Dès qu’il gagne la rue, le bourdonnement le rassure. La vie continue. Il prend le métro pour se rendre dans le New Jersey. Son portable ne cesse pas de sonner. Il regarde et voit qu’il s’agit de Francis. Il ne répond pas. Sur la rame, il pense à la phrase de ce gentil médecin rouquin « à votre retour au Canada… ». Ne lui présente-t-on pas ici la solution pour mettre un terme à tout ce stress ? Il observe les gens assis autour de lui. Ils paraissent tous nerveux, agités, quelque peu agressifs, occupés et déterminés. Il a l’impression que la rame est un aquarium rempli de requins tournant en rond.

NEW JERSEY

Arrivé chez son frère, sa belle-sœur l’accueille chaleureusement. Puisqu’il est à l’appart, elle lui demande de garder Rachel pendant le reste de la journée car elle veut se rendre de l’autre côté de l’Hudson River. Quinze minutes, et elle est déjà partie.

Il se retrouve seul avec la gamine qu’il prend dans ses bras. Son téléphone sonne à nouveau. Toujours Francis. Il n’a qu’une envie, celle de dormir. Il décide néanmoins de répondre pour se débarrasser de cette corvée.
Alors, que fabriques-tu ? Tu as abandonné ton poste ?
Non, je suis malade.
Qu’est-ce que tu as ? 
J’ai fait une angine de poitrine.
Long silence suivi d’un soupir à l’autre bout de la ligne. 

Jona, entre nous, je ne crois pas que ce poste soit pour toi. 
Je ne crois pas non plus.
Bon, content qu’on soit d’accord là-dessus. 
Quand est-ce que je pourrais passer pour prendre mon salaire ?
Quel salaire ? Tu n’as pas réussi à atteindre les objectifs fixés. 
J’ai travaillé pendant plus de deux mois notamment sur la restructuration du service pour les ventes de colocations. 
Désolé, tu n’as pas de visa H1B. On ne peut pas te payer. Notre avocat n’a rien pu faire.

Puis il raccroche avant que Jonathan ait le temps de répondre.

Un monde pourri, se dit-il mais il est si épuisé qu’il refuse d’aller plus loin dans sa réflexion. Accablé, il se laisse tomber sur le lit avec Rachel endormie dans ses bras. Il plonge immédiatement dans le monde de l’inconscient.

***

Il sent de petites mains sur son visage. Il ouvre les yeux difficilement et se demande où il est. Rachel était en train de tirer sur son nez et ses oreilles. Il ressent une grande fatigue mais le visage souriant de la fillette lui procure un certain réconfort. Il lui sourit. Il entend au même moment la porte d’entrée claquer et des pas montant les quelques marches. C’est son frère.
Hello Jona, comment vas-tu ?
Salut Dave, Je viens d’être viré de mon boulot.
OK mais entre nous, c’est un mal pour un bien. Tu n’es pas fait pour New York. Tu es trop gentil pour vivre ici.
Ah bon ?
Ton cœur ?
– Intact.
Très bien. Tu as donné une fausse adresse comme je t’ai dit.
– Oui.
Tu retournes au Canada ?
Jonathan regarde son téléphone. Il n’a reçu aucun appel depuis le dernier coup de fil de Francis. Même pas Gabriel. Il répond à David en soupirant.

Je ne sais pas encore.

***

Il décide d’aller prendre l’air, s’assoit sur un banc du petit parc donnant vue sur le fleuve Hudson, il observe cette imposante Manhattan qui ne lui fait presque plus envie. Un jeune homme brun arrive et lui demande s’il peut s’asseoir à côté de lui. Il semble vouloir bavarder un peu.
Tu es d’ici.
Non, du Canada.
Moi, je viens de Montevideo. Tu connais l’Uruguay ?
C’est en face de l’Argentine, je crois.
De l’autre côté du Rio de la Plata. Montevideo est une très belle ville avec des plages magnifiques de sable fin et un ciel bleu austral.
Ok
Tu es en vacances ici ?
Non, j’ai essayé de m’y installer mais j’ai échoué.
C’est une ville étouffante. On y est entassés comme des rats dans des logements insalubres aux loyers exorbitants. Le climat y est insupportable à cause de la moiteur et de la lourdeur de l’été et le vent glacial de l’hiver ! Les gens ne sont pas sympas. Ils s’intéressent uniquement à leur carrière et à la tune. 
Mais pourquoi es-tu ici alors ?
L’égo. J’ai toujours cru que la vie serait plus belle ailleurs. J’ai toujours rêvé de New York. J’ai mis du temps à économiser pour entreprendre un voyage aux États-Unis. Je suis passé par Miami, y suis resté un an. Puis, une fois plus à l’aise en anglais, j’ai fait le saut. Ma famille et mes amis restés à Montevideo m’envient. Les idiots… s’ils savaient au moins qu’ils vivent trois fois mieux que moi. 
Pourquoi tu ne retournes pas dans ton pays ?
Je ne peux pas rentrer en Uruguay sans avoir réussi ici.
Que fais-tu ?
Je suis ingénieur mécanique mais travaille ici comme serveur dans un bar tapas.
Pourquoi bosser dans un resto si tu es diplômé ?
Je n’ai toujours pas réussi à obtenir ma carte verte. Mais j’assume mes choix.

