Les invocations

Un jour il nous emmène sur le fleuve, avec son petit hors-bord pour honorer les divinités du fleuve. Cartésiens et athées, nous l’accompagnons pour le plaisir de la balade en bateau. On assiste à une bouffonnerie hors norme, il sort d’un coffre des fruits, des fleurs et une bouteille de whisky qu’il jette par-dessus bord aux petits ilots de papyrus qui errent à fleur d’eau au milieu du fleuve ! D’un côté il a raison, on donne toujours à manger aux poissons mais jamais à boire ! Prost les plantes, et hop, un petit whisky sans glace pour la verdure ! Ces plantes n’ont pas d’attache, elles déambulent au gré du courant et se développent façon OGM de surcroissance. Moussounda délire sur les esprits contenus dans ces ilots qu’il appelle les ‘Sirènes’, il les prie, les respecte et nous encourage à en faire autant !

Il vient de s’envoler, on l’a perdu, il s’est shamanisé, il ne redescendra pas parmi nous, cette fois à notre tour de jouer les sourds et aveugles, néanmoins nous profitons de ce moment seuls avec le boss en lévitation pour exposer notre rapport sur le fonctionnement de son établissement et lui demander où en est le contrat de notre engagement. Mais surprise, «Le Manitoba ne répond plus» ! Sans nous regarder, il invoque la nature, telle une incantation mystique, il répond : «Regarde ! prends des mangues ! prends des mangues ! Prends le bateau, va sur le fleuve, va en forêt, assèche ta soif, satisfait ton appétit !»
Ouille! Il y aura un avant et un après la scène des offrandes aux ‘Sirènes’ !

Le terroir gabonais

On est venu jusqu’ici, du coup on s’oblige à visiter un peu les environs. Un terrain vague sert de place du marché à Lambaréné avec des étals de planches pourries et disjointes posées sur des pieux enfoncés dans le sol. Des toiles cirées râpées et assemblées servent de bâches pour la pluie, encore faut-il que la pluie accepte d’éviter les trous dans ces bâches. L’ambiance est hostile, les stands sont dispersés, tout le contraire des marchés très denses Sénégalais ou Ivoiriens à l’atmosphère festive et tapageuse où on ne lâche pas le client : «on colle comme les mouches mais on ne pique pas comme les moustiques !» (Marché Sandaga, Dakar)

Inutile de s’appesantir sur le côté commercial et avenant du gabonais, il est inexistant, le blanc n’est pas le bienvenu, on lit sur les murs «Gabon d’abord» tracé à la peinture, le message est clair.

On n’y trouve presque rien, ou plutôt si, un truc qui n’est vraiment pas rien, des têtes de singes décapitées à déguster sans modération sous les mouches, j’ai failli tomber dans les pommes. Nous avons goûté du serpent et du crocodile, en sauce, la saveur se rapproche de celle du poulet en plus élastique et plus fade. On pourra juste dire qu’on l’a fait ! Mais rien d’extraordinaire en gastronomie, juste l’exotisme de l’animal cuisiné.

Pour la petite histoire, comme pour le crâne de singe, nous n’avons pas goûté non plus au chien rôti et aux œufs avec le fœtus au Vietnam, ni à l’Agouti ivoirien, pas plus qu’à la tête de mouton confite dans un pots de terre cuite au Maroc, quand c’est trop c’est trop !

viande de singe

Les points de repère de Lambaréné

On ira aussi visiter la curiosité du coin, l’Hôpital Docteur Schweitzer :

Albert Schweitzer. Lambaréné (1913) décrit les principales pathologies : les parasitoses intestinales, le paludisme, la lèpre, la maladie du sommeil. Il soigne les plaies, les gales, et opère les hernies étranglées et les tumeurs éléphantiasiques. (Wikipedia)

 

L’endroit est soigné et luxuriant, des fleurs et des plantes entourent des bâtiments en bois blanc recouverts de toits de tôle rouge, une religieuse à l’ancienne nous accueille, si on peut dire parce qu’elle est plutôt de mauvaise humeur la nonne. Elle nous autorise à regarder autour de nous, mais pas à visiter quoique ce soit à l’intérieur, nous qui avions pensé y passer la journée avec un guide, nous voilà dehors avant de compter trois. Bon, ça, c’est fait !

