Don McCullin, témoin des horreurs de notre époque

Photographe-reporter londonien exceptionnel

Auteur: Pierre Scordia 

Si vous vous rendez à Londres ce printemps, allez voir l’exposition remarquable sur le travail du journaliste Don McCullin au musée Tate Britain, sur la rive nord de la Tamise, à Pimlico. A travers les nombreuses photographies bouleversantes de McCullin, on voit toutes les tragédies de l’histoire mondiale à partir des années 60 jusqu’à nos jours. Que notre génération n’ait pas connu la guerre, on ne peut que s’en réjouir si l’on excepte le terrorisme.

En 1958, McCullin photographie par hasard un gang londonien qui opère dans le nord de la ville, dans le quartier de Finsbury Park. Quelques jours plus tard, ce groupe est impliqué dans un meurtre en pleine rue. Le célèbre journal dominical The Observer publiera la photo de McCullin. Ainsi débute sa carrière de journaliste.

On parcourt le monde et les années en arpentant les nombreuses salles de cette exposition, on survole en même temps notre vie à notre insu. On prend conscience que nous vivons dans un monde toujours cruel et absurde, livré au fanatisme, aux haines ethniques, aux rivalités politiques. On se demande si nous sommes condamnés à une répétition de l’Histoire.

Berlin, 1961

Il y a 58 ans, les Russes construisaient un mur pour freiner l’exode des Allemands vivant dans leur zone militaire. On voit les visages de Berlinois surpris parfois ahuris devant le fait accompli. Certains sourient peut-être nerveusement ou par contentement de se trouver du bon côté au bon moment. On est étonné de remarquer que les uniformes des gardes est-allemands conservent la même coupe que les uniformes nazis.  Les clichés montrent un peuple déchiré, victime de la politique de l’endiguement. Les visages de ces Berlinois qui ont vu vingt ans plus tôt leur peuple vainqueur et conquérant dominer le reste de l’Europe, rudoyer les Russes et éliminer juifs et communistes sont les témoins vivants de l’histoire tumultueuse du XXe siècle.

En 2019, Berlin est de nouveau le centre politique dominant le continent mais cette fois-ci par son économie et son Soft Power.

Chypre, 1964

Les turcophones n’ont pas toujours eu le mauvais rôle à Chypre. Les photos de McCullin montrent les Turcs luttant pour leur survie, contre le nettoyage ethnique entrepris par les pan-hellénistes à Limassol en 1964. Les photos sont crues, sanglantes et morbides. Quelques années auparavant Turcs et Grecs vivaient paisiblement. Les Britanniques soucieux d’assurer leur présence sur l’île n’ont rien fait pour calmer les ardeurs nationalistes.

Ces images m’ont particulièrement touché car j’ai pu observer de mes propres yeux les conséquences des nationalismes à Chypre ; Nicosie reste la seule capitale au monde qui soit encore divisée. On y voit encore les bidons, les murs et les barbelés qui séparent les rues. Aujourd’hui, les traces du nettoyage ethnique contre la population grecque en 1974 sont visibles surtout dans la péninsule de Karpas et dans la ville fantôme de Famagouste.

Limassol, quant à elle, est devenue une riche destination touristique où euros et roubles coulent à flots, où les seules langues parlées sont désormais le Grec, l’anglais et le russe. Les signes d’une présence turque sont devenus rarissimes.

Congo, 1964

Sur une photo, un jeune combattant lumumbiste a un fusil braqué sur la tempe, deux autres clichés montrent des soldats de l’armée congolaise tourmenter des captifs. Le jeune homme qui semble à peine sorti de l’enfance a un regard dépourvu de toute expression comme s’il n’était plus là, qu’il s’agissait d’un mauvais rêve, il semble savoir que son sort est scellé. McCullin ne peut détourner les yeux. Il doit supporter la scène. Rarement il aura été témoin d’un conflit aussi cruel et vicieux qu’Américains et Soviétiques alimentaient dans leur lutte pour leur zone d’influence.

L’enfant soldat recevra une balle dans la tête quelques minutes après ce dernier cliché. Éphémère existence !

Biafra, 1968

La guerre du Biafra est un conflit dont on ne veut plus se souvenir en Europe. L’Occident a laissé l’armée nigériane, dominée par une oligarchie du nord du pays, massacrer les chrétiens du Biafra qui revendiquaient un État indépendant. La famine créée dans cette zone riche en ressources pétrolières et en terres fertiles reste une honte non seulement pour le Nigéria mais aussi pour l’ancienne puissance coloniale. La photo de l’enfant squelette, un jeune albinos tenant une boîte de conserve de corned-beef vide, fit le tour du monde.

Vietnam, 1968

Les images que Don McCullin nous a rapportées du Vietnam sont d’une forte intensité : par exemple la photo du jeune soldat américain frappé de stupeur et comme paralysé devant la scène d’horreur qu’il vient de voir. La commotion est telle qu’il cesse de cligner des yeux.

