AVRIL – JUIN 2017 – LONDRES
Quelques semaines après son séjour à San Francisco, la vie d’Alessandro prend un autre tournant. Tout d’abord, Emma lui annonce qu’elle est enceinte de lui, à 41 ans et qu’elle a l’intention de garder l’enfant. Merde ! Il vient de se souvenir qu’il ne s’était pas protégé à San Francisco. Jamais il n’aurait imaginé devenir père à un âge aussi précoce, à peine 25 ans. Emma est catégorique, qu’il accepte ou non la paternité, elle mènera sa grossesse à terme. Alessandro, si gentil d’habitude, ne veut pas de l’enfant et lui demande d’avorter. Pour seule réponse il obtient : « mon corps n’appartient qu’à moi seule ».
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Que de bonnes nouvelles ! Il finit son doctorat plus vite qu’il ne l’a prévu. Il soumet sa thèse dès le début du mois de mai et obtient son diplôme avec les compliments du jury. La semaine suivante, contre toute attente, on lui propose un poste de négociant auprès d’un consortium européen d’armement, en majorité à capitaux anglo-italiens. Un très bon ami d’Emma est l’un des directeurs de cette compagnie. Même si Alessandro a toujours été de gauche et de tendance pacifiste, il ne pourrait passer à côté d’une telle opportunité professionnelle. Après tout, qu’il bosse pour cette boîte ou non, les missiles seront quand même vendus. Mieux vaut qu’il en profite, d’autant plus que son salaire dépasse les six chiffres, 101.000 livres sterlings par an. Voilà une rentrée d’argent mensuelle lui garantissant un bon train de vie et une location d’appartement pour lui seul. Enfin !Ce poste lui permet en plus de voyager à travers le monde, lui qui a toujours voulu explorer la terre entière. Non seulement son rêve d’adolescent se réalise mais il le fait en classe affaires avec tous les frais de voyage payé par la boîte, hôtel cinq étoiles pour couronner le tout. Avec sa belle gueule et son sourire angélique, il séduit les beaucoup acheteurs du monde entier.
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ÉTÉ 2017
Tout va bien dans la vie d’Alessandro à l’exception de la grossesse d’Emma. Il ne veut absolument pas de l’enfant. Il suspecte Emma de malhonnêteté et se souvient de sa phrase lorsqu’ils étaient à San Francisco « fais-moi confiance, je sais ce que je fais ». Apparemment, il n’aurait pas dû le lui faire. Une amie italienne lui a dit quand une femme ovule, elle est prête à toute folie avec l’homme qu’elle désire. La bonne nouvelle pour Emma est que son mari lui aurait accordé le divorce ; venant d’une famille catholique anglaise très conservatrice il aurait finalement cédé devant le fait accompli. Il n’aurait pas eu de rapport avec sa femme depuis six mois, il est clair qu’il ne peut être le père.
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AUTOMNE 2017 – DE LONDRES À SAN FRANCISCO
La vie est vraiment ironique… Au moment où Alessandro accepte de reconnaître l’enfant attendu, Emma lui annonce au téléphone qu’elle vient de faire une fausse couche à San Francisco alors qu’elle était en voyage d’affaires. À sept mois… si près du but. Le fœtus n’aurait pas survécu. Elle pleure. Elle lui dit qu’elle désirait tant cet enfant. Elle n’aura plus d’autre occasion de donner vie à cause de la cruelle horloge biologique… Il écoute. Avant de raccrocher, il lui dit sur un ton calme « je t’aime ».Il est à fois soulagé et en même temps déçu, soulagé car il regagne sa liberté, la maîtrise sur le cours de sa vie et déçu, car il aurait aimé reproduire à son image. Dans son nouvel appartement moderne de trois pièces à Vauxhall avec vue sur la Tamise, il s’assoit à son bureau et ouvre son journal. Il aime écrire afin de faire le vide dans sa tête. En ce jour du 22 septembre 2017, il s’adresse à cet enfant qu’il ne connaîtra jamais. En refermant son cahier, une carte tombe. C’est celle de Gary, le docteur de San Francisco. Il la saisit et aussitôt réfléchit.Il dirige son regard vers son splendide bracelet fait semble-t-il d’or et d’argent dont il ne se départit jamais… Il se lève, va chercher son iPhone et appelle Gary sur son mobile : calculant qu’en Californie, il est 8 heures du matin.