Le Pape Eftim et le rêve d’une Eglise orthodoxe turque

Auteur : Rinaldo Tomaselli

En marge des peuples turciques chrétiens en Turquie ou ailleurs, il existe une communauté nationale turcophone de rite orthodoxe byzantin. Cette Eglise n’est pas proprement-dite « ethnique », mais plutôt turque dans le sens républicain du terme. Elle a été créée en 1921 dans l’idée de gommer le caractère ethnique de l’orthodoxie ottomane et d’éviter une expulsion d’Anatolie de tous les orthodoxes y compris des Turcs. Avec le concours des Républicains d’Ankara qui voyaient dans le patriarcat d’Istanbul un véritable fer de lance du gouvernement d’Athènes, 72 religieux fondèrent en novembre 1921 l’archevêché turc orthodoxe indépendant à Césarée (Kayseri).

Plaque indiquant la fondation de l’Archevêché d’Istanbul de l’Eglise Anatolienne orthodoxe

Un prêtre ankariote proche d’Atatürk, Pavlos Karahisarithis, né à Maden (province d’Ankara) en 1884, fut intronisé archevêque sous le nom d’Eftim. Il prétendait représenter 400 000 orthodoxes turcophones d’Anatolie (les Karamanides), sur les 1,5 million d’orthodoxes qui y vivaient à cette époque.

Eftim avait déjà participé à la première assemblée nationale des Républicains turcs en avril 1920 où il était censé représenter les Turcs orthodoxes de toute l’Anatolie (Umum Anadolu Türk Ortodoksları Cemaatleri). L’objectif commun non avoué des Républicains et de l’archevêché de Césarée était le remplacement du patriarcat de Constantinople par un patriarcat national turc sans rôle international et sans base ethnique, avec la langue turque en liturgie au lieu du grec. Pour les Républicains c’était le moyen de se débarrasser une fois pour toutes, des patriarches qui avaient prouvé tant de fois leur penchant pour le royaume de Grèce dès sa création en 1829, voire pour la « Mega Idea » (rattachement de tous les territoires où vivaient les Hellènes à la Grèce).

En juin 1923, les partisans d’Eftim prennent d’assaut le patriarcat grec de Phanar. La police intervient et le patriarche grec Mélèce IV Métaxakis (Meletios) est rétabli, mais quitte Istanbul le 10 juillet et se replie au Mont-Athos. Le traité de Lausanne stipulant l’échange des populations entre la Grèce et la Turquie est signé le 24 juillet. En septembre, poussé par le gouvernement grec et le clergé, Mélèce IV Métaxakis abdique. Le 2 octobre, alors que le Saint-Synode est rassemblé au patriarcat du Phanar, Eftim et ses disciples envahissent le palais. Il se proclame patriarche (pape) de « toutes les communautés orthodoxes » (Bütün Ortodoks Ceemaatleri Vekil Umumisi).

Le pape Eftim Ier :
« Je ne suis pas l’ami turc, je suis Turc fils de Turc »

Le Saint-Synode officiel arrive finalement à élire Grégoire VII comme nouveau patriarche le 6 décembre, ce qui vaut une nouvelle occupation du patriarcat par Eftim (dorénavant Pape / Papa Eftim) qui se proclame pour la seconde fois patriarche. La police finit par le déloger et il se replie à l’église Notre-Dame des Caffariotes (Panaghia Kaphatiani) à Galata et commence dès 1924 la liturgie en turc. Il est excommunié par le patriarche Grégoire VII le 19 février 1924 pour avoir clamé qu’il était archevêque (tout en étant marié).

En réponse, il change son nom grec en nom turc (Zeki Erenerol) et convoque des ecclésiastiques en congrès qui le nomment patriarche (pape) pour de bon en 1924. En juin de la même année, une conférence des évêques turcs a lieu en l’église Notre-Dame des Caffariotes. Il est décidé du transfert du patriarcat de Césarée à Galata.

La République proclamée, les échanges de populations effectués, le patriarcat turc n’était plus de grande utilité pour le gouvernement. Atatürk, qui parlait de Papa Eftim comme d’un « général sans soldats », ne le laissa pas tomber pour autant. D’abord, Papa Eftim, sa famille et quelques proches purent rester en Turquie, bien que ses adeptes en Anatolie n’échappassent pas au transfert des orthodoxes (y compris les Turcs) vers la Grèce. Atatürk fit également reconnaitre officiellement l’Eglise orthodoxe turque comme Eglise nationale.

