La cabale de San Francisco à Londres
Auteur : Pierre Scordia
MARS 2017 – SAN FRANCISCO
Du hublot, Alessandro admire la vue qu’offre la baie de San Francisco. Il s’étonne que les montagnes qui l’entourent soient aussi vertes. Il peut voir au loin l’horizon de la ville avec son skyline [1] si distinctif. La cité paraît féerique avec son brouillard qui voile son flanc ouest et ses deux magnifiques ponts gigantesques qui tentent de la retenir de la dérive car à tout moment elle risque de sombrer dans les profondeurs de l’insatiable Pacifique. San Francisco tient une grande partie de son charme à l’apocalypse qui la menace. La destruction totale de la ville en 1906 demeure dans la mémoire collective des habitants, menace qui peut être une quête du plaisir et de l’instant. La beauté du lieu, son architecture de style européen, sa haute culture, son influence asiatique et son économie de pointe font qu’elle attire à la fois les esthètes et les cerveaux du monde entier.Alex range son livre de science-fiction dans son sac pour mieux admirer la vue à l’approche de l’atterrissage.
Emma paraît satisfaite de l’enchantement de son nouvel ami. Les agents de bord semblent intrigués et quelque peu amusés par ce couple peu commun. L’homme est nettement plus jeune que sa compagne mais pas assez pour n’être autre que son amant. Les deux voyagent en classe affaires. Emma habitue son compagnon à un style de vie privilégié qui lui serait inaccessible sans elle. Elle le tient déjà dans une dépendance matérielle. À la vue des passagers entassés en classe économique, il est vrai qu’Alessendro est soulagé de ne plus connaître cette promiscuité pénible que sont devenues les classes économiques. Il apprécie les petits traitements attentionnés de l’équipage et surtout son siège spacieux où il peut s’allonger. Quelle belle amitié est-il en train de développer avec Emma !
À l’aéroport, ils prennent un taxi pour rejoindre leur hôtel au centre-ville. Pour le moment, il aime tout ce qu’il voit. Il trouve vraiment cool que les employés sur le tarmac de l’aérogare portent des shorts, des chemises courtes et des lunettes de soleil, de même que les facteurs et certains chauffeurs de bus et de taxis. Ils ne correspondent pas du tout aux stéréotypes sur les Américains. Les personnes qu’il croise sont minces, musclées, bronzées, bien coiffées et souriantes et il s’étonne de l’absence de McDonald’s, de Burger King et de Kentucky Fried Chicken. Serait-il possible que les Américains réservent la malbouffe à l’exportation ?Il aime les quartiers qu’il traverse en taxi. Il trouve charmantes les bâtisses blanches stylisées construites sur les nombreuses collines de la ville. Il est impressionné par la déclinaison des rues. Ce n’est pas la ville idéale pour le vélo apparemment. Quant aux fameux streetcars, les vieux tramways, ils donnent un air de belle époque à San Francisco. Qu’il aurait tant aimé grandir dans un si bel environnement ! Son visage est presque collé à la vitre du taxi, tel qu’un enfant émerveillé alors que sa compagne de voyage, Emma, est totalement absente, prise par ses affaires au téléphone. Elle tient une longue conversation dans une langue qui s’apparente au russe.
Le taxi les dépose à Union Square, au cœur du centre-ville. Malheureusement, les beaux palmiers que l’on retrouve d’habitude sur les guides touristiques ont été enlevés de la place pour des travaux importants. Le seul fond de décor pour le moment sont des camions, des blocs de béton, de petites grues et pour couronner le tout, il y a un bruit infernal. La bâtisse victorienne imposante qui se tient en face d’eux sur Powell Street est le Saint Francis, Lorsque les portiers approchent pour chercher leurs valises, Emma glisse à l’oreille d’Alessandro qu’elle veut cet hôtel parce qu’il est le seul à avoir survécu au terrible séisme de 1906.L’intérieur de l’hôtel est magnifique, les colonnes en marbre noir et les boiseries qui ornent le plafond sont impressionnantes. Jamais Alessandro n’aurait imaginé un style aussi raffiné dans l’ouest étasunien. Sa fascination pour l’Amérique s’interrompt quand le réceptionniste annonce qu’il y avait un malentendu en ce qui concerne la réservation, qu’une seule chambre a été attribuée au nom de Hoffman. Emma se tourne vers Alessandro.– Une erreur de Linda probablement. Ce ne serait pas la première fois que ma secrétaire se trompe. Elle a dû confondre deux lits pour deux chambres. Quelle sotte !– Vous pouvez me donner une autre chambre ? demande-t-elle au concierge.– Désolé Madame, l’hôtel est complet. – Ah bon ?– Oui, cette semaine, un important congrès de médecins se tient non loin d’ici.– Mince !– Attendez, il reste une suite, je crois. Vous voulez bien patienter. Je vais parler à mon manager.Cinq minutes plus tard, le préposé à l’accueil revient.– Madame Hoffman, je peux remplacer votre chambre par la suite. Ça vous irait ? C’est un peu plus d’espace.– Oui, merci. C’est parfait ! On se débrouillera. Arrivés dans leur suite, Alessandro remarque que les deux lits ne forment plus qu’un.
