Deux mois plus tard | Septembre 2005

 

L’ambiance à l’appart n’est pas top. Dave et Jackie se disputent régulièrement au sujet de leur fille. Jackie reproche à son mari d’avoir insisté lourdement pour garder l’enfant lorsqu’elle est tombée enceinte. S’il n’avait pas eu leur fille, ils auraient pu rester à Manhattan au lieu de devenir des Bridge and Tunnel people, des banlieusards obligés de traverser tous les jours ponts ou tunnels pour rejoindre New York. On plaisante même souvent à Manhattan sur l’état voisin qu’on considère un peu grossier et sans classe.
– Jona, pourquoi les New Yorkais sont-ils aussi déprimés? Demande Jackie.
Je ne sais pas.
Parce qu’au bout du tunnel, ils n’ont pas la lumière mais le New Jersey.

À quoi bon vivre dans cette mégalopole si on ne profite pas de l’intrépide vie citadine new-yorkaise. La banlieue est comme un immense univers grisâtre ou rougeâtre, terne, froid et ennuyeux où on se sent isolé, même si on n’est qu’à 15 minutes de Manhattan. La venue d’un enfant gâche toute cette vie trépidante que New York sait si bien offrir aux individualistes en quête d’aventures, de plaisirs et de conquêtes. Jackie pense que sa vie n’est plus exaltante, qu’elle est désormais condamnée à subir le joug des mères de famille : cuisiner, faire la lessive, faire le ménage, faire les courses, suivre les réunions d’école, s’inquiéter, vieillir et grossir sans s’en rendre compte… jusqu’au jour où le mari s’entiche d’une jeune femme pleine d’entrain.

***

Le travail à New Amsterdam Home n’est pas facile pour de multiples raisons. Le visa de travail est plus compliqué à obtenir que prévu car le gouvernement Bush a mis un plafond annuel au nombre de visas délivrés, même pour les Canadiens. L’ambiance au bureau est stressante. Le bras droit d’Angela, Francis est un vrai connard qui exige que tous les employés de la boîte se dévouent jour et nuit afin que New Amsterdam Home soit leader dans l’immobilier, sans compter que d’autres collègues jalousent le nouveau poste accordé à Jona. Par-dessus tout, on lui demande de suivre un cours de droit afin qu’il obtienne sa licence new-yorkaise d’agent immobilier. Toutes ces tâches à accomplir submergent le jeune homme.   

Curieusement, Jona n’a jamais vu Gabriel au travail. Ils se parlent souvent au téléphone. Ils rient souvent. Ensemble ils passent en revue tous les employés de la boîte en se moquant d’eux. Confiant dans cette nouvelle complicité, il lui communique ses inquiétudes, notamment sur l’échéance de son assurance maladie qui arrive à son terme dans une semaine et sur tous les objectifs à atteindre. Gabriel, silencieux dans un premier temps, le rassure en prononçant les bons mots. « On ne peut fonctionner sur la crainte. Une assurance ? Pourquoi dépenser autant lorsqu’on est plein d’énergie et de vitalitéN’y pense pas. On crée soi-même les événements. Sois toujours fonceur, joyeux et optimiste quelle que soit la situation. Tu réussiras, je n’ai aucun doute. »

Chaque jour, Gabriel se transforme un peu plus en gourou.

***

La semaine passe, l’emprunt des tunnels ou des ponts est désormais affaire quotidienne, il s’habitue aux disputes nocturnes entre son frère et sa belle-sœur, aux aboiements incessants du cocker, au bourdonnement de la ville qui envahit constamment son cerveau : les sirènes des voitures de police, le bruit de la ventilation du Subway, les klaxons, les cris de quelques déséquilibrés, les voix des passants résonnent dans sa tête. Le travail dont il est responsable n’est pas encore maîtrisé, Francis est toujours sur son dos et Angela lui échappe de plus en plus. Le stress s’installe dans sa routine, les journées au boulot se rallongent, les commissions tant attendues traînent, la fatigue le gagne. Le repos est impossible. Toutes ces turpitudes l’oppressent.

Le week-end, c’est la solitude ou plus rarement une liaison passagère. Il erre dans ce Manhattan qu’il aime tant mais qu’il trouve de plus en plus insaisissable. Un dimanche, il revoit une connaissance de Montréal et tous deux décident de déjeuner ensemble à Harlem.

HARLEM

Par une très belle journée ensoleillée de septembre avec une température des plus agréables sans aucune humidité dans l’air, comme celle du mardi 11 septembre 2001. Dan lui propose de le rejoindre pour un brunch sur une terrasse du boulevard Malcom X. Les deux hommes s’étreignent comme s’ils avaient vécu ensemble un terrible événement. L’Américain l’invite : « un Bloody Mary va raviver notre amitié.»

Dan lui sourit. Sa dentition blanche est parfaite dont seuls les métrosexuels afro-américains ont le secret. Habillé de façon simple mais de bon goût : polo et jean ajustés de la marque Abercrombie & Fitch. 1 mètre 78, musclé et traits fins du visage, peau noire et lisse, il aurait été certainement mannequin s’il avait été un peu plus grand.