Cet homme si amer et blasé semble être l’homme providentiel. En rentrant à l’appart, il annonce à son frère qu’il repartira au Canada dans trois jours.

***

Les derniers jours à New York se passent plutôt bien. La bonne humeur est revenue dans l’appart et Jackie est même très positive, voire optimiste. Seul, le silence de Gabriel est un peu contrariant : il ne répond ni aux appels ni aux SMS ni aux emails. L’a-t-il abandonné, trahi ? Ne lui parlerait-t-il plus depuis qu’il aurait échoué ? Ce ressenti l’attriste, aggrave sa fatigue, rend son teint encore plus pâle et enlève l’éclat de ses yeux verts.

***

PORT AUTHORITY, MIDTOWN

Le départ est quelque peu déchirant. Jackie pleure tandis que David ne montre aucune émotion. Il le dépose sur la 42e rue près de Port Authority.
Appelle-moi lorsque tu arrives à Montréal.
Ok.

Dans le bus Greyhound, Jonathan s’installe près d’une fenêtre. Le bus n’est qu’à moitié rempli : de jeunes voyageurs avec sacs à dos, quelques latinos plus âgés et beaucoup d’Haïtiens. Le bus n’est pas super confortable, rien à voir avec les cars luxueux du Brésil d’Uruguay ou d’Argentine. Les dernières images de Manhattan défilent devant sa vitre avant que le bus ne s’enfonce en empruntant le Lincoln Tunnel. Un sentiment d’échec et de tristesse l’envahit. Quelques larmes coulent sur ses deux joues. Que peut-il attendre de plus de la vie ? Il avait tout pour réussir dans la Rome moderne, mais il n’était pas de taille pour y habiter. Jonathan s’en trouve affaibli et diminué. Désormais, il devra limiter ses ambitions et se contenter d’une version provinciale de la Grosse Pomme, Montréal ou Toronto au mieux.

Le voyage est long. Arrivé à Saragota Springs dans le Upstate New York, il reçoit un SMS. Il le lit.
« Salut Jona, j’espère que tu vas bien et que tu t’es complètement remis de ton malaise. Désolé de ne pas avoir pu rester à l’hôpital. Je viens de vérifier le nom du médecin sur mon agenda de 2004. Curieusement, il ne nous a pas donné son nom de famille. J’ai noté uniquement son prénom : Gabriel, comme l’ange… Ce qu’il fut à mes yeux. Dan. »

A la lecture du texte, un frisson parcourt le dos de Jonathan. C’est vrai qu’il y a une ressemblance entre les deux hommes. En fermant les yeux pour mieux puiser dans ses souvenirs, il réalise que le docteur montréalais est le sosie de Gabriel, avec dix ans de plus. Incroyable ! Quelle coïncidence !

***

Après six heures de route, le bus atteint finalement la frontière canadienne. Jona est soulagé en voyant le drapeau à la feuille d’érable, symbole d’une société plus solidaire, moins dure, plus compatissante. Le voilà rassuré. Dès qu’il franchit la frontière, l’énergie est différente. Un automne précoce est déjà là mais cet air frais le calme et l’apaise. Une petite sensation d’ennui gagne son corps, ralentit le battement de son cœur mais l’adoucit.

Il remonte dans le bus car les douaniers canadiens ne lui ont rien demandé. Il regarde son cellulaire et y voit un SMS de David. « Rappelle-moi, nous avons perdu Rachel. Jackie est interrogée par la police. On la soupçonne de l’avoir abandonnée. Si seulement j’avais su qu’elle en était capable, j’aurais pu mieux l’aider à combattre sa dépression ».

Un sentiment de culpabilité l’envahit.

***

Finalement, il préfère ne pas rappeler son frère. Dans le bus venant en sens inverse, il croit apercevoir Gabriel à travers une vitre teintée. Il porte des lunettes de soleil. Jona lui fait un signe de la main. L’étranger esquisse un petit sourire au coin des lèvres, un sourire quelque peu narquois.

©2022 Pierre Scordia  

Cette nouvelle est disponible en anglais : NEW YORK, SUMMER 2005

De gauche à droite : Jona, Gabriel et Dan | Illustration de ©Robinsong Collective & Stenly Graphics

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Pierre Scordia




One thought on “New York, été 2005

  1. jacques says:

    Eh bè ! Un vrai plaisir !

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