Avec beaucoup de tact et d’attention, Emma descend pour régler quelques affaires et elle lui suggère de se rafraîchir pendant ce temps. Elle lui laisse une bonne demi-heure pour se doucher et se changer. Quand elle revient, il est allongé sur le King Size bed et lit son livre de science-fiction.– Tu aimes vraiment ce genre de lecture, toi, intellectuel terminant un Ph.D.?– Qu’y a-t-il de mal à lire des bouquins légers mais passionnants ? J’adore tout ce qui est œuvre fantastique.– Tiens donc ! Tu crois aux extraterrestres ?– Oui, il est impossible que nous soyons seuls dans l’univers. Pour moi, c’est une évidence.– Intéressant. – Pas toi ?– Moi, je crois plutôt qu’il y a deux forces dans le monde. Je serais assez manichéenne.Elle lui sourit puis lui propose poliment d’aller prendre un pot dans le salon du grand hôtel et de l’y attendre le temps qu’elle se change elle aussi. Y aurait-il une certaine pudeur chez elle ? Ce serait peut-être un bon signe pour leur bonne amitié car trop souvent une aventure brise la complicité.
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Il est assis sur un fauteuil imposant en cuir marron et commande au serveur à l’allure très professionnelle un martini gin avec trois olives. Il est six heures et demie et un groupe de musiciens commence à jouer du jazz. Un vieil homme élégant vêtu d’un costume gris invite sa fiancée à danser. Elle a peut-être le même âge mais fait plus jeune que lui grâce à des probables liftings qui tendent un peu trop sa peau. Maquillée à outrance, elle porte une chemise écarlate et un pantalon argenté pour se faire plus aguichante. Elle se laisse mener et ne manque pas d’exprimer sa joie par un large sourire qui ne la quitte plus. Alessandro les observe. Ils paraissent amoureux l’un de l’autre. Que l’amour est beau surtout lorsqu’il est naissant ! Leur couple n’aurait-il pas encore connu la cruelle routine décennale qui tue la séduction ? À l’autre bout de la salle, deux beaux afro-américains costauds ressemblent à des chanteurs de rap. Leurs belles mains massives portent à chaque doigt une bague en or. Chacun à un diamant à une oreille. Tous les deux passent au moins une bonne dizaine de minutes au téléphone. Peu de temps après qu’ils ont posé leur cellulaire sur la table, ils conversent avec les deux belles blondes de la table d’à côté et finissent par les inviter à la leur. Le melting pot américain semble se mettre en marche sous les yeux d’Alessandro.
Emma ne descend qu’au bout de trois quarts d’heure ; temps utile puisqu’elle est splendide. Une robe en soie couleur de jade aux motifs de pivoines brodés en fils argentés moule son corps parfait. Cette tenue chinoise qui la démarque des autres clients et ses longs cheveux noirs la rendent irrésistibles. Son maquillage reste discret : une couche de rouge à lèvres légèrement orangé, un peu de fard à paupières vert et du crayon à sourcil noir qui ont pour effet d’intensifier ses belles pupilles froides. Elle s’assied juste à côté d’Alessandro et non en face de lui, ce qu’il trouve étrange. Elle prend un verre de vin blanc californien. Après quelques gorgées, elle lui demande sur un ton neutre et assuré :– Alessandro, est-ce que tu t’es posé la question pourquoi je t’ai invité à San Francisco?– Pour me remercier des deux journées de travail, répond-il innocemment.Elle le regarde de biais et sourit.– Pour deux petites traductions en italien? Lance-t-elle avec un petit éclat de rire. Ce serait cher payé, ne crois-tu pas ? Il rougit. La voilà qu’elle le met mal à l’aise. Il ne sait quoi répondre et reste maladroitement silencieux.– Tu n’as pas la moindre idée? Insiste-t-elle.Il redresse la tête et s’efforce de répondre :– Pour avoir du temps à nous…– Il hésite un peu, mais elle l’encourage par un hochement de tête.– …de sorte que nous puissions mieux nous connaître et… que nous développions une amitié sincère.– Oui… et…– C’est tout! Se hâte-t-il à conclure.– Il y a autre chose.– Ah bon? Il plonge son regard vers le fond de son verre, le prend et boit d’une traite le reste du contenu.– Tu veux un autre verre ?– Oui, merci.