Londres, 1970

Les Brexiters l’ont déjà oublié… L’Angleterre était selon la presse américaine le « sick man of Europe ». Un pays paralysé, incapable de se reformer, appauvri par la guerre et la perte de ses colonies. La reconstruction a été longue, plus longue qu’ailleurs et les tickets de rationnements ont duré jusqu’en 1954. Son retard économique poussera finalement le Royaume-Uni à faire une demande d’adhésion au marché commun européen au début des années 60, sans grand enthousiasme à vrai dire. Il ne deviendra membre qu’en 1973, une fois que De Gaulle sera écarté du pouvoir en France. Quand on voit les photos de McCullin, on s’aperçoit que le Londres des années 60 et 70 n’avait rien à voir avec la superbe et riche mégalopole mondialisée qu’est devenue la capitale anglaise. Des endroits aujourd’hui branchés comme Spitalfields, Liverpool Street, Algate ou Brick Lane étaient délabrés, sales et pauvres.

Irlande du Nord, 1971

Autre fait que les Brexiters ont ignoré est l’imbroglio irlandais. En ayant volontairement divisé l’Irlande, les Britanniques ont miné l’avenir de cette île et ont hérité à long terme d’un grave problème politique et financier (notamment par le maintien de forces militaires en Irlande). La construction européenne, avec la création de l’Union européenne et du marché unique, a permis aux gouvernements de Dublin et de Londres de trouver une solution pragmatique et rassembleuse mettant fin à la frontière physique entre la République d’Irlande et la province britannique de l’Irlande du Nord devenue autonome grâce à un pouvoir partagé entre protestants et catholiques. Personne ne souhaite le retour d’une frontière.

N'oublions pas que les années 70 et 80 ont compté environ 3.500 morts, victimes du terrorisme en Ulster et en Angleterre. Les Britanniques, maîtres de l’euphémisme, appellent cette période, les « troubles en Irlande du Nord ».

Bangladesh 1971

La scission du Pakistan, encouragée par l’Inde, a donné naissance au Bangladesh qui revendiquait de nombreux droits : sa langue bengalie, son alphabet sanscrit et plus de démocratie. Par ailleurs, le Bangladesh à l’époque connu sous le nom de Pakistan oriental avait une minorité hindoue importante. La répression pakistanaise appelée Searchlight operation est considérée par beaucoup comme un véritable génocide, avec plus de trois millions de morts.

Ces événements dramatiques restent assez méconnus en France. Quand on observe les photos, on note aussi que le conservatisme religieux et le puritanisme obscurantiste des monarchies du Golfe n’étaient pas encore présents dans cette partie du monde musulman.

Cambodge, 1975

Nous avons du mal à imaginer qu’un autre génocide ait eu lieu dans les années 70 à l’époque où nos parents dansaient sur des airs de disco. McCullin, lui, était au Cambodge juste avant l’arrivée des Khmers Rouges à Phnom Penh. Les photos prises à l’hôpital de la capitale sont pathétiques, surtout lorsqu’on connait le sort réservé aux blessés, aux médecins, aux infirmières ou à toute autre personne éduquée. Le quart de la population du pays a été liquidé entre 1975 et 1979, ce qui représente au moins 2 millions de personnes. Le cerveau de cette hécatombe était maoïste, intellectuel instruit à Paris : le tristement célèbre Pol Pot.

 

Beyrouth, 1976

Avant de quitter le Levant, les Français se sont assurés de laisser un État où les chrétiens seraient majoritaires : le Liban. Mais l’arrivée massive des réfugiés palestiniens a bouleversé l’équilibre fragile de ce pays dont la capitale, Beyrouth, rimait avec soleil, mer, prospérité, liberté, fêtes et tourisme mais aussi avec corruption et clientélisme.

Quand on voit les photos prises par Don McCullin, on se rend compte que la cohésion d’une société gagnée après de nombreux compromis peut éclater avec une seule étincelle. Des années de prospérité et de sécurité sont parties en fumée en 1975. Le communautarisme confessionnel réveille trop souvent des haines ancestrales au moindre problème politique.

Syrie, 2007

A la fin de l’exposition, d’autres thèmes sont illustrés : l’excentricité remarquable des Britanniques, des peintures mortes (still life) en photographie et les merveilleux sites antiques sur les rives orientales et méridionales de la Méditerranée. On éprouve une grande tristesse et même de la colère quand on voit le site de Palmyre, le temple de Bel avant que les fanatiques de l’État islamique ne les aient détruits en août 2015, crime incommensurable contre le patrimoine de l’humanité.

Inde 2016

Dans cette formidable collection de photos, on retrouve quatre autres thèmes, le Kurdistan en 1991, le sida en Afrique australe en 2000, l’Éthiopie en 2004 et l’Inde en 2016. Don McCullin est fasciné par ce pays sous-continent où la ferveur religieuse et les inégalités sociales sont aussi criantes.

Form-idea Londres, le 9 avril 2019. @pierre_scordia

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