Derek Walcott : Beauté, Colonialisme & Mosaïque
Auteur : Didier Levreau
Une grande voix de la Caraïbe s’est éteinte au mois de mars 2017. Le poète et dramaturge Derek Walcott, Saint-lucien, né en 1930 à Castrie, prix nobel de littérature en 1992 qui, avec Frantz Fanon, Aimé Cesaire, Edouard Glissant, Vincent Naipaul, Patrick Chamoiseau, René Depestre et bien d’autres a porté la voix de la Caraïbe au-delà du croissant d’îles qui va de Cuba à Trinidad.
Au mois de novembre 2008, Walcott a été l’invité du premier congrès des écrivains de la Caraïbe organisé en Guadeloupe. Il a passé quelques jours dans l’archipel et a rencontré à Laméca (la médiathèque caraïbe à Basse-Terre) des étudiants et des lycéens (1). En hommage au poète, nous avons retranscrit des extraits de cette rencontre dans laquelle il évoque à la fois la beauté de la Caraïbe et les menaces qui pèsent sur elle.
Beauté, colonialisme et mosaïque
« … La beauté de la végétation, des paysages, la beauté physique, la beauté des peaux noires sont une qualité de la Caraïbe. J’ai été élevé comme un enfant des colonies, les valeurs que je véhiculais étaient des valeurs coloniales, alors cela m’a pris du temps de comprendre la beauté des peaux noires, des peaux très noires. En Guadeloupe vous avez toute une panoplie de ces peaux, et je ne parle pas ici de sexualité ou d’amour, je parle d’art. Je peins moi-même, pour reproduire une peau noire c’est difficile, on ne peut pas comme ça avoir du noir grossier, il faut saisir toutes les teintes et les nuances pour peindre une peau noire. Les peintres de la Renaissance ont peint des peaux noires, je pense que Titien était l’un d’entre eux. Attention je ne suis pas en train de me faire le défenseur du » black is beautiful » je parle de ce que j’ai vu venir d’un point sociologique, je viens d’un contexte social où on nous disait que des Noirs ne pouvaient pas être pilotes ou caissiers dans une banque, ne vous méprenez pas je ne vous parle pas ici sociologie seulement, je vous parle d’esthétique.
Aujourd’hui, notre culture est mosaïque, aussi je ne peux pas parler seulement d’une Afro-caraïbe, la Caraïbe est par essence mosaïque. A Trinidad, 50% de la population est indienne, lorsque je parle, j’ai à l’esprit toute la région, pas seulement une seule île de la Caraïbe. La composante africaine ne peut pas exclure la composante indienne, ni tous ces peuples qui façonnent la Caraïbe. »
Obscénités architecturales contre case créole
« La beauté, l’esthétique ne sont pas considérés comme des sujets politiques et pourtant, c’est de la politique. A l’heure actuelle, le paysage caribéen est malmené par des obscénités architecturales basées sur le tourisme qui par essence est sans principe. Ou que vous alliez dans la Caraïbe vous trouvez de pâles imitations des gratte-ciels, c’est une violation de l’esthétique de la Caraïbe alors que la case créole dans ce paysage est bien plus agréable à l’oeil, plus belle qu’une tour surgit d’on ne sait trop où, car la case est organique, elle est issue de la terre elle-même. Il peut y avoir une approche sentimentale à cela mais ce n’est pas mon approche, encore une fois je vous parle d’esthétique. Il faut prendre garde à ce qu’on met dans nos paysage, dans notre cadre de vie.
« Ma prière à vous tous, lycéens et étudiants, générations futures qui seraient plus tard architectes, ingénieurs, concepteurs, futurs cadres qui vont bâtir ces pays, ne bâtissez pas une culture qui ne soit que les lambeaux particulièrement laids, les restes, d’autres cultures venues d’ailleurs. J’ai une vision terrifiante de l’avenir que l’on peut faire à la Caraïbe, on veut faire de nos îles de mini Miami. C’est terrifiant. S’il vous plait qu’on arrête d’exploiter la sensibilité de la Caraïbe. Votre responsabilité est aussi vis à vis de cette femme noire qui marche son foulard sur la tête, qui passe dans la rue avec son foulard à carreaux. Cette femme, à l’origine, a été trahi par l’esclavage, ne permettez pas qu’à nouveau cette trahison se perpétue.
Un héritage culturel sans précédent
« … Ne nous jugeons pas par rapport aux autres. La petitesse de nos territoires oui, mais arrêtons de croire que Paris est le centre du monde. C’est faux, il faut changer de point de vue, c’est tout.
La production littéraire est phénoménale dans la Caraïbe, Fanon, Glissant, Césaire, Chamoiseau rien que pour la Martinique. Si on veut comparer, il faut s’interroger : combien y a-t-il eu de grands auteurs au Kansas ou au Texas ?