Pour notre santé mentale, nous avons besoin d’internet, il n’y en a pas à l’hôtel, en Afrique on a pris l’habitude de chercher le cybercafé qui nous dépannera. Trouvé ! Dans le sous-sol, la première gifle signée Mike Tyson est olfactive, on pénètre directement dans la chaussure d’un marathonien après sa course et avant la douche. L’horreur sera d’y séjourner plusieurs heures au vu du maigre débit de l’internet dans cette cave ! Les ventilateurs sont tous en panne, anciennement jaunes, ils sont couverts de crasse et d’insectes de toute sorte comme les claviers, les ordinateurs récupérés dans les casses de Libreville ne gardent pas l’image fixe, l’écran clignote et sursaute, mais « ça marche » nous dira le gérant, démonstration à l’appui. Plus tard nous bénirons cet endroit, malgré ses minutes hors de prix.

Le fleuve, le marché, l’hôpital, la visite intégrale de Lambaréné est terminée.

L’aube équatoriale

Chaque semaine nous utilisons le 4X4 du restaurant pour les courses à Libreville soit 8 heures aller-retour, secoués dans une bétonnière on rebondit sur les sièges accompagnés par une barcarolle de tôle, de graviers et de sable mouillé. Nous partons à 4 heures du matin, en plein milieu du concert de la nuit. Le café mord directement dans la gencive. La pluie a rempli les crevasses de la route, la surface des flaques brille dans les phares, mais impossible de deviner la profondeur de la fosse à venir, on plonge en comptant sur la résistance des suspensions à lames. Nougaro dit : «la pluie fait des claquettes sur le trottoir», en Afrique la pluie est une cascade, une chute d’eau qui assomme, fracasse et inonde.

Par moment la fatigue prend le volant et nous plonge quelquefois d’un bon mètre dans la boue qui repeint les talus en marron glacé.

Quand l’aube apparaît à travers le pare-brise commence une autre histoire. La chaleur du soleil à venir fait émerger des voiles de tulle du sol, quand ils sont plus épais c’est comme de la laine cardée, elle maquille la route couleur cacao ou d’autres fois teintée brique-broyée de la latérite, les crevasses sous les flaques-pièges délavées au café macchiato nous prennent pour des boules de loto dans le cockpit, on gagne à chaque fois. Les plantations, les arbres, la brousse, la terre, tout fume comme un incendie latent dans des souches, une vapeur d’eau tellement chargée de vie (si loin de la rosée misérable des prairies de Normandie) que l’on croit entendre tout ce qui est organique se réveiller, végétaux, animaux et même les minéraux, Ils baillent et grognent, les humains font de même à cette heure.

Quelque fois, la route s’enfile dans un tunnel végétal, on rase des troncs monstrueux comme des colonnes, taillés à hauteur pour laisser passer les grumiers de cinquante tonnes, ils se rejoignent en clef de voûte à la canopée et forment une Nef Gothique végétale de trente mètres, au sommet les feuilles voient la lumière, mais pas nous, en bas c’est la nuit, le brouillard et les vasques de gadoue.

On dépasse des cartables collés au dos des enfants qui regagnent leurs classes à pied en bord de route, en file indienne, on devine leurs uniformes entre chien et loup, ils marchent des kilomètres chaque jour, sages et fiers d’aller à l’école, enveloppés de brume humide, ils agitent les mains au passage des voitures et se plient de rire. Tout ce beau monde redoute l’apparition du taulier, tel un dictateur le Soleil écrasera toute manifestation ; tout émaillé d’or, il se lève, on souhaitera souvent sa mort jusqu’à son coucher où la vie reprendra enfin.

s’installer au Gabon

Au seul grand supermarché de Libreville on charge le pick-up, on déjeune au restaurant «Le Phare du Large», notre table est en vue de l’île de Pointe Denis, la station balnéaire pour les bourgeois gabonais, plage, cocktails et petites pépés.
Nous retrouvons le patron, tenancier du meilleur restaurant d’Abidjan avant le Coup d’État du Général Gueï. Il a immigré à Libreville et j’essaie de lui soutirer de précieuses informations sur les possibilités d’installation au Gabon. C’est la douche froide, le type a épousé une gabonaise et le tour fut joué quand elle a activé ses réseaux, il a pu faire venir toute son équipe de Côte d’Ivoire et obtenir un emplacement de rêve. Il est le patron aux ordres de la patronne, elle pourrait se débarrasser de lui du jour au lendemain, il le sait.

