La vague coréenne : de l’épreuve à la lumière

Autrefois perçue comme une modeste imitatrice de ses voisins japonais et taïwanais, la Corée du Sud s’impose aujourd’hui comme un acteur culturel de premier plan sur la scène mondiale. Des records de vente du phénomène BTS au triomphe critique de Parasite de Bong Joon-ho, la vague coréenne – ou Hallyu – déferle bien au-delà de ses frontières. Londres, capitale européenne de la tendance, rend hommage à cet essor culturel avec deux événements majeurs : le festival K-Music et la grande exposition Hallyu! The Korean Wave au Victoria and Albert Museum, à découvrir jusqu’au 25 juin 2023.

En 2022, le festival annuel K-Music a mis en lumière une scène musicale sud-coréenne bien plus éclectique que la seule K-pop. Des artistes audacieux y ont exploré les frontières entre musique traditionnelle et formes contemporaines, offrant un regard neuf sur le patrimoine sonore du pays. Parmi les figures marquantes de cette édition, Jaram Lee s’est distinguée avec son adaptation du Vieil Homme et la Mer d’Hemingway. En revisitant ce classique à travers l’art du pansori – une forme d’opéra coréen –, l’artiste tisse une métaphore puissante de la Corée contemporaine : un pays forgé par les épreuves, mais animé par une résilience nouvelle.

LE VIEIL HOMME ET LA MER

Le spectacle s’inspire de la période où Ernest Hemingway vivait à Cuba et retrace le combat poignant d’un vieil homme, lancé à la poursuite d’un gigantesque poisson. Déterminé à prouver qu’il n’a pas perdu la force de sa jeunesse, le pêcheur lutte pendant plusieurs jours, seul face à l’immensité de la mer. Ce tête-à-tête avec la nature devient un voyage intérieur : il revisite son passé, ses victoires, ses échecs — et découvre en lui une force insoupçonnée.

Écrit en 1952 à Cuba, le roman d’Hemingway naît dans un contexte bien éloigné de celui de la Corée du Sud, alors ravagée par l’histoire. Sortie meurtrie de quarante années d’occupation japonaise (1905-1945), puis dévastée par une guerre fratricide (1950-1953), la péninsule coréenne est brutalement divisée : au nord, un régime stalinien ; au sud, une dictature pro-occidentale. Le peuple coréen, dépossédé de toute souveraineté dans ce partage arbitraire, entame une lente reconstruction. Malgré les cicatrices, la Corée du Sud choisit de se tourner vers l’avenir, suivant un parcours semé d’embûches qui la mènera, plusieurs décennies plus tard, à la démocratie.

C’est cette résilience que célèbre Jaram Lee à travers sa relecture du Vieil Homme et la Mer. En mêlant l’intensité dramatique du pansori à la profondeur du récit d’Hemingway, la chanteuse donne une voix poignante à cette métaphore nationale. Chaque inflexion de sa voix, chaque modulation semble incarner les soubresauts de l’histoire coréenne. Le public est suspendu à ses mots, transporté par une performance aussi bouleversante que captivante.

LA CONQUÊTE MONDIALE DE LA CULTURE SUD-CORÉENNE

L’exposition du Victoria and Albert Museum consacrée à la culture populaire sud-coréenne impressionne autant par sa richesse visuelle que par son audace scénographique. En la parcourant, on prend pleinement conscience de l’influence croissante de la culture sud-coréenne sur le quotidien de millions de personnes à travers le monde — de la musique à la mode, du design aux séries télévisées.

Pour saisir l’ampleur de la transformation fulgurante qu’a connue la Corée du Sud dans la seconde moitié du XXe siècle, il suffit de s’arrêter devant une série de photographies du quartier de Gangnam. Ce district, rendu célèbre à l’échelle planétaire par le tube Gangnam Style de Psy, symbolise à lui seul la métamorphose du pays. Une image prise au début des années 1980 montre un agriculteur en train de labourer ses terres, en arrière-plan : quelques tours d’habitation HLM à peine sorties de terre. La scène évoque davantage une Corée rurale d’après-guerre qu’une métropole moderne.

