La restitution du Maine en 1448 : l’erreur stratégique des Anglais

En décembre 1445, le roi Henry VI consent à restituer le Maine à son beau-père, René d’Anjou, afin de parvenir à un accord de paix avec la France qui en échange lui promet l’alliance à perpétuité du duc d’Anjou et de son fils et une trêve de vingt ans  avec le roi Charles VII. Selon l’entente, la restitution doit se faire au plus tard le 20 avril 1446.[1] Cet arrangement qui a pour objectifs de démontrer l’adhésion du roi d’Angleterre à la paix et de faciliter une rencontre entre Henry VI et Charles VII, aura en fin de compte l’effet inverse escompté. Il divise l’aristocratie anglaise en deux sortes de factions – celle pour la paix et celle contre la paix (qui ne veut pas dire pour autant favorable à la guerre[2]) – et fragilise la trêve. Les Anglais de France sont hostiles à cet accord qu’ils considèrent comme un acte de trahison de la part du pouvoir royal. La restitution du Maine est perçue comme une fragilisation de la sécurité militaire de leur duché normand.[3] A cette déception s’ajoute celle concernant l’arrestation et la mort suspecte du duc de Gloucester, principal opposant à la politique royale.[4] Enfin, la mise à l’écart du très populaire duc d’York, qu’on envoie en exil en Irlande comme lieutenant-général, n’inspire que méfiance. À sa place, le roi nomme Edmund Beaufort au poste de lieutenant-général de Normandie et gouverneur de France en décembre 1446. Dans un tel climat de suspicion, l’arrivée d’une reine française à la tête du pouvoir ne fait qu’accentuer les tensions, même si Marguerite d’Anjou n’occupe pas un grand rôle politique pendant les premières années de son règne.[5]

Tous ces facteurs ralentissent la restitution du Maine. Au vu de tous, Henry VI manque d’autorité pour faire respecter sa volonté. Même les deux commissaires qu’il dépêche sur place afin de superviser le retrait des troupes anglaises, Matthew Gough et Fulk Eyton, se montrent réticents à l’idée de céder aux Français cette région stratégique. Edmund Beaufort a aussi quelques hésitations.[6] En mars 1448, Charles VII, impatient et exaspéré, envoie une armée de six ou sept mille hommes mettre le siège devant Le Mans, ce qui force au final les Anglais à obtempérer et à évacuer la ville en dépit de leur hostilité.[7]

Carte de la France et des Pays-Bas bourguignons en 1444

Dépendance anglaise et vassalité bretonne

La remise de la ville aux Français tombe au plus mal pour les Anglais car, vingt mois plus tôt, leur puissant allié, Gilles de Bretagne est arrêté (en juin 1446). Or les Anglais comptaient sur son influence en Bretagne pour consolider leur mainmise sur la Normandie.[8] Pour parer à cet ennui, ils dupent les Français le soir même de la restitution du Mans, le 29 mars 1448, en nommant explicitement le duc de Bretagne allié et vassal d’Henry VI sur le renouvellement de la trêve anglo-française. Lors des échanges des documents, les Français pressés de prendre la ville les signent sans prendre la peine de les lire attentivement. Grâce à ce subterfuge qu’André Bossuat qualifie de « ruse enfantine[9] » et Bourdeaut de «fourberie[10] », les Anglais espèrent forcer François 1er à libérer son frère, sous peine de se voir confisquer ses biens.

Cette version de l’histoire pour le moins surprenante est celle du traité politique intitulé Pour ceque plusieurs, aussi connu dans l’historiographie sous le titre Pretensions des Anglais à la Couronne de France.[11] Ce traité a été rédigé par un auteur anonyme en 1464. Il est donc possible que cette version de la supercherie du Mans soit une invention commanditée par les Valois et que les Français aient bien connu le contenu de ce qu’ils ont signé.  Selon Wolffe, Louis XI – régnant sur la France cette année-là – cherchait à nier tout droit d’Edward IV sur le trône de France et sur le duché de Bretagne.[12]