– Allô !– Gary ?– Alessandro Orsini à l’appareil. On s’est rencontrés en mars lorsque je t’ai bousculé, renversant ton sac de courses.– Ah oui, comment pourrais-je oublier une telle rencontre atypique ? Tu vas bien ?– Oui, merci. Et toi ?– Ça ne pourrait aller mieux. – Tu es docteur, n’est-ce pas ?– Oui et figure-toi que je viens d’être promu à la direction de l’hôpital principal de San Francisco.– Toutes mes félicitations !– Merci Alessandro. – Puis-je te demander un service ?– Oui, bien sûr.– Voilà, une de mes amies a fait une fausse couche à San Francisco. Le fœtus n’a pu être sauvé alors qu’il avait 7 mois, ce que je trouve bizarre… Je ne suis pas médecin mais j’aimerais savoir ce qu’il lui est arrivé…– Ah, toujours curieux, Alex. – Toujours.– Bon, je peux faire une recherche mais cela contreviendrait au secret médical. – Je comprends.– Petite question à mon tour : gardes-tu toujours le bracelet vénitien en or et argent sur toi ?– Oui, je ne l’ai plus jamais quitté depuis notre rencontre. Pourquoi cette question ?– Juste pour m’assurer d’une chose : que tu m’as écouté. Bon, revenons à ta requête. Si tu veux que je t’aide, il faut que tu viennes à San Francisco. Tu peux rester chez moi.– Ok. Je vais essayer d’y venir pour un long week-end. Ma boîte m’envoie à Houston la semaine prochaine. Je vais essayer de rallonger le séjour afin de faire un saut à San Francisco.– Parfait ! Je vois que tu as progressé dans ta carrière.– Je crois que tu avais raison. Ce bracelet porte chance, du moins pour la carrière.– Oui… Une dernière question : quel est le nom de ton amie ? – Emma Hoffman. Elle aurait fait sa fausse couche hier soir.– Je vais investiguer.
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Alessandro arrive sans aucune difficulté à négocier avec les ressources humaines de l’entreprise d’armement pour laquelle il travaille et à changer les dates de son retour afin qu’il puisse passer quatre jours à San Francisco. La DRH lui cède tout puisqu’il se révèle comme un excellent intermédiaire pour les ventes des dernières roquettes meurtrières – dernier cri de la technologie et du progrès occidentaux. Ses collègues britanniques sont d’une extrême gentillesse : tous des gens de bonnes familles inculquant les bonnes valeurs morales anglicanes à leurs enfants. Quant à ses collègues italiens, ils les trouvent plus compliqués, plus hiérarchiques et moins sympas ; les patrons de la péninsule se comportent de façon si hautaine et fantasque qu’il est devenu reconnaissant de travailler à Londres, qui plus est, dans un bureau donnant vue sur le magnifique Trafalgar Square. Mais depuis une semaine, tout le monde est en émoi par cette affaire surprenante concernant le grand patron de la boîte qui s’est suicidé de chez lui, du 20e étage à Canary Wharf. Personne n’arrive à comprendre son geste car aucun signe de dépression n’était visible chez cet homme, cet ami d’Emma grâce auquel Alessandro a été pistonné. Par ailleurs, la jeune femme qu’il fréquentait du nom de Leslie Vaughan a disparu du radar du jour au lendemain. La police n’a même pas fait d’enquête, classant l’affaire comme un suicide.
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Il passe une semaine à Houston, une ville quelconque, sans aucun charme selon lui, mais ville leader de l’industrie américaine de l’armement. Au Texas, Alessandro n’aime qu’Austin, la capitale, ville étudiante, progressiste et démocrate. Mais le centre économique de l’état est à Houston où il négocie un gros contrat avec des contacts azerbaïdjanais.
