A la table des tyrans, un régal littéraire

Pierre Scordia

Le nouveau livre de Christian Roudaut, A la table des tyrans (éditions Flammarion), raconte l’histoire à partir d’anecdotes concernant des repas et des commensaux. Cet ouvrage à la fois original et réussi décrit les différents tyrans sous une lumière tragi-comique sans toutefois dénaturer l’aspect sinistre des hôtes.

Le révolutionnaire

Le livre commence par le palais de Mao Zedong, pour qui le piment est symbole du feu révolutionnaire. Carnivore, il apprécie le bœuf et le porc, la cuisine de sa région natale, le Hunan ; un trait commun qu’on retrouve chez les grands tyrans du XXe siècle : leur goût prononcé pour les bons plats de leur enfance. Le Grand Timonier associe le goût des mets peu relevés ou sucrés à une nonchalance, à un embourgeoisement. Un palais se rééduque. Le vrai communiste préfère le piment rouge. D’ailleurs, les goûts culinaires s’opposent lors des rencontres entre les deux grandes délégations communistes : la chinoise et la soviétique ; deux visions du marxisme bien différentes qui se manifestent dès qu’on passe à table.

Même lors de la famine causée par l’insensé Grand Bond en avant – le programme désastreux de l’industrialisation de la Chine - Mao ne se prive jamais. Bien qu’il renonce pour un temps à la viande au nom de la solidarité, il dégustera de succulents poissons. Son goût pour la cuisine huileuse et pimentée lui donnera quelques soucis digestifs. La façon dont le Grand révolutionnaire défèque est plutôt surprenante et comique et l’intérêt que portent ses médecins aux déjections du leader est étonnant et drôle.

L’empereur

Le deuxième chapitre nous installe à la table de l’empereur de Centrafrique Jean-Bedel Bokassa qui règne sur deux millions d’âmes. Cet Africain francophile à la double nationalité, grand admirateur de Napoléon, a bien graissé la patte et la panse de la Françafrique. On se souvient tous de l’affaire des diamants… Le budget du sacre impérial est faramineux et les millésimes servis à tout le gratin franco-africain sont exceptionnels. Lorsque la marionnette devient trop encombrante pour l’ancienne puissance coloniale, les rumeurs vont bon train à son sujet - tant en France qu’en Centrafrique, l’accusation de cannibalisme arrange beaucoup de politiques mais dénote de nombreux préjugés racistes notamment dans la presse hexagonale, car rien ne prouve que Bokassa l’ait été. Les nombreux diplomates et ministres français invités à la table impériale ont appréciés les menus.

Le petit bourgeois oisif

Le troisième tyran passé à la loupe est Adolf Hitler, très loin du surhomme charismatique qui comprenait les petites gens, il ressemble plutôt à un petit bourgeois oisif se goinfrant de pâtisseries (Mao avait-il vu juste ?), mais il s’invente un passé héroïque de privation. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, à table, Hitler n’a rien d’un psychopathe : végétarien mais tolérant, n’obligeant personne à suivre son régime lors de ses dîners. Par contre, ses repas loin d’être ponctuels peuvent se révéler particulièrement ennuyeux pour les invités surtout lorsque le maître des lieux commence à postillonner durant ses discours interminables. Le Führer donne l’impression d’être un hypocondriaque pour qui  une cuillerée d’huile de nettoyage des armes est un remède efficace ; pas très étonnant que les maux de ventre et les flatulences s’ensuivent.

L’amphitryon sadique

Être l’invité d’Hitler comporte beaucoup moins de dangers que d’être convié à la table de Staline. Hitler bien qu’étant l’un des plus grands sanguinaires de notre histoire moderne serait parfois capable d’un peu d’humanité et de bienveillance, alors que Staline jovial mais redoutable, sadique et paranoïaque dont l’adage serait : « enivrer pour humilier. Humilier pour mieux régner » en est totalement dépourvu. A la fin d’une soirée chez l’homme d’acier, les invités ne savent jamais s’ils vont rentrer chez eux seuls ou conduits par le NKVD à la sordide Loubianka. A la demande du Vjod, Molotov, le fidèle ministre des affaires étrangères - dont la femme est arrêtée et envoyée au goulag parce que juive - doit se rabaisser plusieurs fois et danser la valse avec Pavel Postychev[1], vieux compagnon de Staline. D’ailleurs, ce dernier n’échappera pas aux purges et sera exécuté en 1939. Ce chapitre est captivant et croustillant grâce à de nombreuses anecdotes - qu’on retrouve notamment dans les mémoires de Nikita Khrouchtchev.

A la droite de Staline, Molotov.

Déjeuner champêtre & bons dîners

Enfin, les chapitres concernant Nicolae Ceauşescu et Saddam Hussein ne nous déçoivent pas. Roudaut décrit notamment la visite officielle du Général De Gaulle et de sa femme Yvonne en Roumanie en 1968, le déjeuner champêtre inopportun organisé à la dernière minute par les Ceauşescu est un moment mémorable.

A la gauche du Général de Gaulle, Nicolae Ceauşescu | L'express

Quant aux pages consacrées à Saddam Hussein, sont évoquées les bons dîners entre Hussein et son ami Chirac, bon vivant, dont l’objectif était de vendre une centrale nucléaire à l’Irak.

Un trait commun que l’on retrouve chez tous ces tyrans est la peur de l’empoisonnement. Le pouvoir absolu certes assouvit tous les caprices culinaires mais il n’écarte pas les maux de ventre causés par le soupçon permanent.

A la table des tyrans est un véritable régal.

[1] Pavel Postychev est l’un des responsables du Holodomor, la grande famine organisée en Ukraine, responsable de plus de 3 millions de morts. De nombreux historiens considèrent cette famine comme un génocide contre le peuple ukrainien.

form-idea.com Paris, le 9 mai 2021. 

Version en espagnol disponible : En la mesa de los tiranos: un placer literario 

Jacques Chirac et Saddam Hussein | France Info

MAO

BOKASSA

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DE GAULLE REÇU PAR LE DICTATEUR CEAUSESCU

Saddam et la nourriture

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2 thoughts on “A la table des tyrans, un régal littéraire

  1. Guillaume says:

    Merci beaucoup pour cet article. Ce livre est à l’évidence une manière originale de découvrir ces « personnages » de l’histoire sous un angle complétement différent. Cela a éveillé ma curiosité et je vais m’empresser de le lire.

    1. C’est un peu comme dans le film satirique “The Death of Stalin”. Humour et anecdotes sont au rendez-vous.

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