QUE PÈSE L’INDIVIDU PRIS DANS LA TOURMENTE DES ÉVÈNEMENTS?

L'histoire de Niki Kosmaoğlu, femme gréco-turque

Auteur: Rinaldo Tomaselli

Niki Kosmaoğlu : Née le 27 mai 1927 à Constantinople, République turque, décédée le 23 novembre 2009 à Istanbul, République turque.

L’expulsion des Karamanides, turcs orthodoxes

Les Karamanides sont un groupe ethnique originaire du centre de l’Anatolie. Peuple turcique et orthodoxe, il a souvent été pris entre deux feux, celui des Turcs musulmans et celui des Grecs orthodoxes. Si jusqu’au début du XXe siècle les Karamanides ont vécu sans trop de conflits avec les uns et les autres, la Première guerre mondiale, l’occupation qui s’en suivit et l’échange des populations après le Traité de Lausanne de 1923, allaient éclipser définitivement ce peuple de la carte ethnique d’Europe orientale.  Selon le Traité de Lausanne, les échanges de populations devaient se faire strictement sur des bases religieuses et non ethniques. Ainsi les Grecs musulmans du Royaume de Grèce étaient contraints d’émigrer vers la Turquie.

Dans l’autre sens, les Turcs orthodoxes, y compris les Karamanides, devaient quitter la nouvelle République turque. Environ deux millions de personnes ont été transférées d’un pays à l’autre, pour les trois quarts vers la Grèce. Presque tous les territoires des deux pays ont été concernés avec parfois des situations surprenantes comme le transfert des Albanais orthodoxes de la Thrace turque vers la Grèce, doublé du transfert des Albanais musulmans de Macédoine grecque vers la Turquie. La Thrace occidentale (Grèce), les îles de Ténédos et d’Imbros (Turquie), ainsi que la ville d’Istanbul (centre) et quelques villages de la proche banlieue, n’ont pas été inclus dans les échanges.

Dans les deux sens, les réfugiés avaient le droit d’emmener ce qu’ils étaient capables de porter. L’immobilier, le bétail et les machines agricoles devaient rester sur place. Tout retour était irrévocablement prohibé. Il ne fallut que quelques mois pour exécuter cette close du Traité de Lausanne, tandis que les cicatrices de ce déracinement allaient marquer les Turcs et les Grecs pendant des générations.

Les Karamanides avaient résisté et c’est l’armée qui a été forcée de les déloger et d’escorter les convois jusqu’aux bateaux qui les attendaient dans le port d’Adana. La petite communauté karamanide d’Istanbul n’avait pas été touchée en profondeur par cette mesure. Seules quelques familles installées en ville après 1918 avaient été expulsées. Elle a été progressivement et à l’instar de la communauté karamanide de Grèce, presque complètement hellénisée. Après les réformes de l’écriture en Turquie (1928) et l’adaptation des caractères latins à la langue turque, les Karamanides ont abandonné leur littérature en turc avec les caractères grecs.

Niki née à Istanbul, l’une des villes les plus multiculturelles au monde

Niki était à moitié Karamanide par son père. Elle était Hellène par sa mère. La famille Nikioğlu avait vécu dans la capitale depuis plusieurs générations et avait été hellénisée. Les écoles karamanides n’ayant jamais existé et la messe en turc étant interdite, cela avait facilité la disparition de la culture de ces Turcs orthodoxes.

Par ailleurs, Niki et ses parents n’habitaient pas un des deux quartiers karamanides d’Istanbul, mais le quartier grec de Cihangir aux abords du quartier levantin de Péra. Cihangir s’était développé à la suite de la construction de l’église Sainte-Trinité sur la place du Taksim à la fin du XIXe siècle. Dès les années 1880, commencèrent à surgir des immeubles cossus occupés par des familles grecques aisées. Après l’incendie de la partie sud de Cihangir qui était encore habitée par des gens de petites conditions logeant dans des maisons en bois, tout le quartier devint grec et bourgeois (1920-1930). La famille de Niki était de ceux-là. Le père possédait les sources de la vallée des Roses dans le Haut-Bosphore et avait sur place, une entreprise de mise en bouteille. Les affaires fonctionnaient bien, même après la proclamation de la République (1923). Leur maison d’hiver était au centre d’Istanbul et la famille avait une maison d’été sur l’île de Büyükada / Prinkipo. Ils étaient à l’abri du besoin.