– Je tenais à te remercier pour ton aide le soir où je suis tombé à Montréal. Sans toi, j’aurais eu de graves complications au genou.
– Ce n’est rien. C’est surtout le médecin qui t’a opéré gratuitement qu’il faut remercier.
– Je trouve que les gens n’ont pas assez conscience de la chance qu’ils ont de marcher sans douleur. La mobilité du corps est en fait un miracle quand on y pense.
– Oui… Au fait, comment s’appelait le docteur ?
– Je ne me souviens plus de son nom… Un nom finissant en « el », je crois. Je l’ai écrit quelque part… je suis sûr que je l’ai noté. Je vérifierai quand je rentrerai chez moi. Changeons de sujet : la vie à New York, ça te plaît ?
– Oui, j’adore. C’est comme un rêve qui devient réalité.
– La vie new-yorkaise est géniale mais il faut s’en donner les moyens.

L’année précédente, Dan prenant une photo au coin de la rue St-Denis et Sherbrooke à Montréal s’est fait renverser violemment par un scooter dont le conducteur a pris fuite juste après l’accident. Le choc a été terrible pour le genou ensanglanté de l’Américain. Jonathan qui se trouvait là au moment de l’incident l’a aidé et l’a emmené à l’hôpital St Luc où il fut soigné par un médecin très attentionné et bienveillant. Jonathan est d’ailleurs resté toute la nuit avec Dan. Depuis lors, une solide amitié unit les deux hommes.

Dan est interrompu par la serveuse qui arrive avec deux grandes assiettes de Jambalaya, plat typique du sud des États-Unis.

Jonathan, tu vas bien? Tu me parais un peu pâle.
– Non, ce n’est rien. Ça doit être le Tabasco, j’en ai mis un peu trop dans le Bloody Mary.
– Mange, ça va te faire du bien. Ah, les Français, ils ne sont habitués à boire que du vin.  

Tous les deux entament leur plat copieux, sorte de paella américaine relevée, fusion des cuisines espagnole, africaine et française de la Louisiane.

– Jonathan, tu as suivi les actualités dernièrement ? Tu as vu ce qui s’est passé avec Katrina ?
– Oui, c’est terrible.
– Et lamentable ! La Nouvelle-Orléans est l’une de mes villes préférées. Tu sais, les Républicains vont profiter du chaos pour en faire une ville blanche qui ressemblera plus à grand parc d’attraction, type Disneyland. Ils ne feront rien pour encourager le retour des Noirs qui sont partis se réfugier au Texas ou dans le nord de la Louisiane.
– Tu crois ça ?
– Oui. N’oublie pas que ce pays est foncièrement raciste, surtout les États anciennement esclavagistes. Les Américains ne voteront jamais pour un président noir. Un jour, ils mettront au pouvoir un connard milliardaire raciste et soumis à la NRA, tu verras. Pour être élu dans ce pays, il faut être très riche, corrompu, aimer les armes à feu, paraître inculte et surtout tenir un discours réducteur. Ça plait à l’Américain lambda.
– On est toujours plus sévère quand on juge son propre pays. Moi, je trouve que l’Amérique est le pays où tout est possible, la terre des opportunités, de la liberté où l’État est moins présent, moins de paperasse, moins d’impôts.
– C’est parce que tu es blanc. Ta vision est subjective. Tu n’as pas conscience qu’il y a 40 ans, nous avions un système d’apartheid ici. Par ailleurs, cette liberté existe uniquement sous un angle européen. Pense aux Premières Nations, leurs libertés ont été anéanties par l’appétit insatiable des entrepreneurs.
– Je crois que tu fais fausse route dans ton analyse. Je ne pense pas que l’Amérique ait été guidée par quelque doctrine raciste. Je crois que les paradigmes étaient basés uniquement sur l’enrichissement, la volonté d’améliorer sa propre existence. Toutes les sociétés ont trempé dans l’esclavage, qu’elles soient africaines, arabes, asiatiques ou européennes. Seuls ceux qui possèdent la supériorité technologique arrivent à s’imposer et à prospérer. C’est là que réside la tragédie de la condition humaine et…

Une violente douleur à la poitrine suspend le débit de Jonathan.
– Ça ne va pas, demande Dan, l’air inquiet.
– Non, pas trop. J’ai une douleur au thorax et au bras gauche. C’est sans doute à cause la musculation.
– Quand es-tu allé à la salle de gym pour la dernière fois ?
– Hier soir.
– Ça doit être une douleur musculaire. Tu as dû faire un faux mouvement.

Il ressent un autre malaise et une envie pressante d’aller aux toilettes. Il veut évacuer d’une manière ou d’une autre. Il s’excuse… il transpire. Il se rappelle la mort de son père, décédé d’un infarctus à l’âge de 45 ans, on l’a trouvé parterre dans les toilettes lors d’une canicule à Paris. Se pourrait-il qu’il vive la même chose ? Une fois revenu à la table, Jonathan, anxieux, décrit son mal, ce serrement au cœur et l’histoire de son père.

