ou vers le sud sous occupation italienne. Dès le mois de mai 1919, un héros de la bataille de Gallipoli, Mustafa Kemal, réorganisa ce qu’il restait de l’armée ottomane. Il comptait bien contrecarrer à la fois l’invasion grecque et l’occupation des Alliés. Il dirigea la résistance depuis Samsun, puis de la petite ville d’Ankara au centre de l’Anatolie. En quelques mois il réussit à arrêter la progression des Grecs et faisait subir des revers aux troupes franco-arméniennes de Cilicie, qui abandonnèrent plusieurs villes et territoires.

Les conséquences de la défaite grecque

Au mois d’août 1922, les combats entre les Grecs et les Républicains se déroulaient sur un front de 640 km. Après plusieurs victoires des Républicains, l’armée grecque se replia en pratiquant une véritable politique de la terre brûlée. Tous les villages étaient systématiquement détruits y compris les villages chrétiens. Les civils fuirent vers les côtes et principalement vers Izmir. Le 6 et le 7 septembre, les villes de Bilecik, Balıkesir et Aïdin sont libérées. Le 9 septembre l’armée républicaine turque entre à Izmir. Les soldats grecs se sont repliés dans la péninsule d’Urla, au sud de la ville d’où ils sont évacués par bateaux vers la Grèce. L’armistice est signé le 11 octobre à Moudania (Mudanya), puis une conférence réunissant toutes les parties s’ouvre à Lausanne en janvier 1923. Le 30, un premier accord est signé entre la Grèce et la Turquie, pour le rapatriement des prisonniers de guerre, civils ou militaires.

En Grèce, la majorité des détenus sont des civils (il n’y a pas eu de combat sur le territoire grec). Il s’agit principalement de femmes, d’enfants et de vieillards musulmans et turcophones, retenus en otage comme moyen de pression. A l’inverse, en Turquie, les prisonniers sont pratiquement tous des militaires. Toutefois, environ 250.000 réfugiés orthodoxes, sont déjà arrivés en Grèce en provenance d’Anatolie au début du mois d’octobre 1922. Entre mi-mars et début mai 1923, les Croix-Rouge suisse et suédoise s’occuperont du rapatriement de 4.600 civils musulmans de Grèce et de 9.800 soldats grecs de Turquie.

Le Traité de Lausanne sera signé la même année. Celui-ci prévoyait l’échange des populations musulmanes de Grèce et orthodoxes de Turquie. Deux millions de réfugiés seront jetés sur les routes entre les deux pays.  La plupart des Grecs d’Izmir avaient quitté la ville bien avant la signature du Traité de Lausanne. Lors de la libération par l’armée turque, la population grecque se massait sur les quais dans l’espoir de pouvoir monter sur les bateaux militaires français et anglais qui stationnaient dans la rade. Comme ceux-ci n’avaient pas accepté les réfugiés, les Grecs s’embarquèrent sur des bateaux de fortune à destination des îles. Certains furent capturés et emmenés dans un camp près de Manisa.

L’ordre avait été donné aux soldats turcs de ne pas faire de mal aux civils. Il eut toutefois des tueries et des vengeances qui firent plusieurs morts. S’en suivit un gigantesque incendie qui débuta dans le quartier arménien et anéantis également le quartier grec. Les quartiers levantins, turcs et juifs furent plus ou moins épargnés et c’est là que demeuraient les habitants qui n’avaient pas fui le pays. La ville d’Aïdin avait été pratiquement détruite par l’armée grecque en 1919, lors de son avancée en Anatolie. La partie épargnée, soit les quartiers grec, juif et arménien, a été rasée lors de la débâcle de 1922. Le petit David Arugete était donc né au milieu des décombres que l’armée grecque avait laissés et, après son second passage, la famille était totalement démunie et se retrouvait sans toit. Comme tous les autres Juifs d’Aïdin, le couple Arugete et leurs quatre enfants s’en alla trouver refuge à Izmir où il pouvait compter sur des cousins et sur la communauté juive.

La communauté juive d’Izmir

Les deux quartiers juifs d’Izmir de cette époque, avaient échappé aux flammes. Celui près du bazar était le plus ancien, habité par des familles modestes avant l’occupation et par une multitude de pauvres gens après le départ des forces grecques. Ce quartier était coincé entre le quartier turc, sur les pentes du Mont-Pagus et le quartier arménien. On l’appelait « Djuderya ». Le long des quais, c’était la ville franque qui s’y était développée, s’étendant vers le Nord-est entre Bella-Vista et La Punta. Une grande partie des habitants étaient des descendants des familles de négociants venus d’Europe occidentale déjà au début du XVIIe siècle. Des Ottomans plutôt aisés y vivaient également, musulmans, grecs, arméniens ou juifs. Les commerces de luxe, les clubs, le théâtre, le casino, les compagnies maritimes et les consulats se trouvaient pour la plupart dans ce quartier qui était véritablement le centre des affaires et de la cité. Le principal quartier grec était à l’arrière du quartier franc.