Au fil du temps et des expropriations, la fortune des Nikioğlu avait quand même diminué au point qu’il fallut se séparer de plusieurs domestiques. Niki avait été néanmoins scolarisée dans des écoles privées. Elle avait effectué les petites classes à l’école Kentriko-Merkez en grec, puis était passée juste en face, à l’école française Sainte-Pulchérie. Naturellement, elle parlait le turc, mais avait un fort accent grec. Elle pouvait également se débrouiller en italien et en anglais.

La situation économique de la Turquie se dégrada pendant la Seconde guerre mondiale. Le pays ne s’était encore pas remis du précédent conflit qui avait provoqué la disparition de l’Empire ottoman et jeté des millions de gens sur les routes de l’exil. Toutefois, Istanbul avait été un peu préservée par ce bouleversement. Elle restait malgré tout une ville multiethnique et culturellement très riche. Le petit commerce autant que l’industrie était aux mains des « minoritaires », en fait des non-musulmans (Grecs, Levantins, Arméniens, Juifs). Même si de manière générale la population souffrait des pénuries dues à la guerre, certaines industries et certains commerçants s’en sortaient bien.

Le pays était neutre, mais la population avait l’inquiétude de voir débarquer une nouvelle armée étrangère. L’occupation d’Istanbul par les Anglais, Français et Italiens après la Première guerre mondiale, avait laissé un traumatisme auprès des Stambouliotes. Le gouvernement d’İzmet İnönü avait signé un pacte de non-agression avec l’Allemagne en 1939, ce qui n’avait rassuré personne.

Ce gouvernement n’avait certes pas l’intention de s’aligner sur la politique fasciste qui prévalait à cette époque en Europe, mais il avait déjà prouvé à plusieurs reprises qu’il n’était pas favorable aux minorités nationales. İzmet İnönü était lui-même un partisan du « turco-turc musulman ». Officiellement, les citoyens étaient égaux dans la République, mais dans les faits, il subsistait des discriminations qui se fondaient bien dans l’air du temps et des mouvements racistes de toute l’Europe.

1942 : loi fiscale discriminatoire envers les minorités

C’est dans ce charmant climat que le Premier ministre Mehmet Şükrü Saraçoğlu proposa de lever un impôt sur la fortune (Varlık Vergisi) pour renflouer les caisses vides de l’Etat. Cet impôt devait toucher tous les citoyens, mais pas égalitairement. Ainsi, il serait de 4,94 % pour les musulmans et les étrangers et du double pour les Sabbataïstes (Juifs convertis à l’islam). De 156% pour les Grecs, les catholiques, les Syriens et les Levantins. De 179% pour les Juifs et de 232% pour les Arméniens.

L’article 4305 de la loi sur la fortune a été adopté sans débat par le parlement le 11 novembre 1942. Elle entra en vigueur le lendemain. Vu le chaos qui régnait dans l’administration turque, la loi était inapplicable sur la simple déclaration de revenus des citoyens. Une commission fut alors chargée d’évaluer la somme à percevoir auprès des commerçants et selon la religion de ces derniers. Après avoir fixé tout à fait arbitrairement le montant à payer, le commerçant avait 15 jours pour s’en acquitter en espèces et sans recours possible. Un délai supplémentaire de 15 jours est accordé avec intérêts en cas de non-paiement. Au bout d’un mois, si la dette n’était toujours pas acquittée, il était prévu d’envoyer le « coupable » dans un camp de travail à Aşkale, en Anatolie orientale. Les condamnés touchaient un salaire journalier, dont la moitié était retenue pour le remboursement de leur dette.

Des milliers de personnes, principalement des non-musulmans, se trouvèrent dans l’incapacité de payer les montants exorbitants que l’État leur demandait. Beaucoup durent vendre leur commerce. Leurs biens privés furent saisis et vendus immédiatement pour une bouchée de pain à une nuée de profiteurs. Des concierges se retrouvèrent propriétaires d’immeuble du jour au lendemain. Certaines entreprises ont été fondées sur la spoliation des non-musulmans, plusieurs sont devenues puissantes et sont encore actives de nos jours.