Selon l’historien britannique P.S. Lewis, les traités politiques du XVe siècle, tels que Pource que pluseurs ou Audite celi que loquar de Juvénal des Ursins du côté français et The Boke of Noblesse de Worcester du côté anglais, sont des documents de propagande royale qui consistent à contrer les prétentions de l’ennemi sur la Couronne de France. Leur dessein est de convaincre le plus de monde possible dans toute la chrétienté grâce à la publication en deux versions, l’une en latin et l’autre en langue vulgaire.  Pource que pluseurs offrent au lecteur une multitude d’arguments juridiques qui empêcheraient les Plantagenêt, les Lancastre et les York d’accéder au trône de France et qui discréditeraient davantage l’honneur de la maison Lancastre – manière de légitimer la poursuite de la guerre par Charles VII – le tiers du volume est consacré à la prise de Fougères par les Anglais, événement déclencheur de la rupture de la trêve militaire.[13] D’après Lewis, ces traités contribuent à former un sentiment identitaire national parce que, conclut-il, l’issue de la dispute anglo-française ne peut arriver que par une guerre entre deux nations.[14] 

Incertitude historiographique

Que pouvons-nous conclure sur ladite supercherie du Mans ? Elle reste incertaine quoiqu’elle constitue jusqu’à présent l’explication la plus logique. Il est difficile de croire que les Français ont pu concéder de plein gré leur suzeraineté sur la Bretagne, à moins qu’ils n’aient voulu tromper l’ennemi dans le but de faciliter la reddition de la ville du Mans. La vraie supercherie est sans doute la revendication anglaise sur la vassalité du duc de Bretagne sans que celui-ci soit consulté. On s’étonne que François Ier ait pu être nommé sur les documents anglo-français de Lavardin comme l’allié et le vassal à la fois d’Henry VI et de Charles VII.[15] Il est tout aussi bien possible que les Français aient décidé de se contenter de l’hommage rendu par François Ier à Charles VII lors de leur rencontre à Chinon. Comment l’Angleterre pourrait-elle ignorer cette nouvelle allégeance bretonne ? 

Militarisation de la frontière anglo-bretonne

Après leur retraite du Maine, les garnisons anglaises s’installent en Normandie le long de la frontière bretonne où elles viennent grossir les effectifs militaires déjà en place. Elles renforcent les fortifications des villes frontalières de Saint-James-de-Beuvron et de Mortain, fortifications qui font d’ailleurs l’objet de protestations de la part de François 1er et de Charles VII. Cette militarisation est contraire aux clauses de la trêve de Tours[16]  et le roi de France envoie son héraut auprès d’Henry VI pour s’en plaindre.[17]

Les Anglais estiment qu’il n’y a pas de violation de la trêve puisqu’ils ne considèrent pas la Bretagne comme un fief français. Ils s’aventurent sur un terrain glissant en abordant le statut juridique de la Bretagne, peut-être espèrent-ils brouiller les relations entre le roi de France et le duc de Bretagne. On sait trop bien que la question de la suzeraineté est à l’origine de nombreux conflits entre les Valois et les Bretons, ce qui peut expliquer la prudence ou l’ambiguïté dans la lettre de Charles VII adressée à Henry VI. Le roi de France justifie sa plainte tant par la proximité de Saint-James-de-Beuvron du Mont-Saint-Michel que par celle de la Bretagne, sachant que la souveraineté du roi sur Mont-Saint-Michel n’est point disputée par les Montfort.

Les activités militaires anglaises ne présagent rien de bon pour le duché de Bretagne : John Talbot, le chevalier le plus populaire, est nommé gouverneur de la Basse Normandie ; le très redouté mercenaire, François de Surienne, obtient l’octroi de la ville et du château de Condé-sur-Noireau qui se trouvent sur la route de Fougères et depuis qu’ Edmund Beaufort, nouveau duc de Somerset, est nommé lieutenant-général de la Normandie, les ambassadeurs français se plaignent de la multiplication des troubles frontaliers.[18] Tout laisse à penser que les Anglais préparent une offensive.[19]

Dépendance accrue aux plans militaire et économique

Il est important de rappeler que la Bretagne est essentielle pour la Normandie anglaise du fait de sa neutralité et de ses échanges commerciaux. Mais dans les années 1440, cela ne suffit plus car l’Angleterre a désormais besoin d’un allié obéissant, indéfectible et ennemi des Valois, afin de conserver son emprise sur le duché normand[20] dont la situation est fragilisée par la perte du Maine. Or, comme les Lancastre sont brouillés avec la puissante Bourgogne, il ne leur reste plus que la Bretagne, duché relativement puissant pour l’aider de manière significative contre toute offensive française, mais pas assez pour lui résister en cas de refus.

