DÉPAYSEMENT ET EXILE EN GRÈCE
Dans la série : Sur les traces d’Irène Koppl
Première étape : la Grèce et le nouvel exode.
Irène Koppl, juive hongroise, s’est réfugiée en Angleterre en juin 1940. Ses deux enfants furent arrêtés en 1944 parce qu’ils étaient juifs dans une Europe hostile, dangereuse et toujours en guerre. Les deux survécurent. Simon Tabak est le petit-fils d'Irène Koppl.
Ma grand-mère est arrivée sur l'un des bateaux appelés à traverser la Manche par Churchill pour ramener l'armée britannique encerclée sur le continent. L'armée de sa Majesté avait besoin d'être sauvée pour livrer bataille un autre jour, tandis que ma grand-mère avait besoin d'être sauvée pour pouvoir m'aimer inconditionnellement quand je viendrais au monde.
C'est à cause d'elle et de la promesse que je lui ai faite, celle de retracer sa vie que je me trouve dans une gare routière au pied des montagnes grecques de Véria. Et bien que ma grand-mère n'ait jamais mis les pieds en Grèce de son vivant, elle est arrivée dans un pays étranger elle aussi, ne connaissant personne et ne parlant pas la langue.
Mon voyage de trois mois m'a amené à cet endroit. Je voulais me perdre complètement afin de mieux retrouver ma grand-mère et son histoire. Et elle me manque encore, après presque 23 ans les sentiments de perte quand je pense à elle, sont toujours clairs et seulement légèrement dilués par la distance du temps.
Il y a une différence majeure dans le fait que, contrairement à ma grand-mère, j'ai deux passeports de pays stables : la Grande-Bretagne et le Canada ; j’ai un toit encore à Londres et surtout des gens qui m'aiment et qui peuvent m’accueillir, m’offrir un repas, un lit chaud.
En Grèce, je n'avais rien de tout cela. Et je ne parlais pas la langue. Et même si j'avais pris des dispositions en louant un appartement pour un mois et que Sam - que je n'avais pas encore rencontré et qui dirige avec sa mère Sarah l'ONG Bridge 2 où je serais bénévole - devait venir me chercher, j'ai ressenti pendant la plus courte milliseconde la terreur de ce qu’une personne doit éprouver quand elle arrive dans une terre inconnue et qu’elle est confrontée à la solitude ; ma grand-mère a certainement vécu ce sentiment pendant un bon moment.
Le traumatisme éprouvé par de nombreux réfugiés peut être atroce, mais l'endroit où je me trouve est à deux pas des bateaux dangereux que de nombreux réfugiés embarquent pour se rendre en Europe continentale. J'apprendrais plus tard que la plupart des gens qui viennent au camp de Veria sont arrivés d'abord sur des îles telles que Kios et Lesbos. Bien que le lieu ne soit pas idéal et ne constitue pas un nouveau départ dans leur vie, il fournit néanmoins un endroit sûr où ils peuvent demeurer jusqu'à ce qu'une destination finale soit trouvée. Ils sont nombreux à attendre.
Bien qu’il s'agisse d'une base militaire déclassée, il y a toujours une forte présence de l’armée. Les résidents peuvent aller et venir à leur guise, mais comme nous les bénévoles, ils doivent passer par les mêmes points de contrôle militaires. Au début, j'ai trouvé ces mesures de sécurité un peu intimidantes, mais plus tard, je les ai vues différemment surtout lorsqu'une mère bouleversée s’est approchée pour me dire que sa fille avait disparu. Je me suis mis alors à la recherche de la fillette et me suis dirigé vers le point de contrôle, pour voir si elle était descendue au portail du camp. C'est exactement où je l'ai trouvée, debout près du portail ouvert. De l'autre côté, il y avait les deux chiens errants qui étaient toujours prêts à mordre et la circulation. Je lui ai pris la main pour la ramener à sa mère, et une fois de retour au camp, j’ai compris à quel point les réfugiés étaient vulnérables ...
Au refuge, j’ai travaillé avec Steve, un ancien militaire et pilote américain qui est venu à Veria avec sa femme Diane pour aider les migrants. L’équipe des volontaires était composée : de Louise qui habite sur l'île de Guernesey et travaille pour une firme d'optique, de Nina venant d’Allemagne, qui m’a prévenu que le bénévolat peut se transformer en addiction (c'est sa deuxième participation au Bridge 2) et d’Ulrika, une allemande résidente au Pérou où elle possède un restaurant.
Avant mon arrivée, on avait créé un potager. Les graines qu'on avait semées avaient maintenant germé et Steve s’acharnait à améliorer le sol dans les plates-bandes surélevées pour en faire un terreau fertile. On m'a confié la tâche de garder en vie les semis que le groupe précédent avait plantés. On y trouvait d’ailleurs une plante syrienne très aimée qu’on appelle Molokhia, une sorte d’épinards. Quand on livrait les légumes au magasin ou qu’il faisait trop chaud pour travailler dehors, Steve et moi allions au supermarché pour décharger les légumes ou aider à diviser les articles en vrac en différentes portions.
J'ai beaucoup aimé travailler avec Ulrika qui avait perfectionné son anglais à Chicago. Je ne ratais jamais une occasion pour la taquiner à cause de sa prononciation américaine plutôt que britannique, même si la façon dont elle prononçait "tomatoes" ne me dérangeait guère.