Opportunités gabonaises

A l’occasion d’une expédition au supermarché, au détour d’une allée, nous sommes hélés par deux mastodontes. Il faudra nous approcher pour les reconnaître tant ils sont boursouflés de mauvaise graisse en intraveineuse et une allure de clochard bien gratinée – le genre de blancs qui encouragent l’image dégradante qu’ont les Africains des «petits-blancs-moisis» – ils chaloupent plus qu’ils ne marchent, le couple «Bérurier» de San Antonio est là, il me crève les yeux !

Ces deux-là aussi ont fait partie des beaux jours d’Abidjan. On déjeune au «Phare du Large», histoire de se rappeler le bon temps ivoirien avec le «patron». Eux aussi, réfugiés du coup d’État, par miracle, ils se sont dégoté un job de Directeur d’Exploitation Forestière en brousse, de l’autre côté de la lagune. On boit, puis ils boivent, puis ils reboivent, ils ont un «plan» pour nous sortir de Lambaréné, il y a un restaurant d’entreprise à prendre, un personnel captif, une centaine de personnes par jour.

Depuis l’exploitation, il faut 2 heures de pistes pour accéder au fleuve et ensuite traverser la lagune pour arriver à Libreville.
Il dit : «je vous montre ?»
Je dis: «Montre-nous ! » 

D’abord une navette, moteur hors-bord à fond sur la lagune, ensuite un débarcadère de boue épaisse tartinée d’huile de vidange et de gasoil qui déborde des réservoirs quand on les rempli en tremblant avec des bidons trop lourds de 50 litres dans des entonnoirs approximatifs ; puis un 4X4 repeint à la terre rouge, le pare-brise aspergé d’eau par les buses du capot apparaît sous les essuie-glaces. Après deux bonnes heures de pistes coriaces, une maison apparaît au sommet d’une colline… Macron aurait dit : «Sapristi !» et Haddock: «Tonnerre de Brest !», nous, c’est le choc !
– C’est somp-tu-eux !
On plonge dans «Out of Africa» sur l’écran du grand Rex, bd Poissonnière Paris 2e ! De la terrasse on assistera au coucher de soleil le plus sublime de l’histoire des couchers de soleil. On chavire dans La Beauté !

Nous dinons avec nos hôtes au gabarit de barriques, la bouteille de whisky leur fera tout juste la soirée. A l’aube, la plaine devant la maison est une tapisserie de Bayeux, des dos fumants d’éléphants passent lentement au loin dans les hautes herbes, on s’enlise dans un romantisme profond, une sensation d’Art Absolu, c’est exactement pour ces moments d’exception que nous voyageons.

Re-départ pour le «bon plan» à la base de l’exploitation forestière, re-pistes, re-machine à laver. Au centre d’une clairière est posé un bâtiment de bois. C’est le fameux restaurant d’entreprise. Il est acheminé par containers depuis l’Allemagne qui détient la concession. Une clé et on entre. Il dit :
– c’est pour vous !

A l’intérieur, tout est emballé sous plastique pour voyager étanche, les tables, les chaises, la cuisine est complète, un matériel de cuisson haut de gamme, une plonge entière, les assiettes, les couverts, les verres, la chambre négative, la chambre positive, tout est de grande marque. C’est la Best-Deutsche-Quality pour ce restaurant de brousse mais totalement inadaptée. Qu’est-ce qu’on aurait voulu le transporter sur un bord de plage du côté de Palombaggia !

Il dit : «Une centaines d’ouvriers mangent ici tous les jours, la comptabilité te paie directement sur leurs salaires ; pour le moment, ils achètent leur nourriture avec le même système à l’épicerie (un bâtiment à côté et bien africain celui-là), tu peux avoir l’épicerie aussi si tu veux ! Alors ça vous plait ?» Il espère, la solitude leur pèse trop, même avec le secours de l’alcool. Nous restons dubitatifs.
– Mais j’ai autre chose si vous voulez !
On redémarre, mais cette fois, l’engin de transport est un monstre équipé pour créer sa piste en forêt équatoriale. Les roues dépassent largement notre hauteur, une échelle soudée à la carrosserie permet de grimper dans une cabine grillagée et cerclée d’arceaux de protection, il y a des poignées fixées tout autour pour se maintenir en vie. Il nous emporte vers une plage en contre-bas dans un décor paradisiaque.
Et là ça vous plait !
Il imagine créer une paillote de plage accessible uniquement par les bateaux des gros bourgeois gabonais, c’est au bout du monde ! Il connaît notre goût pour l’aventure, mais il y a des limites, la raison a des frontières, nous ne voulons pas finir en cerises confites au fond d’une bouteille d’alcool à 90°, ce sera «non !».

