ABIDJAN

Temps de lecture : 8 minutes

«C’est l’homme qui a peur sinon y’a rien !» Un taxi m’exfiltre de l’aéroport Houphouët-Boigny qui grouille comme un élevage poisseux d’escargots, le chauffeur a immédiatement ressenti ma trouille animale : «Bonne arrivée, Patron ! Akwaba!» qu’il a dit ! Aïe déjà un cliché ! Mais trop vrai ! T’as raison, bonne arrivée mon con ! C’est pleine nuit noire-bitume, 300 % d’humidité et un sèche-cheveux XXL sur turbo… À l’ouverture de la porte de l’avion, j’ai cru pénétrer dans le four de la boulangerie de mon enfance en Corse, encore une banalité sur l’Afrique mais même quand on s’y attend, on suffoque à la première bouffée ! Je connaissais le Sahara, même pas peur, mais ça n’a rien à voir, je passe du four à chaleur tournante du désert au four vapeur de l’Équateur, une torture, j’étouffe ! Ici oublie la villégiature de Cannes à La Baule, c’est fini ! … Ici ton amie c’est la clim !

Les Blancs qui arrivent à Abidjan, la Genève ou le Beyrouth d’Afrique de l’Ouest, fuient la métropole, déguisés en «visiteur d’affaire», ils réussissent leur évasion fiscale ou judiciaire à deux doigts de l’inculpation… bienvenue au Hammam de la Liberté…

«C’est l’homme qui a peur», il disait, et c’est vrai, je me fais dessus, «sinon y’a rien», tu parles, va falloir bosser sévère les codes du pays si je veux survivre… j’apprendrai ce proverbe Baoulé par cœur pour les années suivantes en Côte d’Ivoire pour calmer le jeu, éviter les palabres, «sinon y a rien», cool, relax! …

Le taxi rouge est pourri comme sa radio, plus de poignée au changement de vitesse, moquette râpée sur le volant, la banquette arrière dégouline d’humidité et je vois la route détaler à travers les trous du plancher, ça sent le poisson ou le mouton j’hésite sur la subtilité de la puanteur, va y avoir du boulot d’adaptation, je te dis pas !

Le taco roule en trombe sur nos restes de suspensions en direction de la ville, c’est la route de Bassam (les auteurs croient toujours aider l’imagination des lecteurs en donnant des noms locaux, c’est totalement bidon quand les lieux vous sont inconnus, bref!), on passe l’entrée du 43° BIMA comme une roquette, je me dis que si l’Armée française est aussi présente, c’est sûrement qu’il vaut mieux qu’elle y soit, aïe aïe aïe! Ça sent pas bon dans tous les sens du terme !

Le type qui devait m’attendre après la douane, n’est pas venu, encore un code à apprendre par cœur, «le Blanc a la montre et les Africains ont le temps»… bon, ça c’est fait, dès le premier pas posé et déjà le stage a commencé… sans compter qu’il y a une autre sorte de «temps» qui n’existe qu’en Afrique et qui ne se comptabilise pas… il est relatif !

J’ai en poche une adresse d’hôtel refilée par un bouffon croisé en France, un personnage qui avait déclenché ma décision sur cette destination pour mon évasion !

Pas de mystère, il est «de passe» l’hôtel, il rime avec poubelle, ça pue brutal et la clim résonne comme le diesel d’un 15 tonnes… ! Je ne ferai pas long feu dans cette décharge, dès le lendemain mon bouffon refait surface comme une verrue sur la peau !

Je suis venu pour me rétablir, nouveau nom, nouveau job, très facile ici, c’est un vrai bordel ou plutôt une auberge espagnole. Tu sais faire quelque chose, c’est très simple, tu le fais !
Les autorisations, les licences, les déclarations, on s’en tape, ça change un peu de notre système asphyxié par les assis, ici le système c’est le cash… et tu t’envoles illico presto !

Bouffon m’emmène visiter un Club de Français en bord de mer avec restaurant, piscine, terrain de foot à six et volley, ça me va ! Le gérant est une épave, torse nu à sa caisse, la sangle abdominale s’écrase sur le haut des cuisses, sa trogne explose d’alcool mauvais, dès 14h on ne comprend plus ce qu’il dit, il rote et éructe comme un évier.

C’est ici que j’enfonce mon pied de biche dans le pays, y’a plus qu’à soulever, j’assiège le bureau du président de ce club et lui promets de le débarrasser du clodo qui suinte et bave au comptoir.
Il me considère comme un compère d’évasion, je ne bois pas, je ne fume pas, je ne joue pas, je ne vais pas aux putes, il m’adopte.

Je ferai, en seulement deux mois, «the place to be» dans ce club pour la communauté libanaise…

La macro économie est tenue par les grands groupes français, l’économie du quotidien pour la rue est totalement libanaise, elle y fait fortune…et la dépense à la louche !

Yasser fédère une bande de libanais, la trentaine, beau mec, célibataire, il m’amuse et son dynamisme est stupéfiant.

Il tient un grand magasin de Sanitaire et Carrelage. Tous les matins des Africains en vélo prennent livraison d’une centaine de carreaux pour les vendre dans toute la ville au détail pour une marge misérable. Outre ce petit bidouillage matinal, il négocie de très gros marchés dans l’immobilier, c’est un malin. J’aime bien sa vulgarité quand il agite un doigt d’honneur devant son téléphone en communication avec un escroc du bâtiment, alors que sa voix reste si aimable.