L’administration a également confisqué les biens des parents proches des personnes imposables, comme les parents, les beaux-parents, les frères et les sœurs ou les enfants. Le 27 janvier 1943, le premier groupe de condamnés aux travaux forcés, partait de la gare d’Haydarpaşa. Les journaux nationalistes, notamment Cumhuriyet ouvertement fasciste, saluèrent l’événement. Au total 5.000 personnes, toutes non-musulmanes, ont été envoyées au camp d’Aşkale et vingt-une y périrent de maladie et de manque de soins.

Quand l’État s’en prit aux résidents étrangers qui, comme les autres, n’arrivaient pas à payer les énormes taxes qu’on leur réclamait, les ambassades et les consulats sont intervenus. La presse étrangère, particulièrement en Amérique et en Angleterre, fut violemment critique à l’égard du gouvernement İnönü. Elle mettait en avant les lois bafouées sur la laïcité et l’égalité du citoyen de la République turque. Sous la pression de la Grande-Bretagne et des États-Unis, la loi discriminatoire a été abrogée le 15 mars 1944. Le lendemain, les prisonniers du camp d’Aşkale furent renvoyés dans leur foyer. Le gouvernement promit de rembourser les impôts injustement prélevés aux non-musulmans (324 millions de livres, 270 millions de dollars). Ils attendent toujours.

La loi discriminatoire n’a pas eu les effets escomptés et l’économie turque ne s’est pas améliorée. Au contraire, une inflation importante suivit. Les minoritaires ruinés ont commencé à émigrer, surtout à partir de 1948 (Israël, États-Unis, Europe). Si l’ensemble du pays ne comptait qu’environ 2 ou 3% de non-musulmans, à Istanbul et sur les îles de l’Égée turque, ils étaient majoritaires jusqu’en 1955 au moins.

Le père de Niki était passé à la caisse comme tout le monde. Il avait perdu pratiquement tous ces biens immobiliers, y compris les sources d’eau minérale de la vallée des Roses (Gül Deresi) dans le Haut-Bosphore. Les années d’après-guerre étaient difficiles pour la famille, comme pour tant d’autres. Il devenait urgent de caser la jeune Niki qui venait d’avoir 19 ans et, comme cela se faisait souvent à cette époque, les parents arrangèrent un mariage avec un Grec de bonne famille et de dix ans son aîné.

Niki et la vie nocturne stambouliote

Si les conditions de vie s’amélioraient dans l’ensemble, le mariage lui, n’était pas une réussite. En moins d’une année, ils étaient divorcés. Niki reprenait sa liberté et recevait même une petite pension de son ex-mari, ce qui lui épargnait de devoir chercher un travail pour vivre. Elle n’était pas riche, mais n’était pas dans le besoin. Elle vivait dans un appartement qui appartenait à ses parents qui lui payaient également une femme de ménage. Elle sortait souvent dans les cabarets de Péra et elle ne ratait jamais les bals de charité de l’Union française. C’est à l’un de ces bals, qu’elle fit la connaissance d’un marin américain qui était de passage à Istanbul pour plusieurs semaines. Ils dansèrent toute la soirée ensemble et décidèrent de se revoir.  Le coup de foudre était mutuel, mais la situation n’était pas simple. Comment faire pour prolonger l’idylle alors que le départ du beau militaire approchait ?

Ils décidèrent de se marier et ainsi de régler le problème. Après avoir obtenu les papiers nécessaires de l’ambassade des États-Unis, Niki rejoindrait son mari en Pennsylvanie. Le mariage eut lieu au consulat américain, le palais Corpi à Péra, à deux pas de l’Union française là où ils s’étaient rencontrés. Le nouveau marié retourna dans son pays quelques jours plus tard et Niki resta à Istanbul en attendant la régularisation de ses papiers à Ankara.

Pour Niki, il n’était pas question de se morfondre en attendant le visa américain. Elle était jeune et belle, elle le savait, et son statut de femme mariée ne pouvait l’empêcher d’aller au bal. Elle sortait et profitait des derniers jours qu’elle passait dans sa ville natale pour voir tous ses amis et avait doublé le nombre des sorties. Une façon d’enterrer son ancienne vie de Stambouliote avant un nouveau départ en Amérique.