Juste à côté, une photo contemporaine du même endroit : gratte-ciel étincelants, centres commerciaux high-tech, avenues animées. Le contraste est saisissant, presque irréel. Gangnam est devenu l’un des quartiers les plus dynamiques, les plus riches — et les plus emblématiques — d’Asie. Ce saut vertigineux en quelques décennies illustre à lui seul l’ascension fulgurante d’un pays passé de la reconstruction à l’avant-garde mondiale de la culture et de l’innovation.

Le quartier de Gangnam dans les années 80

De nombreuses autres images viennent illustrer la transformation spectaculaire qu’a connue la Corée du Sud en l’espace de quelques décennies. L’une d’elles, particulièrement frappante, montre une usine de Samsung dans les années 1980 : des rangées entières de femmes en blouse blanche, absorbées dans l’assemblage de composants électroniques. L’uniformité de la scène, presque industrielle dans sa rigueur, évoque davantage les années de l’après-guerre que l’aube du numérique. Et pourtant, cette photo a été prise sous la présidence de François Mitterrand — un détail qui mesure l’écart entre l’image perçue et la réalité chronologique.

Ces clichés, exposés dans le parcours du musée, rappellent avec force que le miracle économique sud-coréen ne tient ni du hasard ni de la magie. Le pays a bâti sa réussite matérielle au prix d’un labeur acharné, d’une discipline collective et d’une volonté politique tenace. L’exposition ne célèbre donc pas seulement l’éclat contemporain de la culture coréenne ; elle rend aussi hommage aux sacrifices silencieux et à l’histoire, encore proche, d’un peuple en marche vers la modernité.

Séries : la télévision sud-coréenne, de l’exotisme au phénomène mondial

L’exposition consacre également une section à l’essor impressionnant des séries sud-coréennes, désormais devenues incontournables à l’échelle mondiale. Il fut un temps où ces productions télévisées étaient perçues comme des curiosités venues d’Orient, destinées à un public de niche. Aujourd’hui, des titres comme Squid Game ou Crash Landing on You s’imposent dans les classements internationaux, suscitent débats et passionnent des millions de spectateurs, bien au-delà des frontières de la péninsule.

Crash Landing on You, notamment, propose un regard rare et nuancé sur la division des deux Corées. La série oppose la réalité d’un Nord figé dans un isolement économique et social, à celle d’un Sud florissant, hyperconnecté, symbole de réussite technologique. Ce contraste est d’autant plus frappant que, jusqu’à la fin des années 1970, la Corée du Nord disposait d’une avance industrielle et infrastructurelle sur sa voisine méridionale. Un renversement historique spectaculaire, qui illustre à quel point l’avenir d’un pays peut basculer — selon qu’il choisisse l’ouverture, l’innovation ou au contraire, l’immobilisme.

Musique pop : l’univers K-pop, entre stars et immersion

Parmi les salles les plus populaires de l’exposition, celle dédiée à la musique pop sud-coréenne attire immanquablement l’attention. Dès l’entrée, les écrans géants diffusent en boucle les clips de figures emblématiques de la K-pop — BTS, EXO, BLACKPINK : toutes les icônes y sont réunies dans un tourbillon de sons, de lumières et de chorégraphies millimétrées.

Mais l’expérience ne s’arrête pas à la contemplation. Le musée propose une installation interactive où les visiteurs sont invités à reproduire quelques pas de danse issus des tubes les plus célèbres. Filtrée, enregistrée, puis projetée sur un mur de l’exposition, leur prestation devient une véritable mini-vidéo K-pop. Une manière ludique et immersive de participer à ce phénomène mondial, tout en découvrant les rouages d’une industrie aussi spectaculaire que parfaitement huilée.

Le festival K-Music et l’exposition Hallyu! The Korean Wave témoignent avec éclat de l’impact croissant de la culture sud-coréenne sur notre quotidien occidental. À la lumière de l’histoire tourmentée du pays — invasions, occupation japonaise, guerre fratricide, division imposée et dictatures militaires —, cette domination culturelle actuelle n’a rien d’un simple phénomène de mode. Elle est le fruit d’une résilience profonde et d’un désir acharné de renaissance. Comme le vieux pêcheur d’Hemingway, dont le combat solitaire devient symbole de persévérance, la Corée du Sud, après avoir lutté et tenu bon, savoure aujourd’hui l’heure de sa consécration.

Texte traduit de l’anglais et adapté par Pierre Scordia.

Version en anglais : KOREA RISES

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