Sa petite équipe a fait ses études à Paris et forme une cohésion naturelle, ils parlent tous l’espagnol, l’anglais et le français en plus de leur libanais maternel…c’est plutôt marrant. Les «Yalla», les «Ammo» les «Habibi» et les «Ralasse» pétaradent à la moindre occasion !

En plus de leur passion pour le Barça, le jeu et les adultères, ils se retrouvent pour jouer des scènes de théâtre avec une animatrice sacrément ringarde. Comme ça tombe bien pour moi putain !

Je viens de passer 25 ans sur scène, ça va le faire, «re-pied de biche» pour ma pomme ! Et c’est là que commence la vraie blague… Ah ils veulent jouer la comédie ! Et ben t’inquiète ça va jouer ! le marchand de carrelage, le vendeur de peinture, le négociant en ananas, la prof’, le médecin, la secrétaire, l’imprimeur, tous et leurs amis se mettent à apprendre des textes, la situation est totalement surréaliste.

Ils mémorisent les scènes dans une chaleur impossible, répètent avec application et discipline, dans leurs appartements, au bureau, dans la voiture.

On nous réclame pour jouer notre compilation de Smaïn, Elmaleh, Semoun et Timsit dans les boîtes de nuit à 21h avant l’ouverture aux danseurs à 23h, on fait le plein de spectateurs, les boissons et l’argent coulent à flot… On s’éclate !

On sort tous les soirs, Abidjan bouillonne à tous les carrefours… du jeu, de la drogue et du sexe.

Rue Mercedes, (les rues n’ont pas de noms, on appelle les rues par le bâtiment repère), cette rue c’est aussi la rue des «serpents», la nuit les prostituées vous appellent par des sssss, comme les serpents, dans les phares de la voiture elles ou ils soulèvent leurs jupes et montrent des anémones ou des bâtons de réglisse, vous avez le choix : mollusque  ou confiserie ! … Fureur et vacarme, c’est le feu dans les restaurants et les boîtes de nuit. Á la Cabane Bambou à Treichville dans l’épaisse fumée et les vapeurs d’alcool, les serveuses du bar sont magnifiques ; en face des consommateurs, un miroir au pied des serveuses, incliné de façon à refléter les dessous de leurs jupes sans culottes, (il fait si chaud vous me direz), les conso-mateurs jubilent et transpirent ! Abidjan la barbare, c’est un brasier, exit l’élégance et le raffinement, mais qu’est-ce qu’on se marre !

On a fait nos armes en boîte de nuit, Yass loue un cinéma aux Deux Plateaux du lundi au mercredi pour nos spectacles, on l’équipe de rideaux et de projecteurs qui disparaissent au plafond par un système de poulies quand on doit laisser la place aux projections du reste de la semaine.

Du jamais vu : «Ah vraiment le Blanc est trop foooort» ils ont dit !

Le pic de la bamboche sera de monter avec succès ‘Le Père Noël est une Ordure’ du Splendid, affiché en 4 par 3 sur les murs d’Abidjan, on m’appellera «Père Noël» pendant plusieurs mois.

Pendant les répétitions, j’allais tous les jours encourager les «comédiens» et faire le point sur leurs costumes et accessoires, je coache, je motive à coups d’infiltration de confiance pour dissoudre le trac qui les mine.

Lors d’une de ces visites j’approche du bureau vitré de Yass… personne !

Je rentre, tous les employés sont plaqués au sol, tenus en joue par deux braqueurs, je m’exécute également, ils font ouvrir le coffre, à l’intérieur se trouve le pistolet factice de la scène où Félix menace Chouchou, Zézète, Pierre et Thérèse ; le braqueur découvre l’arme et gifle violemment le gérant croyant qu’il espérait s’en servir contre un braquage, un Black qui gifle un Blanc, impensable en Afrique !

Peut-on expliquer à deux baltringues aux yeux exorbités et armés qu’on répète un spectacle comique avec une arme factice… à terre tout le monde crache au bassinet, ils prennent ma montre, un billet de 10 000 francs cfa dans la poche plaquée de ma chemise prévu pour les taxis.

Grâce à ma dégaine de l’époque, fringué en routard banal, sac à dos, tee-shirt, tongues et bermuda, un vrai Blanc/épave/alcoolo de base, j’avais 1 million cfa dans le sac à dos, la recette du dimanche au club, les braqueurs l’ignorent et s’enfuient en taxi avec les 20 millions de francs cfa du coffre mais sans le mien, mon putain de million à moi, j’étais millionnaire… en cfa d’accord, mais quand même ça compte dans une vie !

Sacré Abidjan, on ne s’ennuie pas une seconde !

La fête continue et s’amplifie, la troupe fait des petits, on brasse de l’affection, des soirées, des fous rires en plusieurs langues et de l’argent bien sûr !

Un 24 Décembre, le Général Robert Guéï profite de l’absence du Président Henri Konan Bédié en goguette à Paris pour déclencher son coup d’état ! Fin de la Fête ! Evacuation par les anges du 43° BIMA. Beaucoup ont rejoint le Sénégal, et moi au bercail, ruiné ! Merde, me voilà rattrapé par la Cavalerie !

©2022 J. Castaldo




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2 thoughts on “Abidjan

  1. Fred says:

    Quelle histoire ! Est-elle réelle ? En tout cas, à travers la lecture de votre texte on sentait le climat moite et permissif d’Abidjan. Super récit !

  2. Jerome says:

    Je crois me souvenir que les miroirs qui pointaient sous les jupes des serveuses c’était au moulin à huile, pas à la cabane bambou.

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New York, été 2005

June 7, 2022