Elle fait signe au serveur en montrant leurs verres. « La même chose, s’il vous plaît ».Ils écoutent la chanteuse de groupe qui vient de commencer une reprise de Diana Krall « Let’s fall in Love [2] ». Le serveur revient avec leur consommation. A la fin de la chanson, leur conversation reprend.– Alessandro ?– Montre-moi tes beaux yeux bleus !Il lui obéit et se redresse.Alessandro, la première fois que je t’ai vu, j’ai eu immédiatement le coup de foudre. Je l’avoue et j’aimerais que tu te donnes complètement.
Alessendro boit une lampée de son martini gin. Son cœur bat la chamade et il sent une légère pression sur sa nuque tellement le stress l’envahit. « Che imbecille sono! » se dit-il.– Alors?– Alors, ce n’est vraiment pas possible.Elle se fige.– Et pourquoi ?– C’est compliqué… – Oh, ne me dis pas… tu es pédé ? – Si seulement… – Alors tu es marié ? Une copine ?– Non plus.– Je suis perdue. Je ne vois pas quel est le problème ? Je te ne plais pas, c’est ça ?– Si, je te trouve jolie. Ils se regardent.– Oh non ! Serais-tu impuissant ?– Je ne crois pas. – Explique-moi.– Je suis tout simplement asexuel.– Asexuel… Vraiment ? Oh, ça alors ! Aucun désir chez toi ? Tu ne te masturbes jamais ?Il rougit– Ne me dis pas qu’un aussi beau gosse comme toi soit toujours puceau ? – Non… J’ai… essayé les deux à vrai dire, femme et homme… Mais l’échange de fluide me dégoute un peu à vrai dire… que ce soit le baiser ou l’acte sexuel. L’amour platonique me convient mieux. – C’est sans doute ce qui te rend spécial à mes yeux. – Je suis content de te l’entendre dire. Elle sourit et se racle la gorge.– Je risque te paraître excessive mais la franchise à mes yeux est importante. Alessandro, je veux tout ou rien. Ton amitié ne m’intéresse pas.
Il finit rapidement son deuxième verre. Elle lui en commande aussitôt un troisième pour se détendre et elle le prie de lui raconter le sujet de sa thèse. Il essaie de retrouver la cohérence dans ses idées car le trouble est fort. Il finit par lui parler de Machiavel. Ce qui le surprend le plus est qu’Emma est totalement concentrée et montre un intérêt pour le thème de sa recherche. Elle est d’une maîtrise époustouflante. Elle lui bombarde de questions sur les conséquences de la publication du Prince en Italie et en Angleterre si bien qu’il redevient lui-même.À la fin de son troisième verre, il se sent plus léger, voire euphorique. Quant à Emma, elle devient plus drôle. Elle se livre en lui racontant des histoires comiques qui lui sont arrivées avec des clients et des juges. Ensemble, ils rient de bon cœur, aussi lui propose-t-elle d’aller dans un très bon restaurant végétarien qu’elle connaissait dans le quartier chinois.
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Le quartier chinois n’étant pas trop loin d’Union Square, ils y vont à pied. La ville lui semble magique avec ses vieux trams, ses rues en forme de montagnes russes. Par contre, il est surpris par le nombre de sans-abris dans la ville. Est-ce cela le miracle californien ? Il faut dire que les loyers sont devenus hors de prix dans cette cité prise d’assaut par les jeunes entrepreneurs travaillant dans le secteur des réseaux sociaux et des nouvelles technologies. La plupart votent à gauche même s’ils vivent dans leur petite bulle, totalement détachée de la réalité : des inégalités entraînées par la gentrification de la ville.Mais San Francisco lui paraît à la fois multiculturelle et excentrique. Devant eux, au coin d’une rue, il voit descendre du tram un homme habillé d’une cape et d’une capuche noires avec une démarche lourde. On aurait dit l’Ange de la Mort. En le voyant, un frisson lui traverse les épaules. L’homme grimpe la côte et disparaît. Sur la même rue, Emma et Alessandro passent devant une pharmacie chinoise. Emma lui demande de l’attendre là, le temps qu’elle fasse une petite course.Il patiente quelques minutes, observe les passants, les boutiques, les lanternes rouges suspendues au-dessus de la rue. Puis, il baisse les yeux en direction de la chaussée, tout près du trottoir, il voit un objet que le coucher de soleil fait briller. Curieux, il s’en approche et découvre qu’il s’agit d’un magnifique bracelet masculin, fait d’argent et d’or. Il le ramasse, l’examine et le trouve ravissant. Il l’accroche à son poignet. Il lui va à merveille et décide de le garder. Un sentiment de confiance le gagne.Quand Emma sort du magasin, il lui fait un grand sourire.