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Arrivé à San Francisco, Garry envoie un taxi le chercher pour l’emmener directement à son cabinet au premier étage, au-dessus d’une galerie d’art dans le quartier huppé de Telegraph Hill. La secrétaire l’accueille chaleureusement et le fait attendre dans une petite salle de réunion élégante. Il attend, vérifie les messages sur le Blackberry offert par sa compagnie.Quand Gary entre souriant, vêtu d’une blouse médicale, il lui fait une grande accolade comme s’ils étaient de vieux amis de longue date.– Que ça me fait plaisir de te revoir ici, ‘mate’[3]!– Oui, moi de même, répond Alessandro avec effort.– Tu as fait bon voyage ?– Oui et merci beaucoup pour avoir envoyé un chauffeur me chercher.– Pas de quoi.– Alors du nouveau dans ta recherche ?– Oui, j’en ai. – Super !– Mais toute information que je vais te divulguer doit rester strictement confidentielle. Et tu dois t’accrocher, car tu vas être choqué. – Ah bon ? – Oui, tout d’abord, il n’y a pas d’Emma Hoffman, aucune donnée à ce nom. A mon avis, il doit s’agir d’un nom d’emprunt. Pour autant, je n’ai pas abandonné ma recherche. J’ai utilisé toutes mes relations pour vérifier les hôpitaux de la ville. Effectivement, il y a bien une Emma, du nom de Vandermeulen, 41 ans et de nationalité britannique qui a subi il y a 10 jours une césarienne. Un bébé de sexe féminin de 7 mois qui est née prématurément. Elle est en ce moment sous couveuse mais elle est bien constituée et en bonne santé. Donc aucun danger. – Elle m’aurait menti alors ?– Oui, on l’a fait avec moi… – Pourquoi dis-tu ça ? – Car il m’est arrivé la même chose. J’ai rencontré il y a deux ans à Los Angeles une française dont la mère était vietnamienne et, pure coïncidence, elle s’appelait Emma aussi, Emma Duchamps, 39 ans. Une très belle femme paradoxalement froide et sensuelle. Elle m’a rendu fou et m’a largué au bout de 7 mois. Et devine ?– Non, ne me raconte pas qu’elle est tombée enceinte ?– Si !– Non, je ne te crois pas.– Pourtant c’est la vérité. – Et bien ?– Impossible de la retrouver. Elle est partie aux Pays-Bas puis en Angleterre. – C’est quand même incroyable… – Incroyable, n’est pas assez fort… – Et quel coup dur aussi cela devait être…– Oui, surtout que j’étais fou amoureux d’elle. Une connaissance l’a vue à Londres avec un grand type brun, assez beau, portant des lunettes rondes. – Ce portrait ressemble au mari de mon Emma. – Et tu ne vas certainement pas me croire : le jour où j’ai trouvé ce beau bracelet en or et en argent que je ne peux plus enlever maintenant, elle m’accompagnait. Elle s’est arrêtée à une pharmacie chinoise pour acheter un remède paraît-il. Elle m’a demandé de l’attendre à l’extérieur et c’est à ce moment que j’ai vu un objet qui brillait sur le trottoir. – Je t’avoue qu’il m’est arrivé la même chose dans exactement les mêmes circonstances.– Tiens, voilà enfin que tu me dis la vérité… – Et aurais-tu vu à tout hasard cette créature ressemblant à l’Ange de la Mort, vêtu d’une cape et d’une capuche noires ? – Oui, juste avant de trouver le bracelet. – Exactement comme moi. – Aurais-tu une photo de ton Emma ? – Oui, celles de San Francisco. Je ne les ai pas regardées depuis notre voyage ensemble. – Montre-les-moi, s’il te plaît.Alessandro sort son appareil. Il a pris pas mal de photos lors de mon dernier séjour à San Francisco.– Regarde, c’est à partir d’ici. – Gary regarde les photos sur l’IPhone. Il fronce les sourcils.– Il n’y a aucune photo d’elle.– Comment ça ?– Regarde toi-même. On dirait que tu fais le pitre en prétendant que tu es avec quelqu’un. Alex lui arrache son portable des mains. En visionnant toutes ses photos, son visage passe de la colère à la peur. On ne voit plus le visage ni le corps d’Emma comme s’il s’agissait d’un fantôme.– Bienvenu dans le club Alex. Dès que j’ai vu ton bracelet, j’ai immédiatement pensé que tu subirais le même sort.– Comment expliques-tu cela ?– Tu vas me prendre pour un farfelu si je te révèle ma version.– Quelle version ?– Bon, j’ai pensé à plusieurs théories. La première est celle de la magie, d’un sortilège, genre vodou. La deuxième est celle d’avoir vendu mon âme au Diable, ici incarnée en cette femme. La troisième est celle d’extraterrestres qui expérimentent la création d’êtres hybrides, de préférence avec des humains au fort QI. La même chose s’est passée avec mes photos avec Emma Duchamps.– T’es pas sérieux ?– Essaie d’enlever ton bracelet maintenant ?Alex essaie mais n’y parvient pas.– Comment expliques-tu cela ?