ZURKHÂNEH, LES FORCES VIVES DE L’IRAN
Auteur: Fred Daudon
Le bazar s’est vidé comme un seul homme. Les rideaux métalliques des échoppes sont à moitié clos, les klaxons et les vendeurs se sont tus, les acheteurs disparus. A deux pas, le muezzin de Masjed-e Vakil appelle les fidèles à l’isha, la prière du soir. Une lumière diffuse émet d’une porte rouge entre-ouverte donnant directement sur l’allée du bazar Roz. Un jeune homme attend sur le palier. Son tonbân, pantacourt brodé aux couleurs chatoyantes, le trahit. Il s’agit de la culotte traditionnelle des pahlavâni, champions de ce sport antique et normalement réservé aux grandes occasions. Alireza nous invite à le suivre et à entrer dans ce lieu qui, d’extérieur, ressemble plus à un tekke ou à un hammam qu’à un gymnase traditionnel.
A vingt heures, comme tous les soirs, il vient s’entrainer dans la zurkhaneh Polad de Shiraz, l’une des plus vieilles d’Iran. Zurkhaneh signifie littéralement « maison de la force », une traduction qui en limite considérablement le sens et la fonction. Pour être plus proche de la réalité, imaginez votre salle de sport dans une cave où vous faites vos exercices en écoutant des poèmes de Verlaine et des contes de Grimm chantés et rythmés par un chef d’orchestre hors pair.
Nous descendons les marches patinées d’un petit couloir pour accéder à la pièce principale située en sous-sol. A chaque pas, l’air devient un peu plus moite et lourd, chargé de testostérone. « La hauteur du plafond nous oblige à rentrer tête courbée, il s’agit de respecter les lieux », nous raconte notre guide. La salle est exigüe, les voûtes d’ogives se rejoignent sur un puit central de lumière. Des photos jaunies de saints, de grands athlètes et de membres de l’association, muscles bandés, recouvrent les murs. Certains sont tatoués, la pratique est pourtant interdite pour les musulmans. Le portrait éclairé d’Ali, gendre du prophète Mahomet, domine le gowd, la fosse octogonale qui sert de piste d’entrainement. A côté, en bonne place également, figure Gholamreza Takhti, champion olympique de lutte et emblème de la société iranienne.
Il n’y a pour l’instant pas foule. En attendant, Alireza s’affaire à la préparation de la salle. « Il y a une certaine hiérarchie, les plus jeunes et les derniers arrivés dans la zurkhaneh doivent effectuer les tâches domestiques », nous explique-t-il. Il balaie, range les mil, ces quilles de bois pouvant peser de deux à cinquante kilos chacune et utilisées par paire en effectuant des mouvements rotatifs et alternés des bras. Il me tend deux quilles. « Tu dois les présenter droites devant ta poitrine, avant de les poser sur chacune de tes épaules », me lance-t-il. Je le regarde ; il ne me paraît pas plus imposant que moi. Je porte les quilles et mes muscles commencent déjà à trembler. Mes pompes quotidiennes ne me sont d’aucune utilité à présent. Après quelques mouvements circulaires, je me rends à l’évidence et lui tends l’objet de mon martyr. La démonstration continue sous l’œil expert de Mohammad. Alireza se couche sur le dos et prend dans chaque main un sang, un panneau de bois pesant entre vingt et quarante kilos, qu’il porte à l’horizontale et parallèle à son corps. Mohammad corrige sa gestuelle. « Les exercices ne sont pas qu’une question de musculation ou de force, il s’agit d’apprendre à maîtriser et contrôler son corps et sa respiration », nous dit-il.
Si l’origine de la pratique de ce sport traditionnel reste difficile à déterminer, les premières traces écrites mentionnant l’existence de ce sport remontent au XVIIe siècle. Il reste cependant étroitement lié à l’histoire de la Perse et de l’Iran et à l’évolution de ses mœurs.
DE LA LUTTRE AU POUVOIR
Alireza nous montre une planche en bois ressemblant à une épée – le takht-e shenâ. « Les exercices enseignés dans les zurkhaneh reprennent ceux des entrainements militaires, d’où la présence d’armes factices », nous assure-t-il. Les historiens semblent cependant s’accorder sur la création de guildes de lutteurs entre le XIIIème et XVème siècles et que ceux-ci, d’un rang social inférieur, ont adopté des rituels soufis et intégré des règles strictes de communauté pour acquérir un plus grand respect auprès de la noblesse. La première trace écrite mentionnant les pratiques des zurkhaneh date de la fin du XVIIème siècle. Ces écrits, en plus d’organiser les exercices physiques, hiérarchisèrent les zurkhaneh en donnant des fonctions d’état à trois personnages clés (le pahlavân, le luti et le shâter) dont subsistent encore quelques traces aujourd’hui.
Ainsi retrouvait-on à la cour royale, un pahlavân-bashi, officier chargé des lutteurs et de la grande compétition de lutte organisée pour Norooz, le Nouvel An iranien. A l’instar des tournois de chevalerie en Europe, les meilleurs lutteurs du pays combattaient, sous le regard du Shah, pour être désignés champions du roi et connaître une gloire et une ascension sociale très convoitée. Aujourd’hui si la révolution est passée par là, un très officiel championnat national maintient l’esprit de compétition entre zurkhaneh et villes iraniennes. « Nous sommes troisièmes du championnat », annonce fièrement Mohammad dans un sourire, avant de rajouter, heureux, « Yazd est bon dernier ».