Arthur de la Borderie affirme qu’en 1447 les Anglais préparent un projet d’invasion de la Bretagne, abandonné par la suite parce qu’il est découvert par les Français et les Bretons.[21] Bourdeaut mentionne aussi qu’un complot anglais aurait été tramé la même année. Il raconte qu’un certain Camus (il s’agit en fait du fameux Lord Camoys) prépare une expédition militaire contre la Bretagne pour délivrer le prince Gilles. Ce stratagème échoue car il est décelé par le duc d’Alençon et par Louis d’Estouteville, Gouverneur du Mont-Saint-Michel.[22] Il est regrettable ici que Bourdeaut omette la source d’où il aurait tiré ce renseignement. Quant à La Borderie, il réfère aux écrits de Lobineau, Morice et de Taillandier[23], mais il reconnaît dans son travail que le document servant de preuve dans le recueil de Morice est un extrait de compte du trésorier et receveur général de Bretagne, document qui reste très vague, il ne mentionne nullement le nom de « Camus ».[24]

Selon les historiens britanniques Keen et Daniel, les Anglais ont fortement besoin de l’alliance bretonne. Pour l’obtenir, ils ne trouvent rien de mieux que de s’inspirer de l’expérience fructueuse d’Edward III, expérience qui consiste à déstabiliser le duché en créant un puissant parti anglophile. Ils espèrent qu’en délivrant Gilles de Bretagne, ils formeront un mouvement anti-français dans tout le pays, comme ce fut le cas pendant la guerre de Succession de Bretagne où le roi Plantagenêt avait apporté son soutien à Jean de Montfort. Malheureusement pour les Lancastre, cette stratégie se révélera maladroite et désastreuse.[25]

Par contre, d’après Griffiths, les Anglais visent surtout la nouvelle alliance franco-bretonne ; délivrer à tout prix le frère du duc de Bretagne[26] n’a pas la primauté.