Et Saint John Perse ? Dans une conférence un jour en Martinique j’ai parlé de Saint-John-Perse et j’ai dit que je l’appréciai. Dans la salle quelqu’un m’a dit » oui, mais c’est un blanc ». Cela m’a choqué. Il y a eu le Black Power aux Etats-Unis, cela fut sans doute nécessaire, mais je crois qu’il ne faut plus aujourd’hui analyser les choses sous l’angle de la couleur. Juger une oeuvre sur une base raciale c’est le plus terrible qui puisse nous arriver (…) »
« … Dans la Caraïbe, nous sommes toutes les cultures du monde, nous sommes un exemple culturel pour l’humanité toute entière. Le tourisme s’est emparé de cette mixité pour en faire une image » cheap ». En prenant un enfant de chaque couleur en les mettant sous un cocotier et en disant, tout content, c’est ça la Caraïbe.
Le tourisme réduit notre richesse à des clichés, je veux que vous compreniez, que vous intégriez le privilège que vous avez avec cet héritage venu du monde entier. Vous qui êtes jeunes, vous devez maintenir cet héritage. Il ne s’agit pas de politique, il ne s’agit pas de tourisme, il s’agit de culture. Vous avez droit à cet héritage, prenez le, vous avez droit à ce qui est de l’Inde, vous avez droit à ce qui est de l’Afrique, vous avez droit à ce qui est de Jérusalem car les juifs sont venus ici aussi, ils se sont installés à Saint-Thomas … tout cela c’est votre héritage et vous devez vous en imprégner. Cette réalité n’est pas vraie partout, même dans les grandes villes des Etats-Unis, ils ne peuvent pas ressentir ces même sentiments, j’ajoute la beauté, les paysages dont j’ai déjà parlé et c’est un héritage culturel sans précédent que vous avez entre les mains… »
« … Saint-John-Perse même s’il a pris de la distance avec ses origines guadeloupéennes, même s’il a voulu les nier, même s’il n’est jamais retourné en Guadeloupe où il est né, ne peut pas s’empêcher d’en parler dans ses poèmes. Marqué par son enfance caraïbe… »
La stupidité
Une étudiante a demandé à Derek Walcott s’il pensait avoir atteint son objectif qui était d’aider les gens à mieux comprendre le monde. Voici sa réponse : « La stupidité est encore à l’oeuvre, la différence est encore là et les gouvernements de la Caraïbe sont encore très négligents pour soutenir les talents qui existent dans nos pays. Il y a un laisser-aller vis à vis des jeunes, je suis vraiment en colère, je ne sais pas comment cela se passe ici pour vous en Guadeloupe mais je trouve que les gouvernements caribéens ne font pas assez pour les jeunes talents qu’ils ont à leur disposition. »
« J’espérai voir un jour cette réalité, cette culture de rencontre fusionnant, mais je constate un manque de vision et d’imagination de la part de nos gouvernants. Les responsables ont changé de couleurs, nous sommes passés de responsables blancs à des responsables noirs, mais ils oeuvrent dans les ténèbres, sans but. Je ne vois pas le développement que j’espérai. La mixité qui est la notre devrait être reflétée dans les universités, la composante chinoise par exemple, aurait du être maîtrisée, on devrait apprendre le chinois dans nos universités.
Quand je vois les programmes scolaires dans la Caraïbe, je les trouve « barbants » et quand on a des programmes scolaires et universitaires barbants, on ne fait que reproduire… »
Le créole
« Je ne suis pas sûr qu’il y ait une politique délibérée à l’égard du créole. Je ne suis pas sûr que le créole soit enseigné de manière systématique à Sainte-Lucie. Le créole n’est plus considéré avec mépris, il a franchi la barrière, beaucoup de gens parlent créole, mais d’un point de vue culturel, même chez les Noirs, il est considéré quand même comme une langue de seconde zone. Cette langue métaphorique composées d’images est source d’inspiration pour moi, mais le problème que j’ai avec le créole est l’orthographe.
Nous avons opté pour une orthographe qui s’appuie plus ou moins sur le créole haïtien et je déteste vraiment ce qui a été adopté. Je ne vois pas pourquoi par exemple » de l’eau « on l’écrit d’lo plutôt que » de l’eau » parce qu’il ne s’agit que d’une élision en fait. Lorsqu’on change le mot, il y a quelque chose qui est perdu. On a dit à l’origine, il faut une nouvelle orthographe car nous sommes de nouveaux pays, donc on change tout. Mais je dis qu’il y a une déperdition en écrivant comme ça, on perds l’origine de toutes ces langues qui sont venues ensemble pour en former une nouvelle.
– Transcription de l’enregistrement réalisé par Lameca :Didier Levreau.
(1) Pour écouter l’intégralité de l’intervention de Derek Walcott devant les lycéens et les étudiants, copier le lien suivant :
http://www.lameca.org/dossiers/Derek_Walcott/index.htm
FΩRMIdea Guadeloupe, le 29 avril 2017. Avec nos remerciements à l'auteur et à Perspektives