Le Carnaval tant attendu par la population est une grande fête où l’appétence à la débauche laisse libre cours. Les femmes se déguisent en hommes et les Martiniquais virils se déguisent dans des tenues féminines provocantes qui valorisent leur impressionnante anatomie. Pendant cette courte période carnavalesque et outrancière de trois jours, on remarque que l’évangile est le seul qui est resté dans le placard.Le retour au travail est plutôt difficile. De nombreux collègues sont absents. Le P’tit Manu comprend finalement que le Carnaval dure toute une semaine dans la vie active.

L’enthousiasme du P’tit Manu qui a pourtant grandi avec le slogan socialiste du « vivre-ensemble » décline quelque peu. En effet, quand Paris – à comprendre ici l’État – tente d’imposer une nouvelle mesure, celle de mettre un terme aux 40% de prime aux fonctionnaires par souci d’économie et d’égalité entre les Français, toute l’île s’embrase. C’est au système clanique local même auquel on s’attaque. Il faut savoir que lorsqu’un notable est élu maire, ce sont de nombreux CDI municipaux qui sont créés pour les membres de la famille extensible à l’infini du nouveau représentant de la République. Certes, même si cela avale une partie considérable du budget de la commune, ces passe-droits entraînent néanmoins une certaine prospérité de l’élite locale, élite qui n’abandonne pas pour autant sa lutte consistant à défendre les valeurs de la gauche radicale autonomiste : « Non à l’installation des grands groupes hôteliers qui exploiteraient la main d’œuvre locale ! »Bon, il y a les mauvaises langues qui murmurent que les 40% sont la meilleure garantie de s’assurer l’allégeance de cette élite ultramarine envers la République. Mais une telle conclusion serait une atteinte à la dignité insulaire et disons-le – n’ayons pas peur des mots – elle équivaudrait à du racisme. La Martinique n’est point une république bananière !

S’attaquer à l’honneur des Français ultramarins revient à une déclaration de guerre. Les ennemis ne sont plus les Francs-maçons suceurs de sang, ni les bandits saint-luciens ni les illégaux Haïtiens mais l’État colonial. On dénonce aussi les riches Békés exploiteurs et les métropolitains voleurs d’emplois surtout à la tête de l’administration et des grands groupes. Des barrages routiers sont alors mis en place. Ils quadrillent tout le département d’Outre-mer. Drapeaux indépendantistes et syndicaux servent d’étendards. Des pneus brulés servent de ralentisseurs. Des jeunes cagoulés servent la cause nationale en intimidant les automobilistes réfractaires au droit de péage, entre 5 et 25 Euros en fonction de la tête du conducteur. Le P’tit Manu, avec ses bonnes manières parisiennes, doit s’acquitter à chaque fois du prix différentiel de 30 Euros.Un mouvement de grève générale s’impose grâce aux éléments les plus dévoués, soutenus par le nouveau parti la Martinique Insoumise. Juliette conseille au P’tit Manu de rester chez lui car il pourrait devenir une cible sur les barrages routiers. Les banderoles des protestataires sur lesquelles est inscrit le slogan « Non au génocide démographique de la Matinik » inquiètent.  Les protestataires accusent l’État colonial d’exporter la jeunesse antillaise et d’importer les retraités métropolitains.La situation se dégrade de jour en jour. Une bande d’une soixante de motards avec fusils pointés vers le ciel prennent d’assaut la gendarmerie des Trois Îlets et la brûlent. Les autorités craignent silencieusement qu’une chasse au « colon blanc » voie le jour. Quant au P’tit Manu, horrifié, dépité, il constate que l’ordre républicain est au bout de compte une notion théorique.

Finalement, le calme revient après quatre semaines de violence dont le coût est estimé à un milliard d’Euros. Le projet de loi est abandonné à Paris, une prime annuelle de 1500 Euros est accordée aux salariés martiniquais et une baisse de 50% de la TVA sur les énergies est concédée, le tout justifié par la cherté de la vie et par l’éloignement géographique de l’île ; aussi les partis politiques de l’île abandonnent tout projet d’autonomie ou d’indépendance et s’abstiennent de revenir sur la mystérieuse disparition entre Fort-de-France et Paris du gros dossier judiciaire sur la chlordécone, pesticide extrêmement dangereux. Ainsi réconcilient-ils Békés et syndicats locaux qui ont soutenu jadis la dérogation pour son utilisation dans les bananeraies.On sait que la Grandeur internationale de la France passe par ses possessions maritimes ultramarines.