Cependant, avec le temps, l’Eglise perdit un peu de son prestige, surtout après la mort d’Atatürk en 1938, ce qui n’empêcha pas Papa Eftim de faire encore quelques coups d’éclat, comme en 1953 quand il organisa une marche contre le patriarche Athénagoras Ier.

Pour des raisons de santé, il abdiqua en 1962, laissant la place à son fils Turgut Erenerol (anciennement Yorgos Karahisarithis) sous le nom de Papa Eftim II qu’il soutint en 1965, quand les orthodoxes turcs s’emparèrent de deux églises orthodoxes grecques aux environs du patriarcat turc avec la complaisance des autorités.

Jusqu’à son dernier souffle le 14 mars 1968, Papa Eftim Ier n’arrêta pas de conspuer le patriarche grec, l’Eglise grecque et la Grèce. Ces dernières volontés étaient de ne pas être enterré dans un cimetière grec et c’est sans doute le seul point d’accord qu’il eut avec le patriarche grec, puisque l’Eglise orthodoxe n’accepte pas un excommunié dans ses aires de repos éternel. C’est l’Etat qui s’occupa des funérailles et de la protection du cortège jusqu’au cimetière (grec) de Şişli où il repose toujours contre l’avis de tous, sauf des autorités.

Papa Eftim II occupa le siège patriarcal jusqu’en 1991, date de sa mort, puis le plus jeune de ses frères (Selçuk Erenerol) reprit le flambeau sous le nom de Papa Eftim III jusqu’à sa mort en 2002.

Le fils de Selçuk, Paşa Ümit Erenerol, reprit la suite sous le nom de Papa Eftim IV depuis 2002. Une affaire de famille supervisée par la sœur d’Eftim IV, Sevgi Erenerol qui est officiellement la porte-parole du patriarcat depuis 1992. Largement plus visible que les autres membres de la famille (ou de l’Eglise), elle est une figure connue pour ses idées d’extrême droite. Tandis que toutes les Eglises de Turquie sont favorables à l’adhésion du pays à l’Union Européenne, l’Eglise turque est farouchement opposée. Elle s’aligne, toujours par l’intermédiaire de Sevgi Erenerol, sur la politique du parti ultranationaliste MHP. Plusieurs réunions du parti ont eu lieu dans les locaux du patriarcat avant que n’éclate l’affaire « Ergenekon », réseau nationaliste qui aurait planifié des attentats. Sevgi Erenerol est emprisonnée en 2008 pour y avoir trempé et libérée en 2013.

Papa Eftim IV à sa sortie du tribunal d’Ümraniye
où il a été blanchi dans l’affaire Ergenekon

Bien qu’officiellement le patriarcat annonce quelques centaines de fidèles, il est vraisemblable que la communauté soit limitée à la famille Erenerol qui se compose d’une cinquantaine de membres auxquels on peut y ajouter les amis et quelques immigrés gagaouzes turcophones de Moldavie qui n’ont pas d’autre lieu de culte où la messe est en turc.

Les églises et leurs locaux commerciaux ponctionnés aux Grecs en 1924 (Notre-Dame des Caffariotes) et en 1965 (St Jean-Baptiste et St Nicolas), ainsi que les immeubles confisqués par le gouvernement dans le quartier de Péra en 1924 et donnés à l’Eglise turque, rapportent suffisamment pour entretenir toute l’Eglise « familiale ». De même, en tant que fondation religieuse, aucun impôt n’est perçu.

La messe est dite (ou plutôt redite depuis 2013), à l’église principale le dimanche matin en turc, tandis qu’une autre église est louée depuis plus de 25 ans à la communauté assyrienne jacobite. La troisième a été partiellement incendiée par le gardien au début des années 2000. Elle est désaffectée de nos jours.

La communauté n’a pas de clergé organisé, tout juste un ecclésiastique bulgare prêchant en turc. Il n’existe ni de conseil de paroisse ni conseil des Sages, le tout est administré par la famille Erenerol. L’Etat n’intervient pas dans les affaires de l’Eglise à l’exception des enterrements que l’Eglise grecque se voit obligée d’accepter au cimetière de Şişli où reposent tous les membres de l’Eglise turque, y compris les trois premiers patriarches dont l’ensemble des orthodoxes grecs, patriarcat inclus, réclament constamment le transfert des sépultures hors de leur territoire.

En 1994 / 1995, le gouvernement a encouragé fortement les Gagaouzes de Moldavie à se mettre sous l’autorité du patriarcat turc d’Istanbul. C’était une manière de s’allier durablement la République autonome de Gagaouzie peuplée de Turcs chrétiens et très proches culturellement des Turcs de Turquie. Le projet est resté sans lendemain.




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