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A leur retour du restaurant, Alessandro voit un seau de champagne sur la table basse du salon de leur suite d’hôtel. Tous deux s’installent sur le canapé en cuir. Elle lui demande d’ouvrir la bouteille de Cristal, ce qu’il fait. Ils portent un toast à leur rencontre puis sans transition, Emma lui décrit sa situation familiale. Elle lui confie subir un affreux chantage de son ex-mari qui essaie de la détruire ; les deux se disputent la garde de leur fille. Elle avoue qu’elle se sent parfois seule et découragée et que le rôle de femme forte l’épuise. C’est à cet instant que l’impossible se produit : Emma pleure. Jamais Alessandro n’aurait imaginé de voir cette avocate apparemment de renommée internationale craquer sous ses yeux. À cet instant, elle semble si fragile. Il ne sait que faire pour la consoler… Emma jette un coup d’œil furtif sur Alessandro. Elle se reprend et s’excuse. Elle lui demande d’aller chercher la boîte de kleenex qui est sur le lababo dans la salle de bains.
Quand il revient avec la boîte, il la lui tend, mais elle saisit son autre main et le conduit vers elle.– Je t’en prie.Elle prend la boîte et sèche ses quelques larmes.– Il fait un peu chaud ici, tu ne trouves pas ? – Oui, en effet, il fait un peu chaud. – Tu devrais enlever ta chemise? dit-elle.
Alessandro a à peine le temps de lui répondre qu’elle la déboutonne. Il la laisse faire. Elle caresse du bout des doigts son torse puis son ventre. Sans qu’il réfléchisse, il la conduit vers le lit et s’y allonge. Il aime la façon dont elle touche son corps, si sensuelle, très différente des autres expériences. Elle pose doucement ses lèvres sur les siennes et les embrasse lentement et délicatement, loin du grand baiser passionné – tant mieux, pense-t-il, moins de fluide.Elle décroche sa ceinture, sa hardiesse le surprend. Elle glisse sa main. Elle le masse doucement tout en le stimulant. Elle approche ses lèvres de son oreille gauche et souffle dessus. Elle remonte sa robe et se met sur lui. Il sent son sexe doux, chaud et humide sur le sien. Avant d’aller plus loin, il lui demande d’attendre, il veut une capote. Elle lui répond de ne pas s’inquiéter, qu’elle est saine, qu’elle a confiance en lui et qu’elle le désire tout entier. Elle l’accueille dans son ventre et Alessandro se donne complètement. Surpris, il rencontre du plaisir dans ce contact, il pose les mains sur les hanches d’Emma, puis sur ses seins. Par la suite, il se retire pour mieux la déshabiller et se positionne au-dessus d’elle pour mieux la dominer. Il ne comprend pas ce qui se passe car il n’est pas amoureux mais il la désire ardemment.Les barrières de la timidité et de la retenue tombent à mesure que les minutes passent. Il finit par la prendre tel qu’un objet, jusqu’à ce qu’il sente un plaisir intense envahir possession de son corps. Il pousse un cri violent. Elle jouit en même temps. Il l’enlace de toutes ses forces et un sentiment de victoire le gagne.Finalement, Alessandro qui se pensait supérieur aux autres êtres humains notamment par son intellect réalise somme toute qu’il ne fait pas exception. Le plaisir de la chair vient troubler son sens de la raison. Quant à Emma, de sa carapace de personnage féminin fort et distant sort une femme vulnérable et aimante.
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Voilà que sa vie prend une nouvelle tournure. Sans qu’il l’ait souhaité, il est devenu l’amant d’une femme plus âgée et qui plus est, mère d’une petite fille. Les mauvaises langues pourraient le qualifier de gigolo. Il est vrai que la nature lui a donné un physique avantageux avec ses 1m 84, ses lèvres charnues, son nez droit et surtout ses yeux bleu clair qui contrastent avec sa belle chevelure brune et frisée. Il a le physique du beau gréco-romain tel qu’on pourrait le voir sur les bustes antiques ou les fresques colorées de Pompéi qui nous sont restées. Pourtant, il ne s’est jamais senti jusqu’à présent particulièrement beau et c’est justement ce manque d’assurance qui le rend encore plus charmant. L’humilité demeure un trait de caractère plus agréable que la vanité, surtout en Angleterre.Emma n’est pas mal non plus dans son genre. Elle est le parfait mélange eurasien, de mère taïwanaise et de père autrichien mais ayant grandi en Angleterre. Comme de nombreux gens brillants ayant réussi socialement, elle est devenue directive, impatiente, incisive mais terriblement efficace.Emma et l’Italien se connaissent depuis peu. Il se sont rencontrés il y a trois mois, en décembre, lors d’un cocktail à Soho House en plein cœur de Londres.
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