Notes de l’auteur

[1] Griffiths, R.A. The Reign of King Henry VI. Londres, Ernest Benn, 1981, 495 ; Wolfe, B. Henry VI. Londres, Methuen, 1981, 188-189 ; Ferguson, J. English diplomacy. 1422-1461. Oxford, 1972, 28-29.
[2] Maurice Keen souligne à ce propos qu’il ne faut pas diviser l’aristocratie anglaise en deux partis – celui contre la guerre versus celui pour la guerre – surtout depuis la parution des travaux d’Allmand et de Massey [Massey, « The land Settlement in Lancastrian Normandy… » in Pollard, Property and Politics, 1984]. Selon Keen, Sulfolk et Beaufort sont loin d’être partisans de la capitulation face aux Français. Ils sont favorables à un compromis parce qu’ils sont tout simplement plus réalistes de la situation sur le terrain. Keen, « The End of the Hundred Year War: Lancastrian France and Lancastrian England », in M. Jones & M. Vale (ed.), England and her Neighbours, 1066-1453. Essays in honour of Pierre Chaplais. Londres & Ronceverte, The Hambledon Press, 1989, 308.
[3] Griffiths (1981), 494-495 ; Ferguson, 29.
[4] Le duc de Gloucester est arrêté et accusé de fomenter un complot contre le roi. Il est retrouvé mort dans sa cellule le 23 février 1447. Selon les chroniqueurs français et bourguignons, Gloucester aurait été assassiné sous l’ordre de Suffolk. Basin, ii, 166-168 ; Escouchy, 114-119. Wolfe estime que le duc est sans doute mort de désespoir devant sa situation humiliante ; son honneur avait été fort atteint par l’arrestation et l’emprisonnement de sa femme, Eleanor Cobham, accusée de sorcellerie. Wolfe, 126-128 & 166-168 ; Griffiths (1981), 496-498.
[5] Selon Lee, Marguerite d’Anjou désire que le comté du Maine retourne à son père et elle adhère à la politique de paix parce qu’elle en symbolise la concrétisation. Cependant, il faudra attendre la naissance de son fils pour qu’elle s’implique vraiment dans la politique du pays. Voulant protéger désormais les intérêts de sa famille, elle prend les rênes du pouvoir lorsque l’état mental de son mari se dégrade. Elle devient vite impopulaire en raison de sa participation décisive dans la restitution du Maine aux Français, de ses activités politiques en Angleterre, de ses dépenses et de sa pauvre dot apportée à la Couronne. Or, en cette fin de Moyen Age, on attend d’une reine qu’elle procrée un héritier, qu’elle soit juste et honnête avec ses débirentiers, qu’elle vive uniquement des revenus tirés de sa dot et qu’elle s’abstienne de s’ingérer dans la politique du royaume. Patricia-Ann Lee, « Reflections of Power: Margaret of Anjou and the Dark Side of Queenship », Renaissance Quarterly, 39 (1986), 186-191. Sur la restitution du Maine, voir la lettre d’Henry VI annonçant à Charles VII la cession du Maine à la Maison d’Anjou (28 juillet 1447), in Basin-Quicherat, Histoire des règnes de Charles VII et de Louis XI par Thomas Basin, J. Quicherat (éd.), Paris, Renouard, t. iv, 1849, 286-289.
[6] Rymer, T. Foedera, conventiones, litterae et cujuscumque generis acta publica, inter reges Anglia et alios quosvis imperatores, pontifices, principes vel communitates. A & J. Chruchill, Londres, 1704-35, xi, 204 & 215 ; Escouchy, M. Chronique de Matthieu d’Escouchy. G. du Fresne de Beaucourt (éd.), Paris, Renouard, 1863-64, i, 128-132 ; Griffiths (1981), 500-503 ; Pollard (1983), 63.
[7] Griffiths (1981), 499-504.
[8] Keen & Daniel, « English diplomacy and the sack of Fougères in 1449 », History, 59 (1974), 386.
[9] Bossuat, A. Perrinet Gressart et François de Surienne, agents d’Angleterre. Paris, E. Droz, 1936. 310.
[10] Bourdeaut, A. « Gilles de Bretagne entre la France et l’Angleterre », M.S.H.A.B., 1 (1920), 101.
[11] Pretensions, 90-91. Keen & Daniel, 387 & 388. Voir aussi Lewis (1965), 13-14.
[12] Wolffe est l’un des rares historiens à réfuter la thèse de la supercherie du Mans. Selon Wolfe, la vassalité du duc de Bretagne envers Henry VI est mentionnée par les Anglais dans le traité de Lavardin, traité conclu le 11 mars 1448, trois jours avant la restitution de Mans. [Wolffe a pour sources : Tallandier, 21 et French Rolls, 36, Hen. VI, m.6. 6 April 1448]. In Wolffe, 202-203.
[13] Pretensions, 88-117 ; Lewis (1965), 1-21.
[14] Lewis (1965), 21.
[15] Rymer, xi, 199 & 206.
[16] Escouchy, i, 132-133.
[17] Stevenson, J. (éd.), Narratives of the English Expulsion from Normandy. Rolls Series, 1863, 209-220.
[18] Stevenson (1861), i, 245.
[19] Keen & Daniel, 377-378.
[20] Pollard (1983), 62-63.
[21] La Borderie (1904), 158-159 ; La Borderie (1906), 345.
[22] Bourdeaut, 102.
[23] Taillandier, 17. Voir aussi dom Lobineau, Histoire de  Bretagne, i, 629-639, in La Borderie (1906), 345.
[24] Dom P.H. Morice, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire ecclésiastique et civile de Bretagne. Paris, 1742-1746 [réimprimé en 1968, Farnborough, Gregg International Publishers], 3 vol., ii, 1411.
[25] Keen & Daniel, 389.
[26] Griffiths (1981), 510.




Pierre Scordia

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