Aphrodite, née à Chypre…
Autrice: Mireille Michel
Il est au sud-ouest de la côte chypriote, près de Paphos, trois rochers du nom de Petra Tou Romiou. Entre eux serait née une Aphrodite bien plus ancienne que l’Aphrodite athénienne dont nous parlent les mythes grecs. Une Aphrodite bien plus redoutable et complexe dont les textes anciens, souvent contradictoires, ont en commun de ne faire qu’en partie allusion à ses formidables pouvoirs, tant elle a pu leur inspirer crainte et méfiance. Aphrodite, déesse de l’amour ? Oui, tant que les forces de l’amour ne sont pas dissociées de celles de la création et de la destruction engendrant ses ravages. Faites l’amour et la guerre réclame en effet la déesse chypriote dont la naissance et les liaisons tumultueuses attestent aussi d’une férocité que la blanche écume du mythe de son éclosion dans son appareil le plus tendre tend à voiler. Mais après Hésiode, l’un des premiers à en parler, comment oublier dans la coquille dont elle aura émergé l’ombre plus sinistre des parties génitales du dieu Ouranos. Son fils Chronos, lassé du chaos auquel présidait son père, les lui aura arrachées et les aura jetées dans ces eaux mythiques dont Aphrodite sera le formidable fruit.
Et si Homère préfère en faire la fille de Zeus et de Dione et la voir pleurer sur les genoux de sa mère peut-être est-ce pour apaiser la représentation si troublante de celle qui, toujours insatiable, fera dans le feu et l’orage naître et briser passions et alliances, chez les mortels comme chez leurs dieux. Mariée à Héphaïstos/Vulcain dieu des forges mais sulfureuse amante d’Arès/Mars dieu de la guerre, Aphrodite/Vénus aura assuré par son association au premier la fertilité des terres, et celles de Chypre en cuivre notamment. Mais au nom de l’amour, elle aura aussi fait couler plus de sang que son guerrier amant dans toute l’histoire des guerres grecques dont elle se sera mêlée.
Ses soeurs aînées venues du Proche Orient nous en disent plus long de sa naissance et de sa vie sur Chypre. Elles s’appellent Athtart la Mésopotamienne, Ishtar/Inanna la Sumérienne et Ishara la Méso-syrienne. Tour à tour et tout à la fois déesses de la guerre et du sexe, la nudité frontale au bras armé, leurs pouvoirs de création et de destruction sont inséparables et prévalent sur leur attribut de fertilité. La sexualité est chez elles un pouvoir à part entière et non seul moyen d’assurer la reproduction. D’Inanna, l’appétit est tel que, ce que la déesse reçoit dans l’amour, elle le détruit aussitôt pour mieux pouvoir désirer. Ishtar, pour sa part, brandit et revendique la coupe de ses seins et de sa vulve pour se repaître de « la crème de l’homme ». Athtart, la plus archaïque, symbolisée par un cône de pierre est quant à elle « la déesse féconde mais pas enceinte ». Ce sont elles qui donnèrent naissance à Kypris, l’Aphrodite chypriote armée de cette complexité d’attributs, sexualité, fertilité, martialité, dont la combinaison dynamique évoque son pouvoir suprême sur les cycles de la vie par l’amour et la mort. C’est sous l’influence de Kypris que les Grecs finiront par représenter l’Aphrodite athénienne armée.
Sur l’île de Chypre, Kypris s’appelle Wanassa, c’est à dire « la maîtresse », ou l’amante au pouvoir. Doublement armée de son savoir martial et sexuel, elle promeut la prostitution comme art sacré. Et l’on doit à Hérodote, dans ses Histoires de la Grèce, d’avoir relevé à Chypre des témoignages de rituels de prostitution sacrée rendus à Paphos en hommage à Wanassa (d’où son autre nom de Paphia), qui nous renvoient encore à l’influence sur son culte de ses soeurs orientales. Ces rituels s’inspiraient ainsi d’une coutume babylonienne selon laquelle de jeunes vierges venaient s’offrir dans le sanctuaire de la divinité à des étrangers avant de se marier. Est-il besoin d’une meilleure illustration du culte rendu aux pouvoirs d’une sexualité anarchique indépendante aussi bien que propice à la fertilité ? Comme preuve de la dimension sacrée de tels rituels face aux mystères de la création, on soulignera la présence de prostituées parmi les prêtres des temples de Wanassa/Paphia (à l’époque romaine, les initiés au sexe offraient à la déesse une pièce d’argent symbolique en retour de laquelle ils recevaient un phallus de pierre et un ballot de sel).