Le sacrilège

Les jours passent à Lambaréné jusqu’à Noël. Pour le réveillon nous préparons une soirée à l’intention de quelques habitués qui sniffent leur solitude comme d’autres de la coke pour s’oublier. Nous espérons métamorphoser la salle du «réfectoire» en restaurant plus chaleureux. Des pagnes, des fleurs, les tables en «désordre» esthétique pour éviter l’alignement d’une cantine de pénitencier, une guirlande pour éteindre les néons du plafond, tout est cosy et convivial, quand advient la boulette !

Devant l’entrée pour égayer l’accueil des premières marches, nous avons posé des plantes dans des bacs récupérés. Sacrilège ! Excommunication ! Nous sommes des mécréants et c’est l’Émeute…nous avons arraché des papyrus/divinités au fleuve pour les mettre en pots, les plus grands malheurs s’abattront sur nos vies et celles de nos descendants jusqu’à la sixième génération…!

Toutes les balises sont au rouge sang de bœuf.

Sous prétexte de courses à Libreville, nous achetons nos billets retour à l’aéroport.

Nous avons besoin du 4X4 pour notre évasion et il ne serait pas discret de charger nos bagages sans que le gardien, le Blockführer aux ordres de Moussounda, nous surprenne, c’est déjà tout juste s’il ne passe pas un miroir sous les roues à la recherche d’explosifs lorsque nous traversons son portail. Son patron s’est absenté pour les fêtes de fin d’années, il est en Métropole, et en son absence le Cerbère qui garde l’entrée et la sortie des Enfers se croit Kalife à la place du Kalife et note sur son carnet le moindre bruissement de feuilles.

On a plus qu’à joindre sa Seigneurie par téléphone et lui annoncer que le poste ne nous convient pas et que l’on quitte l’hôtel dès lendemain. Et là re-boulette !

Le téléphone va fumer une grande partie de la nuit. Il veut nous interdire de quitter le territoire, il promet de placer des barrages de police sur l’unique route pour nous stopper. On lui explique qu’en ce cas, il s’agirait d’une séquestration et que par nature notre ambassade lui fera de gros ennuis, nous argumentons que nous n’avons avec lui aucun contrat ou engagement comme nous l’avions demandé, de plus nous n’avons reçu aucune rémunération pour notre présence, mis à part les mangues que le gardien ne sait pas cru obligé de noter – le nigaud ! – et qu’après un essai insatisfaisant, nous avons décidé que ce poste ne correspondait pas à notre recherche.

Il perd la tête le Corleone de Lambaréné, il s’emballe, et après avoir répété une bonne dizaine de fois les mêmes arguments de part et d’autre des écouteurs, mon binôme perd patience et explose en crise de nerfs dans le micro, elle le traite en hurlant de bourreau et de tortionnaire sanguinaire !
On raccroche…

L’évasion

Nous contactons celui qui nous a mis en relation avec Moussounda et qui fut son chef dans les temps coloniaux. Il lui rappellera ce proverbe africain qui dit :

Un éléphant qui avale une noix de coco fait confiance à son anus !

 

Ce qui veut dire que si Moussounda fait la bêtise de nous séquestrer – avaler une noix de coco- il doit s’attendre à des conséquences rectales incontrôlables. Puis il lui fera entendre qu’il n’est pas encore le Dictateur du Gabon et que donc pour le moment il ne serait pas raisonnable d’enfermer des personnes dans son établissement bunkerisé. Les contre-uts plus aigus d’une octave que le ‘do’ le plus aigu de ma cantatrice-binôme au téléphone ajoutés à l’intervention diplomatique du pilote ont eu raison de l’apprenti Kadhafi.

Son meilleur ami, lieutenant du Parrain et pharmacien en «ville», celui qui passait tous les jours pour rédiger son rapport, sera réquisitionné pour nous emmener à l’aéroport dès le lendemain à 4 heures du matin.

Arrivés enfin à Paris dans notre famille, nous prenons à nouveau le téléphone pour un briefing sur les Droits de l‘Homme avec notre grand ami Mr Moussounda qui est en France, nous voulons un rendez-vous, ici il n’en mène pas large sans son escouade, nous voulons l’avertir que nous déposons une plainte pour séquestration abusive et que comme l’origine de sa soudaine fortune, il est vraiment dans la merde ! Son épouse répondra à plusieurs reprises qu’il est malheureusement absent. Dommage ! On voulait lui proposer quelques mangues d’importation !

Le Gabon est beau et bon, le gabonais est laid et mauvais !

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J. Castaldo

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