Les semaines passèrent et les sorties se multiplièrent. Alors qu’elle se trouvait avec des amies dans un cabaret du boulevard des Petits-Champs (aujourd’hui Tepebaşı), un groupe de marins américains arriva. L’un deux, un Californien aux yeux bleus de San Diego, vint l’inviter à danser. Il était grand, il était beau, comme dit la chanson, et Niki succomba à son charme. Elle ne lui dit pas tout de suite qu’elle venait de se marier. Elle préférait faire durer la conversation et ainsi réviser son anglais en prévision de son prochain voyage en Amérique. Ils se revirent le lendemain, puis les jours suivants. Le marin américain restait plusieurs mois en Turquie et quand Niki reçut le visa américain, elle n’arriva pas à le quitter.

Malgré les nombreux appels de son mari, Niki prolongea de plusieurs mois son amourette à Istanbul en prétextant qu’elle n’avait pas encore reçu les papiers d’Ankara lui permettant de voyager. Puis enfin elle se décida à prendre le bateau pour le Nouveau-Monde en laissant derrière elle Istanbul, sa famille, ses amis, les bals et le militaire.

L’émigration vers les États-Unis

Elle avait pleuré tout le long du voyage. Elle regrettait ses décisions et aussi son mariage hâtif. Mais elle devait assumer ses choix même s’ils n’avaient pas été très judicieux. Après tout, la fin d’une époque est aussi le commencement d’une autre. Elle avait espoir que sa nouvelle vie américaine serait plus intéressante que la précédente, même si elle ne savait pas grand-chose de l’endroit où elle se rendait et où vivait son mari.

Elle arriva enfin à Philadelphie et son mari l’attendait sur le quai. Elle avait le cœur gros, mais les retrouvailles furent tout de même joyeuses, maintenant elle était pressée de découvrir sa nouvelle maison. Il fallait poursuivre le voyage en pullman jusqu'à une petite ville au nord de Philadelphie, un endroit qui s’appelait « King of Prussia », ce qui était prometteur. Enfin, ils arrivèrent devant le logis et Niki se décomposa. C’était un « trailer », une maison mobile sur un étage avec des roues, posée sur un jardin bien entretenu et fleuri. Plusieurs pièces se suivaient, mais il fallait passer dans l’une pour atteindre l’autre. Elles n’étaient pas très larges, plutôt allongées. Rien de « royal » ni de « prussien » là-dedans !

Elle avait fait tout ce voyage et sacrifié tout ce qu’elle aimait pour en arriver là ? Il n’était pas question de vivre dans ce qu’elle n’appelait ni plus, ni moins une roulotte de Tzigane, même avec un jardin devant.

Elle n’eut toutefois pas vraiment le choix. Son mari n’était pas un militaire de carrière, il venait d’une famille modeste et était simple ouvrier. Pendant les jours qui suivirent, puis les semaines et les mois, Niki passait son temps à pleurer. Elle était malheureuse, mais elle n’avait pas les moyens financiers, ni la force morale de s’en aller. En plus, elle n’avait jamais travaillé de sa vie et était bien consciente qu’elle ne savait rien faire et qu’elle ne trouverait pas d’emploi.

Presque une année s’écoula, puis elle fit la connaissance de Turques et de Grecques qui s’étaient établies en Amérique juste après la guerre. Elles se retrouvèrent souvent pour parler d’Istanbul, du Grand Bazar, des bals de Péra et des balades sur le Bosphore. Elles chantaient ensemble, riaient et pleuraient autour des feuilles de vigne farcies qu’elles avaient mis des heures à confectionner. Des nouvelles de Turquie lui parvenaient et elles étaient rarement bonnes. Il y avait eu un coup d’État, puis l’expulsion des Grecs de nationalité hellène, La crise de Chypre et encore des départs en masse des Grecs de nationalité turque. Finalement en vivant aux États-Unis, elle avait échappé à tout ça, même si elle était inquiète pour les autres et surtout pour sa mère devenue veuve.