La déesse nue au bras armé, dont l’appétit était insatiable, allait, comme ses soeurs orientales avant elle, de conquête de terre en conquête de coeur. Elle se préparait longuement à l’attaque dans les eaux parfumées de son sanctuaire, puis le sein paré de lourds colliers et le sexe voilé d’or, elle quittait Paphos pour lancer son char à l’assaut de charnelles aventures. Elle y rentrait enfin reposer son corps guerrier que venaient à chaque retour recevoir les vierges séductrices. Ses forces recouvertes, elle allait et venait encore, dans un cosmique coït ininterrompu, entre le reste du monde et son sanctuaire.
Parmi ses fidèles, hommes et femmes confondus, l’archéologie et les textes anciens nous apprennent que tous se livraient aussi à des rituels de travestissement soulignant l’importance de la célébration de la bisexualité dans son culte. Si pas à Paphos même, on a trouvé dans ses autres sanctuaires chypriotes, la trace de statues à barbe de la divinité portant robe, sceptre en main ; de buste masculin et de sexe féminin ou parfois le contraire. Ces traces uniques à Chypre de représentations bisexuelles ont été interprétées par Mircea Eliade comme la célébration mythique d’une androgynie primordiale précédant à la séparation des sexes et des genres. Ces rituels d’androgynisation symbolique auront ainsi figuré un retour à la plénitude d’un tout de la pré-création. De même que de nombreux mythes sur Chypre entretiennent l’inceste comme variante de la célébration de l’androgynie où s’accoupler avec sa progéniture assure de maintenir le rapport de deux-en-un (même). Peut-être le mythe même de la fondation du sanctuaire de l’Aphrodite chypriote à Paphos expose-t-il le mieux la complexité de tous les cultes qui lui y étaient rendus. Ainsi Kyniras prêtre favori/ amant de l’Aphrodite chypriote et fondateur à Paphos de son sanctuaire aura été à son insu séduit par sa fille Myrrha De leur union incestueuse sera né Adonis, dont se sera, après avoir puni Myrrha, éprise Aphrodite (certains mythes font d’Adonis directement son fils). Avec lui, la déesse se sera sur terre accouplée six mois de l’année (une fois Myrrha éliminée, la dimension incestueuse de la figure maternelle d’Aphrodite amoureuse de la progéniture de son amant n’est-elle que renforcée ?). Les autres six mois de l’année, Adonis aura été l’amant de Perséphone aux enfers (un temps de séparation de son union d’avec Aphrodite ou la figuration de la séparation nécessaire au ré- aménagement de l’union ?). De plus, la double représentation bisexuelle d’Aphrodite et d’Adonis/Eros est dynamique et polymorphe: elle tient pour la double nécessité que deux sexes soient en présence et qu’ils s’unissent afin de pouvoir créer, progénitures et/ou plaisirs. Enfin, si l’on peut voir le moment de l’accouplement comme une expression du retour à l’unité, celui de la séparation des corps marquerait le début d’une gestation préliminaire tant à la génération de nouvelles vies qu’à celle d’une forme de vie très particulière : l’indomptable désir.
A peine née d’une écume sanglante, plongeant déjà au tréfonds des pulsions qui menèrent à sa création dans l’agitation, la voilà notre Aphrodite. Féroce déesse des forces primordiales présidant à toutes les formes de création, Aphrodite Pygmalionne sous la barbe de Zeus ?
FORMIdea Paris, le 3 septembre 2015.