A partir du jour où le P’tit Manu ose souligner ouvertement les contradictions des Antillais au bureau – il ne comprend pas pourquoi ces derniers refusent toute autonomie mais veulent conserver leurs spécificités comme le rejet du mariage pour tous ou la priorité donnée aux autochtones pour les postes dans la fonction publique – l’ambiance y est légèrement moins joviale.Curieusement, il trouve de façon quotidienne une pièce de 5 centimes sous son bureau. Il a beau la ramasser chaque jour, il en retrouve une autre le lendemain. Il s’agit là peut-être d’une coutume bienveillante et généreuse, se dit-il. Ces pièces lui permettent d’avoir toujours un peu de monnaie sur lui lorsqu’il passe à la boulangerie.

Mais depuis ce phénomène énigmatique, une série de malchances le poursuit : il attrape la dengue qui le cloue au lit pendant une dizaine de jours, l’adorable chaton qu’il a adopté se fait empoisonner et meurt dans d’abominables souffrances, la chaudière de son appartement explose ce qui l’oblige à prendre des douches froides pendant un mois, il se foule la cheville en allant au travail, il fait une intoxication alimentaire. En nageant, il se fait piquer sur ses parties intimes par des méduses microscopiques, il dort mal, il fait de nombreux cauchemars et finit par avoir des visions, des formes sombres passant au-dessus de son lit.Ce n’est qu’au bout de plusieurs semaines qu’il cesse de ramasser les pièces de cinq centimes. Quand sa collègue Chantal l’a vu à quatre pattes sous son bureau en train de ramasser la monnaie, elle lui a crié : « malheureux ! Pourquoi touches-tu à ces pièces ? Il ne faut pas les prendre. Même les femmes de ménage refusent de les enlever. Elles représentent un sortilège ».

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Le choc culturel du P’tit Manu est total. Serait-il devenu expat dans son propre pays ? ou simplement un occupant ? S’il ose déclarer qu’on est ici en France, on lui rétorque qu’il est en Martinique. Quand il dit à ses collègues que ses parents habitent en France, on le corrige pour lui dire que ses parents vivent en France hexagonale car ici, c’est aussi la France.On se moque du P’tit Manu avec son savoir-vivre élitiste légèrement maniéré, interprété comme une inclination déviante. Au bout de six mois, le P’tit Manu se méfie des petits sourires à la fois amusés et condescendants des secrétaires. Sous l’apparence sympathique des locaux, une xénophobie se dissimulerait-elle ?

Antoinette, présidente de région en métropole, ne veut surtout pas de problèmes avec son fils ni faire du foin avec l’administration des territoires d’outre-mer.  Grâce à ses relations haut placées, elle arrive à faire muter son fils dans l’Hexagone, dans un fauteuil confortable au Haut-commissariat au Plan, dans un bel hôtel parisien. Il est vrai qu’on ne connait plus très bien la fonction de cette institution nationale dont les 15 millions d’Euros alloués à son budget assurent toutefois à ses employés une vie agréable.

Le jour du départ du P’tit Manu de la Martinique, l’ordinateur qu’on lui a promis dès sa première semaine est installé sur son bureau. Il aura dû attendre en tout sept mois. Il remet le manuscrit de sept pages sur lequel il a travaillé tout le long de son stage rémunéré sur la vétusté du réseau de canalisation du département, rien de nouveau… cependant, il s’agit d’une page par mois. Sa patronne, Juliette le félicite et organise une petite fête d’adieu. Il reçoit une bouteille de vieux rhum, des épices et une bible avec une dédicace de Juliette :

« Hier n’est plus,
Aujourd’hui est là,
Par Lui naîtra demain. »
&
Proverbe africain :
Tout seul on va vite,
Mais ensemble on va plus loin.

Au moment de cette lecture, « loin » est ce que retient l’attention du P’tit Manu.Partir loin et seul.  

