MELNIK, BULGARIE
Mardi 20 mai 2014
À l’aéroport de Sofia, Atanas l’attend. Il vient vers lui et une longue étreinte s’ensuit. Dans la voiture, il se rend compte que son compagnon prend une autre direction que Sofia.
– Où va-t-on ?
– Ah, une surprise ! Nous allons dans un de mes endroits préférés en Bulgarie : Melnik, dans le sud, à la frontière grecque. J’ai loué une chambre d’hôtel pour 2 jours. Tu vas découvrir la beauté du sud des Balkans.
Taras devient pensif.
– Ce nom me dit quelque chose… C’est bizarre…
Après un peu moins de trois heures de route, ils arrivent à Melnik. Taras est enchanté par le charme du lieu : une toute petite ville à l’architecture ottomane harmonieuse, traversée par une rivière et entourée de montagnes. Le cadre est idyllique. Ils arrivent à la réception d’un hôtel au centre du village et Atanas règle la facture pour les deux nuits. Il sort une liasse de billets en Lev cette fois-ci. Ils montent dans leur chambre égayée par une belle petite terrasse d’où l’on voit une rivière et les falaises de craie. Atanas s’empresse de fermer les rideaux et se jette sur Taras qui lui répond avec une volupté qu’il n’a jamais ressentie. Ils sont heureux et surpris d’une telle intensité.
Durant leur séjour dans le sud, ils visitent monastères, vieilles églises orthodoxes, se promènent dans cette campagne bucolique. Ils rient ensemble. Cette joie qu’ils partagent se diffuse dans l’entourage. Tout le monde leur sourit, leur parle aimablement, plaisante avec eux, leur fait des prix, les ménage. Une énergie incroyable se dégage lorsque ces deux hommes si différents sont ensemble. Ils éprouvent un sentiment d’union et de complétude.
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SOFIA, BULGARIE
Taras est aux anges. A son retour à Sofia, il obtient sa naturalisation et fait aussitôt sa demande de passeport. Son rêve devient enfin réalité. Il peut désormais quitter l’Ukraine, cet univers post-soviétique corrompu qu’il déteste. Il aimerait aller en Espagne ou en Angleterre si possible, loin du monde orthodoxe. Il est convaincu que l’orthodoxie empêche un pays de se développer socialement.
– Tu plaisantes quand tu dis ça ? lui demande Atanas.
– Non, regarde même dans l’Union européenne, les pays les plus corrompus sont orthodoxes.
– Tu penses donc que certaines cultures sont moins compatibles avec la transparence que d’autres ?
– Pas toi ?
– Je suis tsigane, donc je me méfie de ces généralités. Mais il est vrai qu’il est quelque peu étonnant que les leaders de l’Église orthodoxe aux robes dorées étincelantes soient aussi transphobes.
– Exactement, et pourtant sont si théâtraux. Je les verrais bien sur scène pour l’Eurovision, surtout les papes russes.
Taras pense à la phrase que vient de lui dire son ami « je suis tsigane, donc je me méfie des généralités ». Que veut-il dire par là ? Il n’ose pas aborder le sujet sachant que les nomades sont très mal perçus dans toutes les sociétés européennes. Et puis, il ne veut pas aborder un sujet difficile en une si belle journée. Ils se prélassent sur une terrasse de café sur le boulevard Vitosha et l’invitation à un séjour de deux semaines en Espagne le comble même si c’est dans quatre mois…
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Quatre mois passent dans l’attente. Entre temps, Taras a reçu son passeport. Il se rend en Espagne, à Barcelone où il savoure deux semaines sublimes avec Atanas. Ce dernier demeure énigmatique même s’il est fou amoureux de lui. C’est sa présence, son toucher, son odeur, sa peau, sa voix rauque, son regard, son rire, son sourire espiègle qu’il désire. Le reste compte peu. Il ne s’intéresse même pas à ce que fait Atanas dans la vie. Ce qui importe, ce sont les retrouvailles. Après le séjour catalan, Taras le revoit en décembre, cette fois-ci en Thaïlande. Trois semaines idylliques à Bangkok et à Phuket où il découvre des paysages paradisiaques, des saveurs jusqu’ici inconnues, une tolérance sexuelle, une activité grouillante et impressionnante, une culture bouddhiste où le sourire et la politesse contrastent avec le manque de courtoisie du monde slave post-communiste. En avril de l’année suivante, pour fêter leur premier anniversaire, Atanas souhaite qu’il l’accompagne au Mexique, à Mexico et dans le Yucatan. Taras est enchanté, il apprécie la gentillesse et le sourire des gens, il oublie ou il ignore que l’Amérique latine est rongée par la corruption et la mafia.