Les environs de la ville comportaient quelques faubourgs habités par la bourgeoisie. C’était le cas de Caratache (Karataş), où des familles juives aisées possédaient de belles et grandes demeures en pierres en bord de mer. Un ascenseur public faisait le lien avec le sommet de la colline, lui aussi occupé par le même genre de maisons juives. Caratache avait sa synagogue et un hôpital, mais la plupart des institutions juives restaient dans le vieux quartier du bazar. C’était le cas d’un hôpital public, du grand rabbinat, des écoles, du bain public, de l’orphelinat, de l’hospice et de plusieurs synagogues.  Pendant toute la période ottomane, les quartiers n’étaient pas strictement délimités les uns des autres. Des Juifs vivaient dans des quartiers turcs, arméniens ou grecs et le contraire était courant. Il n’y a jamais eu de ghetto dans l’Empire ottoman, ni pour les Juifs, ni pour d’autres groupes ethnico-religieux.

faubourg de Caratach, Smyrne (Izmir)

Toutefois une sorte de clivage social existait bel et bien. Dans les quartiers aisés, les Francs (appelés Levantins de nos jours), les Juifs et les autres parlaient généralement le français, tandis que dans les quartiers populaires les langues communautaires étaient utilisées selon la majorité des gens du quartier : turc, grec, espagnol, arménien. Ainsi, dans le vieux quartier juif, c’était l’espagnol qui dominait, tandis que dans le quartier juif aisé de Caratache, c’était le français.

La famille Arugete, s’installa près du bazar, dans le quartier juif le plus populaire. En 1925, alors que le petit David n’avait quatre ans, son père décéda accidentellement. Roza, sa mère qui était née au Mexique, décida d’y retourner en laissant les enfants à l’orphelinat juif du quartier (El Nido de Huérfanos). Une fois que la situation se serait améliorée et qu’elle pourrait vivre correctement, elle serait revenue les chercher. En fait, la situation économique au Mexique étant pire qu’en Turquie, le projet n’aboutit jamais.

Les années passèrent et David effectua toute sa scolarité à l’école primaire juive. L’école de l’Alliance Israelite Universelle était voisine et l’enseignement y était meilleur, mais David dû se contenter de l’école primaire où il apprit néanmoins correctement le français.

 

début de carrière de chanteur

Dès l’adolescence, il commença à chanter dans les mariages et les bar-mitsvas, puis dans les cabarets smyrniotes. Toutefois, ce n’était pas suffisant pour en vivre. Il fit plusieurs petits métiers avant de trouver une place d’apprentissage de clerc dans un cabinet de la ville.

C’est après son service militaire à Akhisar, qu’il débuta véritablement sa carrière de chanteur d’opérette. Il gagna suffisamment d’argent pour déménager à Caratache, près de l’Ascenseur où il loua une petite maison. En 1941, alors que David n’avait que vingt ans, il était déjà connu à Izmir et à Istanbul comme chanteur accompagnant les orchestres de mariachis. Après la guerre, il fut remarqué par l’Américain John Mc Call qui dirigeait un orchestre en tournée européenne. Il fut engagé et débuta sa carrière internationale en se produisant dans les capitales d’Europe, puis lors d’une tournée aux Etats-Unis.

En 1948 il se trouvait à Paris et y enregistra son premier disque 78 tours « Quizas, quizas, quizas ». Le succès fut au rendez-vous et il signa un contrat sous son nouveau pseudonyme Dario Moreno, avec la Maison Polydor. Il devint très populaire dans les pays francophones avec des succès comme « Ya Mustafa », « Chérie je t’aime, chérie je t’adore », « Brigitte Bardot », « Tour l’amour que j’ai pour toi » ou « Si tu vas à Rio ». Toute l’Europe fredonnait les chansons de Dario Moreno.

Dario Moreno et Brigitte Bardot

Parallèlement à sa carrière de chanteur, il se lança dans le cinéma dès le début des années 1950 avec de prestigieux partenaires comme Yves Montand ou Brigitte Bardot. En tout, il tourna dans trente-deux films, dont « Tintin et le mystère de la Toison d’or » principalement réalisé à Istanbul en 1961.

Résidence à Paris

Même si Dario Moreno vivait principalement à Paris pendant les années 1950-1960, il revint très régulièrement en Turquie où il enregistra des disques en turc et donna des concerts à Istanbul, à Izmir, à Ankara et d’autres grandes villes. Ainsi sa carrière internationale se faisait plutôt en français tandis que le public de son pays pouvait l’écouter en turc, parfois en espagnol et en grec. En 1968, il créa avec Jacques Brel le spectacle « L’homme de la Mancha ». Brel avait le rôle de Don Quichotte et Dario Moreno celui de Sancho Panca. La Première a eu lieu en octobre à Bruxelles. A la fin du mois de novembre Dario Moreno quitta Bruxelles pour Istanbul d’où il planifia une tournée turque.

Mort à Istanbul & inhumé à Tel Aviv

Le 1er décembre, le jour de son départ d’Istanbul, un taxi l’attendait à la porte de l’hôtel Hilton où il séjournait. Ne le voyant pas descendre, un réceptionniste essaya de l’atteindre par téléphone sans résultat. On envoya un garçon d’étage qui frappa à la porte, mais pas de réponse. On finit par ouvrir la porte de la chambre et on découvrit Dario Moreno étendu et inanimé sur la moquette.

On appela un docteur qui conclut à un arrêt cardiaque. La nouvelle ne fut pas rendue publique immédiatement et quand on révéla le décès du chanteur, son corps était déjà en route vers Israël, où il fut inhumé au cimetière d’Holon, dans la banlieue sud de Tel-Aviv.

Le sort a voulu qu’il meure sur la terre de ses ancêtres, mais dans des conditions qui demeurent un peu mystérieuses. On ne sait pas pour quelle raison les autorités turques, en accord avec les responsables rabbiniques d’Istanbul, ont envoyé discrètement le corps en Israël. Dario Moreno n’avait que 47 ans, mais il avait clamé depuis longtemps qu’il désirait terminer sa vie dans son pays et qu’il serait enterré dans sa ville, Izmir. Il n’est pas courant non plus que l’on ne pratique pas d’autopsie lorsqu’on retrouve un voyageur mort sur le tapis d’un hôtel.

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