Ces textes mentionnent aussi la fonction royale de luti-bâshi, chef des bouffons-acrobates dont les pirouettes et les jongles se retrouvent encore dans les exercices des zurkhaneh. Enfin, la figure du shâter, dont l’étymologie renvoie au rôle de boulanger qui enfourne la pâte en sautillant et ensuite fait référence au coursier du roi et des hauts fonctionnaires, dont la qualité première était l’endurance. Les shâter utilisaient des planches disposées tout autour du gowd, sautant de l’une à l’autre en courant. La fonction disparut avec les moyens de communications plus rapides.
LA RENAISSANCE D’UN SIMURGH
Les chants accompagnant la séance d’entrainement puisent directement dans les poèmes écrits par les plus grands auteurs perses, Saadi, Hafez, Rumi et Ferdowsi. Ils content notamment la légende du mythique Rostam, personnage principal du Shah Nameh. Ce sport est ainsi une façon de communier avec les plus grands compositeurs persans et de promouvoir la tradition chevaleresque persane.
Avec l’introduction des sports occidentaux en Iran, la fin du patronage royal de la profession, la campagne de dénigrement des années 1920-1930 envers les pahlavâni et luti considérés comme corrompus, pédérastes et voyous, le sport est tombé en désuétude. Il retrouve récemment un deuxième souffle, à la manière de cet oiseau mythologique perse, le simurgh. La diffusion à la radio iranienne d’enregistrements de chants et percussions de zurkhaneh à partir de 1941 n’est certainement pas étrangère au phénomène.
UN EXERCICE SPIRITUEL ET PHYSIQUE
Au fur et à mesure des explications sur les origines et évolutions de ce sport traditionnel, la salle se remplissait. Quelques enfants, des adolescents, des étudiants comme Mohammad et Alireza et des personnes plus âgées, dont on se demande bien comment leur corps peut encore supporter de tels poids. Soudain arrive un grand gaillard. Il prend place sur un podium surplombant la salle. C’est le morshed, qui dirige l’entrainement en le rythmant de chants et de percussions. Suivant un principe d’ancienneté, les personnes âgées entrent en priorité dans la fosse, bénissant leur entrée en touchant le sol avec leurs doigts et les portant à leurs lèvres. Les exercices peuvent débuter.
Assister pour la première fois à un entrainement dans une zurkhaneh vous laisse aussi perplexe que regarder un match de cricket sans avoir quelqu’un à vos côtés pour vous expliquer les règles.
Tout sport commence par un bon échauffement nous rappelle le morshed, dont la voix résonne contre les parois. Après une succession de sautillements censés rappeler les mouvements du shâter, les athlètes prennent ensuite position en cercle pour effectuer des pompes, chaque exercice étant entrecoupé d’invocations de la bénédiction de Dieu et de Mahomet et d’étirements. Le rythme s’accélère, une odeur de sueur s’ajoute à la chaleur du lieu. Les corps se relèvent et se dirigent vers les mil. Au signal du morshed, chacun présente sa paire de quilles et la porte sur ses épaules. Puis les plus agiles commencent à jongler à tour de rôle, parfois avec des quilles de plus de vingt kilos… Je n’ai pas eu accès aux statistiques d’accidents survenant dans les zurkhaneh. S’ensuit une longue prière adressée à Ali par un des anciens de l’assemblée. Puis les plus jeunes s’essaient à tourner sur eux-mêmes à la façon d’une toupie dans un rituel comparable dans la forme à celui des derviches tourneurs. Les anciens s’y essaient aussi mais l’oreille interne fonctionne moins bien avec le temps. Nouvelle pause. Un autre mastodonte, maillot de Marion Barber des Cowboys de Dallas (équipe de football américain NFL) sur les épaules, prend le kabbadeh, un instrument en métal ayant la forme d’un arc, pesant entre 7 et 10 kg. La corde est remplacée par des disques de métal. L’exercice consiste à passer l’instrument au-dessus de sa tête en le bougeant de gauche à droite, le plus longtemps possible. L’entrainement prend fin sur ce dernier exercice. Les anciens rigolent et se félicitent de leur forme olympique en dégustant une pâtisserie bien méritée. Les enfants continuent à tourner puis s’arrêtent pour prendre une photographie et en profitent pour montrer leurs préférées d’Instagram.
Le morshed nous salue et part en nous récitant ce quatrain de Puryâ-ye Vali, l’un des plus grands pahlavâni :
« Si tu réussis à dominer ton âme concupiscente, tu es un homme,
Et si tu ne critiques pas autrui, tu es un homme,
Tu n’es pas un homme si tu piétines celui qui est tombé,
Mais si tu lui donnes la main, tu es un homme. »
Plus qu’un sport, c’est une philosophie, un lieu de solidarité et de partage, un parfait reflet de la société iranienne, faisant passer le collectif avant l’individu, la transmission du savoir par les aînés et le respect des traditions.La salle se vide peu à peu, les échoppes du bazar sont désormais closes, Shiraz peut dormir sur ses deux oreilles, ses forces vives la protègent.
FORM-Idea.com Paris, le 23 mars 2017.
Article de Fred Daudon
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