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ODESSA, UKRAINE
Les conditions de rencontre sont toujours les mêmes. Atanas décide quand, où et comment ils se retrouvent. Pour se racheter, il prend en charge tous les frais. Cette situation empêche Taras de décider de sa prochaine étape dans sa vie. Après l’obtention du passeport, il avait pourtant pensé quitter Odessa et l’Ukraine. Mais son impatience de revoir Atanas empêche toute initiative qui pourrait entraver sa disponibilité envers son amant. La situation en Ukraine s’est quelque peu stabilisée et les exportations ont repris, ce qui rend le travail avec son patron ingouche plus facile et plus rentable. Le principal est qu’on ne lui demande plus d’aller dans l’Est du pays qu’il déteste, ni en Crimée dont les liens de communications ont été finalement coupés par Kyiv.
Il a remis son projet d’immigrer à plus tard. Depuis son premier voyage, il a gardé contact avec Stella officiellement résidente à Berlin. Elle peut faire de la publicité pour son business qui lui procure d’ailleurs un très bon revenu. Heureusement pour elle, les gens sont obsédés par l’avenir, ce qui les empêche de se contenter du présent. Avec Taras, Stella est toujours enthousiaste lorsqu’elle lui parle et elle l’encourage à profiter pleinement de la vie car « celle-ci ne tient que sur un fil », ne cesse-t-elle de répéter. Elle aime beaucoup son beau compatriote et s’est même attachée à lui. Elle l’accepte tel qu’il est. Elle lui signale qu’elle sera en Bulgarie au mois d’août pour le pèlerinage de Rila afin de célébrer la nouvelle année solaire, célébration qui consiste à la pareurythmie [13], c’est-à-dire à des pas avec accompagnement musical permettant d’atteindre l’harmonie universelle. Ces mouvements corporels introduits par Peter Deunov renforcent la santé de l’individu et son développement spirituel. Taras acquièse. Il pense à sa première rencontre et comment celle-ci a changé sa vie. Sans Stella, il n’aurait pas connu l’amour fou.
Lorsqu’il en parle à Atanas au téléphone, celui-ci lui déclare :
– Bonne idée ! Je peux me joindre à vous ?
– Quelle question ! Bien sûr que oui. Ce serait du 19 au 21 août.
– Oui, je sais. Ce ne sera pas la première fois pour moi.
– Ah bon ?
– Ce sera la troisième fois.
– La première fois est l’année où j’ai rencontré ma femme. La deuxième est quand je lui ai demandé sa main.
– Et la troisième ? L’année de la séparation ?
– Taras… Taras… vraiment ? Non, la troisième fois servira d’occasion pour te présenter à mes deux enfants.
– Oh ! J’avais complétement oublié que tu avais deux enfants.
– Tu vas voir, ils sont très sympas. Ils sont impatients de te rencontrer. J’ai vraiment envie que vous vous connaissiez.
– Tu leur as parlé de moi ?
– Oui, mais sans trop de détails. Je leur ai dit que tu étais mon alter ego… Tu étais comme un frère cosmique.
– J’en suis touché mais… j’appréhende un peu ce moment.
– Ne t’inquiète pas, tout va bien se passer.
– Ils ont quel âge ?
– Ruben à 17 ans et Maya 15 ans.
– On va tous loger ensemble ?
– Oui.
– Je peux prendre une chambre d’hôtel, tu sais.
– Non, je réserverai un grand appart pour la semaine. On aura chacun notre chambre.
– On ne restera donc pas chez toi ?
– Je n’ai jamais eu de chez moi. Rappelle-toi, je suis nomade.
– J’avais cru…
Atanas l’interrompt
– Et aux sept lacs de Rila, on fera du camping pendant deux soirs. Ce sera le fun. Bon, je suis à Vienne. Je dois partir. Je te rappelle dans deux semaines.
– Mais…
Taras n’a pas le temps de finir sa phrase. Atanas a déjà raccroché. Il devient anxieux et craint quelque chose qui reste encore flou à son esprit. S’agit-il d’une peur de le perdre ou de ne plus être le centre de sa vie ? Il ne peut le dire.
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De juin à août 2015
Les longues séparations le taraudent de plus en plus. Mais à mesure que le mois d’août s’approche, espoir et joie reviennent.
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[13] en bulgare : Паневритмия