– Ils nous ont choisis pour remplir une mission.– Comment le sais-tu ?– Ils communiquent avec moi parfois à travers les rêves. J’y prête attention et j’en prends note tous les matins.– Tout cela me semble fantasque. Et pourquoi m’as-tu demandé de garder sur moi le bracelet lorsque je t’ai rencontré ?– Telle était ma mission. On n’a qu’une semaine pour l’enlever. Après le bracelet est incassable et si jamais, je ne sais comment, on arrivait à le briser, on meurt. En contrepartie de notre collaboration avec les aliens et de notre silence avec les non-élus, c’est-à-dire le commun des mortels, le bracelet servant d’alliance nous apporte une ascension sociale sans limite avec tous les privilèges que cela comporte. Ceci dit, il faut maintenant que tu laisses cette femme tranquille ainsi que sa progéniture. – Alors pourquoi a-t-elle insisté pour j’accepte la paternité ? Tout ça ne fait pas de sens pour moi. – Ce sont des êtres beaucoup plus avancés que nous. Ils ne peuvent aller contre les lois universelles, contre la volonté des organismes peuplant notre galaxie. Une fois que l’enfant est accepté par le géniteur, ils n’ont plus besoin de lui. Si tu deviens trop encombrant le chef de mission, l’homme aux lunettes rondes t’envoie l’Ange de la Mort pour déclencher un incident. – Mais pourquoi créent-ils ces êtres hybrides ?– Je n’ai pas la réponse… À ton avis ?– Pour nous remplacer peut-être…– C’est fort possible, j’en ai bien peur. – Pourraient-ils nous voir comme une espèce dangereuse ? Mon Emma est végétarienne. Elle est horrifiée qu’on assassine les animaux qui partagent cette planète avec nous. Elle me répétait constamment que l’élevage des mammifères et la tuerie massive organisée était une pure barbarie violant les lois universelles.– La mienne disait que les humains par leur avidité et leur soif de pouvoir nous conduisaient vers le chaos, vers notre destruction et parfois elle plaisantait que les Hommes étaient si cupides qu’ils seraient capables du tuer toute vie extraterrestre si elle valait son pesant d’or.– Pas faux ! – Autre détail important, il t’est interdit désormais de te reproduire avec une terrienne ou mener une relation avec une non-élue. Il faudra que tu viennes te soulager chez moi grâce au massage taoïste. Je vais te l’enseigner et j’aimerais que tu fasses sur moi la même chose afin de me libérer de mes instincts.– Plus facile à recevoir qu’à donner…– Давай, ты можешь это сделать.– Quoi, qu’est-ce que tu as dit?Gary rougit. – Pardon, c’est du russe. Ça veut dire :”allez, tu peux le faire”. Et j’ajouterai que c’est simplement une technique à apprendre.– Tu parles russe ? – Je l’ai étudié quand j’ai passé une année sabbatique en Alaska avant d’aller à l’université. Mais, je n’y suis pas très bon.
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2018-2019
Depuis ce jour-là, pour le moins bizarre qu’on puisse dire, Gary et Alessandro se voient une fois par mois entre Londres et San Francisco. Leurs massages mensuels les libèrent d’un instinct ou d’un besoin qui souvent est source de déséquilibre chez les humains. Ainsi peuvent-ils se concentrer sur leur travail et leur ascension sociale. Gary occupe désormais la fonction de directeur du département de la santé pour l’État de Californie tandis qu’Alessandro est passé directeur des ventes pour dans multinationale pour laquelle il travaille.Alessandro finit par être convaincu par Gary. Il est persuadé que la planète est envahie progressivement par des êtres supérieurs venant d’une autre galaxie et que les humains seuls sont voués à l’autodestruction sans l’intervention des extraterrestres. Il est certain que la nouvelle espèce hybride apportera justice, paix, respect et partage des ressources avec les autres formes biologiques dans ce monde. Sa mission comme élu est de grimper sur l’échelon pour préparer le terrain aux hybrides lorsqu’ils auront atteint l’âge adulte. Il y a urgence car de nombreux pays se dirigent vers la ruine : la Russie et son impérialisme meurtrier, la Chine et son centralisme Han impitoyable, les États-Unis et sa cupidité nuisible, l’Afrique et son tribalisme destructeur, le Moyen-Orient et son dogmatisme religieux conquérant, l’Europe et son nihilisme, l’Inde et sa natalité galopante, l’Amérique latine et la violence du commerce de la drogue.
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[3] Mate est une expression masculine en anglais excessivement utilisée en Australie et à Londres. Elle veut dire plus ou moins de façon colloquiale et sympathique « mec » ou « pote ».