Elle ne s’était jamais vraiment habituée à cette vie américaine. La langue n’était pas un problème puisqu’elle parlait parfaitement l’anglais, mais elle ne s’était pas fondue dans cette société qu’elle trouvait inculte. Les Américains qu’elle côtoyait, à commencer par sa belle-famille, étaient tellement ignorants sur les pays étrangers, qu’ils voyaient la Turquie comme un pays fanatiquement musulman où il était dangereux de vivre pour un chrétien. Les troubles qui avaient eu lieu depuis 1955 au sujet de Chypre, leur donnaient partiellement raison et Niki avait renoncé depuis longtemps à vanter la qualité de vie à Istanbul et la riche culture de son pays.

Retour à Istanbul malgré l’exode des chrétiens

Onze années passèrent avant que n'arrive le jour où elle ne supporta plus du tout la vie américaine. Elle avait reçu une lettre de sa mère lui disant qu’elle était malade et se voyait en fin de vie. Elle annonça à son mari qu’elle partait pour Istanbul au chevet de sa mère et que rien ne pouvait la retenir. Elle s’en alla et ne le revit plus jamais. Sa mère, qui était devenue aveugle, mourut quelques mois après l’arrivée de Niki à Istanbul. La succession fut réglée assez rapidement et Niki décida de ne pas retourner aux États-Unis. La ville lui avait tellement manqué qu’elle ne désirait plus la quitter. Pourtant Istanbul avait changé et sa population aussi. Son quartier de Cihangir n’était plus grec, la plupart de ses connaissances était partie. Le cordonnier, le boulanger, le boucher, les cousins, les voisins : il ne restait plus personne. Quelques musulmans du quartier étaient là et aussi quelques Arméniens et Levantins qu’elle connaissait avant son départ pour les États-Unis. C’était tout ce qu’il restait des gens du quartier. Les nouveaux habitants étaient venus des campagnes et avaient profité des spoliations et des ventes des immeubles grecs à bon marché.

Il fallait s’habituer à cette nouvelle situation. Elle était de retour chez elle, mais « chez elle » ne l’était plus vraiment. D’ailleurs les pancartes accrochées un peu partout en ville, y compris dans les transports publics, venaient lui rappeler cet état de fait. « Ya Türkçe konuş, ya da sus ! » (Parles turc ou tais-toi). Le message ne pouvait être plus clair.

Niki

Niki parlait turc comme la plupart des gens de sa génération et contrairement à la génération précédente qui ne parlait que grec. Toutefois elle avait un fort accent ayant été scolarisée en grec en conformité avec les closes du Traité de Lausanne sur les minorités. Comment pouvait-on l’obliger à parler autre chose que sa langue maternelle ?  Lorsqu’elle était enfant dans son quartier de Cihangir, les quelques musulmans qui y vivaient parlaient tous le grec. Même les femmes de ménage qui venaient des quartiers turcs parlaient suffisamment le grec pour communiquer avec leur employeur. Et maintenant, on demandait aux gens de toutes les générations, y compris la plus ancienne, de ne parler qu’exclusivement en turc en public. Un état d’esprit qui rappelait une époque pas si lointaine, où le fascisme s’était emparé de la quasi-totalité de l’Europe. Bien que fâchée de voir ces pancartes, elle se dit que les Grecs qui avaient été contraints de quitter la ville, avaient plus de raisons qu’elle de se plaindre. Finalement elle était revenue après l’orage, il fallait juste attendre encore un peu que cela sèche. Elle allait parler turc puisqu’il le fallait, mais décida de ne pas porter attention au « ya da sus » (ou tais-toi) et de parler le grec, l’anglais, l’italien ou le français, quand elle en avait envie et avec qui elle voulait.

Réfugiés grecs d'Istanbul à la frontière (1964)

Grâce au petit héritage de sa famille et à l’aide succincte de l’État grec aux Hellènes restés à Istanbul, Niki put vivre décemment dans son quartier jusqu'à la fin de ses jours, entourée d’une nuée de chats de rue qu’elle nourrissait et adorait. Elle est morte le 23 novembre 2009 et repose au cimetière grec orthodoxe de Şişli.

form-idea.com Londres, le 4 avril 2019. Avec tous nos remerciements à Marina Rota.

Une rue d'Istanbul en 1955

Follow Us

Facebooktwitterlinkedinrssyoutubeinstagram

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

ROMA

March 15, 2019