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Le carnaval

Appétence (n.f.): carving, yearning, desire
Débauche (n.f.) : debauchery, orgy
Laisser libre cours (loc. v.) : give free rein
Outrancier / outrancière (adj.) : outrageous

Six mois plus tard

Imposer (v.) : tax
Fonctionnaire (n. m/f) : civil servant
Par souci de (loc. adv.) : for the sake of, for the purpose of
S’embraser (v.) : ablaze, inflame
CDI, Contrat à durée indéterminée (n.m) : Permanent contract. With ‘CDI’ in France, it gets difficult for the employer to lay off the employee, even if the employee becomes rude and lazy.
Certes (adv.) : admittedly
Avaler (v) : swallow, take
Commune (n.f.) : municipality, town
Passe-droit (n.m.) : special favour
Installation (n.f.) : arrival, opening
Main-d’œuvre (n.f.) : workforce, workers
Mauvaise langue (n.f.) : scandalmonger
Ultramarin / ultramarine (adj.) : overseas
Atteinte (n.f.) : breach, infringement
Insulaire (adj.) : island
Équivaloir (conditionnel : équivaudrait) : be tantamount to
Bananier / bananière (adj.) : banana

Grèves, blocages et jacqueries antillaises

Suceur (adj.) : sucker
Békés (n.m/f.) : People who are descended from the first French settlers in Martinique who used to own plantations. “Les Békés” (from Martinique) run the economy in most of French overseas territories.
Barrage routier (n.m.) : road barricade
Quadriller (v.) : lock down
Étendard (n.m.) : emblem
Pneu (n.m) : tyre
Ralentisseur (n.m.) : speed bump, speed hump
Cagoulé (adj.) : wearing a balaclava
Réfractaire (adj.) : resistant
Péage (n.m) : toll
S’acquitter (v.) : pay
S’imposer (v.) : prevail
Dévoué (adj.) : devoted
Cible (n.f.) : target
Banderole (n.f.) : banner
Se dégrader (v.) : deteriorate
Motard (n.m.) : biker
Fusil (n.m.) : riffle
Prendre d’assaut (loc. v.) : take by storm
Bande (n.f.) : gang
Dépité (adj.) : miffed, vexed

L’efficacité de l’accommodement

Accommodement (n.m) : compromise
Concéder (v) : grant, give
Éloignement (n.m.) : distance
Chlordécone (n.m.) : Chlordecon is a very dangerous pesticide banned in the US and Europe.
Jadis (adv.) : long ago
Derogation (n.f.) : exemption
Bananeraie (n.f.) : banana plantation
Grandeur (n.f.) : greatness

Le quimbois

Quimbois (n.m) : ‘a lighter version’ of voodoo in Martinique
Oser (v.) : dare
Souligner (v.) underline, stress
Mariage pour tous (n.m) : gay marriage
Autochtone (n.m/f) : native
Jovial (adj.) : jolly
Quotidien-ne (adj.) : daily
Pièce de 5 centimes (n.f) = five-cent coin.
Avoir beau (loc. v.) : might well
Ramasser (v.) : pick
Bienveillant (adj.) : kind, benevolent
Attraper (v.) : catch
Clouer (v.) : nail
Chaton (n.m.) : kitten
Chaudière (n.f.) : boiler
Se fouler la cheville (loc. v.) : sprain your ankle
Une intoxication alimentaire (n.f.) : food poisoning
Méduse (n.f.) : Jellyfish
Cauchemar (n.m.) : nightmare
À quatre pattes (loc. adj.) : on all fours
Sortilège (n.m.) : curse
Occupant (n.m.) : occupier
Rétorquer (v.) : retort
Savoir-vivre (n.m.) : manners
Maniéré (adj.) : affected
Se méfier de (v.) : to be warry of, not trust
Condescendant (adj.) : patronising

Le retour en France hexagonale

Faire du foin (loc. v.) : cause a stir
Muter (v.) : transfer
Haut-commissariat au plan : Office of the High Commissioner for planning
Toutefois (avd.) : however
Féliciter (v.) : congratulate
Dédicace (n.f.) : inscription

Une oreille coupée à toujours son conduit (expression martiniquaise qui signifie que l’allure d’une personne peut être trompeuse)


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