On va prendre un Yellow Cab et je vais t’amener à l’hôpital de Harlem, c’est le plus près d’ici. Il vaut mieux être prudent. Quel est le numéro de ton frère ?
Jonathan le lui donne. Dan paie l’addition et hèle aussitôt un taxi à la sortie du restaurant. Il appelle David pour lui expliquer la situation.

– Ok. A quel hôpital allez-vous ?
– Au North General Hospital.
– Non ! Amène mon frère au Mount Sinai sur Madison Avenue.
– Je pense que celui de Harlem serait mieux car il est plus près.
– Non, écoute bien ce que je te dis : emmène-le chez les Juifs. Ils s’occuperont mieux de mon frère. Tu piges ?
– Ok.
– Passe-moi Jona.
– Écoute, assure-toi qu’il t’amène au Mount Sinai.
– J’ai un problème.
– Oui, je sais. Mais tout va bien se passer. Tu seras dans de bonnes mains. Les meilleures.
– Non, c’est au niveau de mon assurance.
– C’est quoi le problème avec ton assurance ?
– Elle a expiré la semaine dernière.
– Et bien donne une fausse adresse.

Mount Sinai – East Harlem

Arrivés au Mount Sinai, les deux amis se dirigent vers les urgences. Ils n’attendent pas. Ils expliquent le problème à une infirmière noire. Elle pose quelques questions et demande s’il est assuré. Ensuite, elle guide Jonathan vers un lit, lui demande de s’y asseoir et commence par lui faire une perfusion, puis une prise de sang et enfin un contrôle cardiaque. Dan revient et lui dit :
– Je ne peux pas rester. Je viens de téléphoner à ton frère et il m’a demandé que tu le rappelles demain matin.
– Si je suis toujours dans l’état de lui passer un coup de fil.
– Ne t’inquiète pas, tout ira bien. C’est un très bon hôpital. On te confie aux meilleures mains du pays. Je viens d’acheter un livre à la librairie non loin d’ici. Je te le laisse.

Le voilà, seul, sur son lit aux urgences, inquiet de la suite. Il ressent une certaine amertume, un sentiment d’être abandonné et une peur soudaine de mourir seul. Il n’avait jamais envisagé qu’il puisse trépasser aussi jeune. Se pourrait-il que la vie finisse comme cela, en une queue de poisson, sans qu’il puisse réaliser quoi que soit, que son passage sur Terre soit aussi insignifiant et ridicule que celui d’un cafard qu’on finit par écraser et dont on ne se souviendra plus? Il regarde le livre que lui a déposé Dan. Il porte sur la cabale, « The Power of Kabbalah ». Il l’ouvre et lit la première page. On célèbre la flamme, cette énergie qui maintient la vie. Il réalise que sa flamme à lui s’éteint petit à petit par de nombreuses déceptions bien qu’il ait saisi toutes les opportunités que la vie lui a présentées. « Life is a bitch » serait plutôt le titre de son ouvrage s’il devait à cet instant écrire une histoire. L’infirmière revient avec le résultat des premières analyses.
– Ça vous arrive de manger quelquefois ?
– Oui, pourquoi me posez-vous cette question ?
– Vous n’avez presque pas de potassium dans le sang. Nous allons devoir vous mettre en soins intensifs. Vous avez tous les signes d’un infarctus. Le médecin va venir vous ausculter sous peu. Ah, le voilà qui arrive.

C’est un jeune médecin brun de taille moyenne, aux lunettes rondes, belle allure.
– Bonjour Jonathan, êtes-vous assuré ?
– Oui et je suis canadien.
– Ok, on va vous observer ce soir et demain matin, nous procéderons à des examens : IRM, des tests cardiovasculaires. Ok, c’est bon ?
– Ok

La nuit est longue… l’infarctus va-t-il se produire ? De nombreuses pensées et images défilent dans sa tête. Il n’a même pas la force de poursuivre le bouquin tellement l’anxiété l’envahit. Il pèse chaque minute de cette longue nuit. L’amertume est telle que ses yeux restent secs. Même sa mère, occupée par des activités mondaines, ne s’est pas manifestée.

Enfin arrive l’aube. Infirmiers et médecins pénètrent dans la chambre. Il fait une IRM, un scan et un test d’effort. Vers midi, un jeune docteur rouquin vient le voir. Il lui dit d’une voix douce que bien qu’il semble avoir eu tous les symptômes d’un infarctus, son cœur reste intact. Un miracle ! Il lui demande de se faire suivre une fois de retour au Canada. En attendant, il lui prescrit des aspirines de 75mg à prendre chaque jour. A sa sortie, Jonathan donne une fausse adresse comme son frère le lui a conseillé.

One thought on “New York, été 2005

  1. jacques says:

    Eh bè ! Un vrai plaisir !

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