Ce qui m'a vraiment touché au camp, c'est l'importance accordée à l'équité. Si nous offrions quelque chose, il fallait qu'il y en ait assez également pour tous les réfugiés. On donnait toujours la priorité à la santé ; les femmes enceintes et les très jeunes enfants recevait des portions supplémentaires d'œufs et de yogourt. On n’autorisait qu’une famille à la fois à venir au magasin où il y avait une variété de produits. Même si les articles étaient gratuits, on voulait que les résidents retrouvent la dignité en prenant le temps de choisir les articles et de discuter avec les bénévoles. Les étagères étaient réapprovisionnées tout au long de la journée, ce qui enlevait une certaine pression chez les familles lorsqu’elles y venaient.
Sous un système qui paraît apriori simple et facile, il y a d'innombrables heures de préparation : déchargement, planification, nettoyage, emballage et stockage. La distribution est facile que si l’on s’y prend mal ; on obtiendra alors bousculades et bagarres, le prix de la misère humaine en sera énorme. Par contre, en distribuant bien, avec soin et dignité, tout le monde en sortira enrichi. J'ai été frappé par la noblesse de cette situation chaque fois que je travaillais au supermarché avec les autres bénévoles. Une fois, en remettant un sac de pois chiches, une famille de réfugiés nous dit au bord des larmes qu'il lui en restait suffisamment et nous remercia.
Je m'installais dans une sorte de routine complaisante quand deux événements arrivaient presque au même moment. Le premier était l'arrivée de Sarah Griffith. Sarah n'est pas seulement la mère de Sam, elle est également la fondatrice de Bridge 2 et est affectueusement surnommée Mama Sarah par les gens du camp. Nous avions préparé le refuge pour sa venue avec un nettoyage approprié de tous les lieux. J'ai raté son arrivée parce que je devais faire une course urgente en ville, mais j’ai croisé sa voiture qui était arrêtée à l’entrée du camp et déjà entourée par de nombreuses personnes. Avec la présence de Mama Sarah, le changement au camp a été immédiat. Sam avait fait un excellent travail pour maintenir le fort mais depuis le retour de Sarah, le fort tremblait depuis ses fondations ; il y avait tellement de choses à faire.
Quant au deuxième grand changement, il s'est produit le lendemain avec l'arrivée de vélos. Les vélos m'occuperaient pour le restant de mon temps en Grèce. À l’instar des Québécois, les Syriens parlent de « bicyclettes », et chaque fois que j’entendais ce mot, cela me donnait la chair de poule car cette expression me renvoyait à mes cinq années passées dans la belle ville de Québec. En très peu de temps, nous devions trouver un local pour ranger les vélos, les numéroter et leur trouver une méthode rapide et facile pour les prêter. Ensuite, nous devions nous assurer que tous ceux et celles qui avaient signé le registre pour emprunter une bicyclette sachent tenir sur deux roues, portent un casque et retournent le vélo à temps. Sarah m'a expliqué que chaque fois qu’on commençait à donner quelque chose de nouveau aux gens, ce n'était jamais facile : « il y aura des problèmes » me dit-elle, « vous devrez improviser avec les moyens du bord ».
Les vélos servaient désormais aux réfugiés de mode de transport rapide et facile pour aller faire les courses. Les transports en commun à Véria sont lents et peu fréquents. Ainsi devenait-il important de trouver un moyen de se déplacer, car les militaires avaient remplacé les repas fournis par une grande cuisine commune et les résidents du camp recevaient directement une allocation. Il est clair que cet argent ne servait à rien si les gens ne pouvaient pas se rendre aux magasins. Prêter quarante vélos devenait alors la solution évidente !
Mais comment faire fonctionner ce service ? Il ne faisait aucun doute qu'il y avait une demande. Les gens s'intéressaient grandement aux bicyclettes, y compris les groupes d'enfants de cinq à six ans qui étaient soit trop jeunes soit trop petits pour les emprunter. Hélas, il ne servait à rien d'expliquer à des enfants de cinq ans, déterminés à faire du vélo, qu'ils étaient trop petits ou qu'on venait d’installer un terrain de jeu pour eux. Les gamins s’étaient constitués en petits groupes à l'extérieur de la porte de l’entrepôt à vélos et empêchaient quiconque, mais surtout moi, d'entrer et de sortir. Lorsqu’un enfant crie une fois le mot « bicyclette » en français, c’est indéniablement charmant pour un anglophone mais l'entendre toute la journée de la bouche d’un groupe de 10 jeunes finit par vous tomber sérieusement sur les nerfs. Leur ténacité face à l'obtention de ce qu'ils voulaient était redoutable ! Je tire mon chapeau à tout parent ayant des enfants de ce groupe d'âge.
J'étais désarmé face à cette meute et j'ai dû demander l'aide des parents qui s'étaient réfugiés sur les bancs devant le supermarché, le magasin de vêtements et la boutique de chaussures.
- « Duquel d'entre nous avez-vous besoin ? »
- « De vous tous ! » répondis-je.
Ils sont venus à mon secours et se sont occupés diligemment de leurs enfants.
Je fermai l’entrepôt à vélos et allai me promener pour faire le vide dans ma tête. J'ai marché le long de la route et quand je suis passé devant le terrain de football, j’ai aperçu un peu plus bas, dans un champ, des parents qui apprenaient à leurs enfants à faire du vélo. Un tel apprentissage est un rite dans la vie, il peut être observé dans presque tous les pays du monde. C'est sans doute ce que ces enfants auraient appris dans leur pays d'origine si la guerre n'avait pas brisé leur vie. Qui ne se souvient plus d'avoir appris à tenir sur deux roues étroites ? Qu'avec suffisamment d'élan et un parent de confiance derrière soi, il est alors possible de gagner la liberté.
FORMIdea Londres, le 27 juin 2018. Texte traduit de l’anglais par Pierre Scordia